Il y a trois jours, j’ai partagé cette vidéo en affirmant que la voiture individuelle est « l’objet technologique le plus contre-productif qui soit ». C’est bien sûr une phrase polémique (il y a toujours pire), mais la voiture fait depuis longtemps l’objet de critiques. 1/25
J’emprunte la notion de contre-productivité à Ivan Illich, qui la définit comme suit dans « La convivialité », ouvrage paru en 1973 : « Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, … 2/25
puis menace de destruction le corps social tout entier ». Ainsi, « au-delà d’un certain seuil d’intensité, […] le système des transports rapides transforme les citadins en passagers pendant environ un sixième de leur existence ». 3/25
Une enquête de CSA Research réalisée en 2016 confirme ce propos : les Européens passent plus de quatre an de leur vie en voiture. Ce moyen de transport nous permet certes d’aller plus loin, mais il ne nous fait pas forcément gagner plus de temps. 4/25 media.citroen.fr/file/50/9/etud…
Un penseur contemporain d'Illich a analysé ce paradoxe : André Gorz, auteur, en 1973, d’un article fameux intitulé « l’idéologie sociale de la bagnole ». Pour Gorz, les voitures sont comme les châteaux et les villas : des biens de luxe … 5/25 larotative.info/l-ideologie-so…
« Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux. » 6/25
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la voiture individuelle donnait un réel avantage aux bourgeois qui en possédaient une : très minoritaires, ceux-ci pouvaient vraiment aller plus vite et plus loin que les autres. 7/25
Mais « lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, […] que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste. » 8/25
Pire, loin d’assurer la liberté, la voiture individuelle crée une « dépendance radicale » : pour l’acheter, l’alimenter, l’entretenir, la réparer, etc., son usager dépend totalement d’un gigantesque système industriel et technologique sur lequel il n’a aucune prise. 9/25
Les gens ont d’ailleurs de moins en moins le choix de ne pas avoir de voiture individuelle. La généralisation de ce moyen de transport ayant eu pour conséquence l’étalement urbain, il faut aller toujours plus loin pour travailler, consommer, vivre. 10/25
L’automobile est donc devenue largement aliénante. Alors qu’elle nous fait souvent perdre du temps, il est devenu très difficile de s’en passer. En outre, elle spolie « les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers des trams ou bus) ». 11/25
Au demeurant, quand André Gorz dénonce « l’automobilisme », il ne dit rien de très nouveau. Cette « idéologie sociale » fait l’objet de contestations depuis la fin du XIXe siècle. Comme l’explique l’historien François Jarrige, …. 12/25
« l’adoption de la voiture fut le résultat d’un intense travail de propagande. » Dès 1898, l’Automobile club de France organise dans le jardin des Tuileries la première exposition internationale d’automobiles. Un quotidien influent, « L’Auto », est créé deux ans plus tard. 13/25
Cette « propagande » vise à convaincre la partie de la population rétive à « l’automobilisme ».
Bien avant André Gorz, Léon Bloy s’effrayait de « la folie furieuse de l’automobilisme ». C’était en 1903, au lendemain de la course Paris-Madrid, qui a tué 10 personnes. 14/25
Le risque d’accident est alors le premier motif de plainte. La presse se fait l’écho des inquiétudes des « passants ». Le 18 janvier 1902, par exemple, le journal satirique « L’assiette au beurre » consacre un numéro spécial aux « tueurs de routes ». 15/25
En 1907, le juriste Ambroise Colin fonde la Société protectrice contre les excès de l’automobilisme. Son but est de contraindre les conducteurs à indemniser les victimes d’accidents routiers. Dans les campagnes, on craint les voitures « tueuses de poules ». 16/25
Pour répondre à ces craintes, les autorités légifèrent : en 1893, la législation française fixe la vitesse maximale dans les agglomération à 12 km/h. Dans certaines villes, cette vitesse ne doit pas dépasser celle d’« un homme au pas dans les passages encombrés. » 17/25
Dans le canton suisse des Grisons, l’usage de la voiture individuelle est interdite dès 1900. Cette interdiction est confirmée par 10 votations populaires jusqu’en 1925 (cependant, les ambulances et les camions de pompiers restent autorisés). 18/25
Aux États-Unis, où le modèle de la voiture individuelle s’est imposée bien plus vite qu’en Europe, des protestations similaires ont été formulées. En juin 1922, un monument aux enfants victimes d’accident de voiture est même inauguré à Baltimore, en présence du maire. 19/25
Outre le risque d’accident, les opposants à l’automobilisme refusent l’invasion de la route par les propriétaires de voitures. Dans le camp socialiste, ce refus est même considéré comme « une forme nouvelle de la lutte des classes ». 20/25
Cette formule est utilisée dans le journal « L’Humanité » du 27 novembre 1907, dans un article en soutien à Ambroise Colin. D’après le journaliste, les bourgeois s’accaparent la rue tout en menaçant la sécurité du plus grand nombre. 21/25
Enfin, la voiture est condamnée pour des raisons qu’on qualifierait aujourd’hui d’écologiques. François Jarrige cite à cette égard la plainte d’un habitant de Wiesbaden dans les années 1920 : « le respect et l’amour du genre humain … 22/25
sont incompatibles avec la conduite automobile, qui expose son entourage à la poussière et aux mauvaises odeurs ».
À la lueur de tous ces éléments, il n’est pas absurde de considérer la voiture individuelle comme étant foncièrement contre-productive. 23/25
Ces critiques qui aujourd’hui paraissent radicales étaient majoritaires il y a un siècle. Au fur et à mesure que nos sociétés ont été bouleversées par l’invasion automobile, nous nous sommes habitués à la vitesse sans gain de temps, à la pollution, aux accidents. 24/25
Nous peinons même à imaginer un monde sans automobile, cet objet qui n'a pourtant qu'un peu plus d'un siècle d'existence. Ce défaut de l'imagination est peut-être le signe le plus fort de notre « dépendance radicale » à la civilisation industrielle, véritable cage d'acier. 25/25
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Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25
Dans le monde capitaliste, l’augmentation de la production – «la croissance» – serait la concrétisation de l’idée de progrès. Ce lien entre croissance et progrès a été théorisé par un important penseur des Lumières : Adam Smith.
Dans l’œuvre de Smith, l’équivalence entre croissance et progrès repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une conception de l’humanité et de l’évolution des sociétés. C’est ce que montre Christian Marouby, spécialiste du XVIIIe siècle, dans «L’économie de la nature». 2/25
Selon l’anthropologie smithienne, «modèle théorique capital […] pour toute la pensée de la modernité», toutes les sociétés humaines progressent en suivant quatre stades de développement successifs, conditionnés par leur mode de subsistance ou de production. 3/25
L’urgence, lot quotidien de quantité de personnes, instaure un rapport au temps asservissant et destructeur. D’après le philosophe Christophe Bouton, elle est la norme temporelle dominante imposée par le capitalisme triomphant. 1/25
Certes, l’urgence n’est pas un phénomène nouveau : il a toujours fallu réagir rapidement en cas de danger imminent. Cependant, elle est désormais un «fait social total» : «elle se propage dans la totalité des institutions et secteurs de la société». 2/25
L’économie, le travail, le droit, la politique, l’enseignement, la vie de tous les jours et de nombreux autres domaines sont touchés par l’urgence. Celle-ci s’impose de manière implacable et sans qu’on ait vraiment prise sur elle. Autrement dit, elle est systémique. 3/25