Foucault dans son cours au collège de France donne une leçon passionnante sur la construction ordolibérale de l’Allemagne après-guerre.
Un petit thread fiche de lecture.
L’après-guerre allemand apparaît plutôt comme propice à une politique #keynésienne via ses trois objectifs de reconstruction, de planification et de soutien social.
Pourtant, ce ne sera pas la direction que prend l’Allemagne. En 1948 un rapport du conseil scientifique de la zone anglo-américaine conseille de faire de la libération des prix une priorité de la reconstruction.
Ludwig Erhard, chef de l’administration économique de la bizone, va plus loin. Pour lui, garantir cette liberté économique est la seule source de légitimité possible pour un nouvel état allemand.
Foucault voit dans l’absence de légitimité juridique ou historique pour un nouvel Etat allemand la raison pour laquelle il va falloir aller chercher cette légitimité dans la liberté économique.
Construire un nouvel état sur la base d’une garantie de liberté économique permettra aussi à l’Allemagne de rassurer les partenaires américains et européens qui craignent l’émergence d’un nouvel état allemand autoritaire.
La libération rapide des prix, une des premières pierres de la construction du nouvel Etat allemand, donc.
Mais elle n’aurait pas été possible sans un certain nombre de ralliements à Erhard. Les socialistes tentent de s’opposer.
Mais, rapidement, Erhard accumule les ralliements, de la démocratie chrétienne d’abord puis de figures syndicales importantes.
Le ralliement du parti socialiste allemand est plus lent mais tout aussi marquant. La social-démocratie allemande se détourne de son objectif la socialisation des moyens de production.
Pour Foucault c’est là encore cette absence de légitimité « historico-juridique » du nouvel Etat allemand qui va contraindre la gauche allemande à cette transformation idéologique profonde.
En 1963, la social-démocratie allemande va même plus loin en rompant totalement avec le keynésianisme de la gauche anglo-saxonne.
(Petite parenthèse. Pour Foucault il n’existe pas de gouvernementalité propre au socialisme. Le socialisme a pu s’insérer comme contrepoids dans la gouvernementalité libérale ou fonctionner comme « logique interne d’un Etat hyperadministratif ». Bref. Un truc à inventer. #6R)
Notons aussi que tout au long de son cours, Foucault pointe et repointe une différence fondamentale entre la façon dont la liberté économique s'est pensée en France/Angleterre et comment elle se pense dans l'Allemagne post-deuxième guerre mondiale.
Dans les premiers cas, il s’agissait de faire de la place pour la liberté économique dans des Etats existants, alors que dans le second il s'agit de se demander comment la liberté économique peut être fondatrice d’un Etat et lui donner une légitimité.
C'est-à-dire qu'on se demande désormais comment "une économie de marché peur servir de principe, de forme et de modèle pour un Etat des défauts duquel tout le monde se méfie".
Poke construction européenne.
Il note cependant que la route de la construction libérale de l’Etat allemand reste semée d’embûches. Il voit quatre « adversités » idéologiques et historiques majeures.
Première adversité, l’idéologie anti-libérale allemande du XIX ième siècle. Foucault l’illustre par la pensée de List (fin du XIX ième siècle) : le libéralisme est alors vu comme une politique de nation maritime.
Deuxième adversité : le socialisme d’Etat chez Bismarck (qui a inventé la sécurité sociale m’a-t-on toujours appris). La nécessité d’unité nationale de la jeune Allemagne unifiée avait alors besoin d’intégrer le prolétariat.
Troisième adversité : l'omniprésence de la planification dans l'histoire économique récente de l’Allemagne.
Quatrième adversité, le développement du keynésianisme dans la pensée économique allemande.
Pour Foucault, c’est l’expérience du nazisme qui va permettre à l’école ordolibérale de se débarrasser de ses adversités idéologiques. En gros, elle va dire : intégrez au nouvel Etat n'importe lequel de ces éléments, vous aurez le nazisme.
On se convainc en quelque sorte que toute intervention directe dans le processus économique et c'est Hitler II assuré.
Foucault décrit au passage comment Röpke voit dans le travaillisme et la planification anglaise née pendant la guerre le danger d'un nazisme anglais.
Bref, mais le plus passionnant chez Foucault, ça reste son analyse extrêmement actuelle de la rupture opérée par les ordolibéraux par rapport à la tradition libérale des 18/19ème siècles. En gros il explique que du principe de concurrence ils ne déduisent plus le "laissez-faire".
Pour les ordo-libéraux, "la concurrence n’est pas une donnée primitive et naturelle mais structure dotées de propriétés formelles."
La concurrence libre et parfaite n'existe pas dans l'état de nature et l'Etat DOIT l'organiser.
L'ordo-libéralisme serait donc un #interventionnisme mais qui n'intervient que pour permettre la concurrence et l'établissement des prix, pas directement dans le processus économique. Il développe des places de #marchés, favorise l'évaluation, la tarification. #Poke EU 2ième fois
Il note une rupture dans l'appréciation du monopole également, cas typique d'intervention légitime dans le libéralisme classique. Pour les ordo-libéraux, le monopole n'est pas stable dans un système de concurrence, donc pour eux nul besoin de lois anti-trusts.
Il ne s'agit plus de prendre des mesures pour dissoudre le monopole, mais de prendre des mesures pour organiser le marché et la concurrence de manière à ce qu'ils ne permettent pas la pratique monopolistique.
J'en avais déjà parlé, pour eux un monopole en situation de concurrence n'a pas intérêt à ce que sa pratique soit monopolistique, car cela stimulerait l'émergence de compétiteurs, c'est ce qu'on appelle "le monopole contestable".
Ainsi même dans la lutte contre le monopole, l'ordo-libéralisme est en rupture avec le libéralisme classique ; il ne s'agit plus de dissoudre le #monopole, mais encore une fois d'organiser la concurrence et les marchés de manière à ce qu'il ne puisse pas y avoir de monopole ...
mais aussi de faire tomber les #frontières et d'ouvrir les marchés car le morcellement de l'économie favoriserait le monopole.
On voit au passage comment la pensée ordolibérale est omniprésente dans la façon dont les institutions de l'UE perçoivent et organisent l'économie.
D'ailleurs on le voit aussi dans le contexte de la crise de l'électricité.
Dire "il faut approfondir et fluidifier le marché, développer les outils de trading, favoriser les PPA, le hedging, etc" c'est être complètement imprégné d'une vision ordo-libérale de ce qu'est une crise.
En cas de crise ne surtout pas intervenir sur les prix ni sur la production MAIS faire en sorte que "les conditions de marché" atteignent "la plénitude de leur réalité";pour les ordo-libéraux s'il y a crise, c'est d'abord à cause d'une friction, d'un défaut de marché.
Bon on s'éloigne un peu du thème du thread mais c'est vraiment intéressant de voir comment en 1979 Foucault décrit le monde d'aujourd'hui. Stabilité des prix comme objectif économique principal mais seulement via une politique du crédit, jamais une fixation.
Intervention minimale sur les salaires ou le chômage, le chômeur est d'abord un "travailleur en transit". Il ne faut surtout pas brouiller le signal des salaires. Le bon prix des choses comme but principal de toute l'organisation politique de l'économie.
Politique sociale ? A la limite un transfert social marginal pour garantir un revenu d'existence, mais surtout pas plus.
Et, super actuel, l'individualisation de la protection sociale et la généralisation de la capitalisation.
Il s'agit, grâce à la croissance économique, de tendre vers des revenus assez élevés pour que chacun puisse s’assurer et créer sa propre petite entreprise « de vie ».
Si Foucault voit l'avènement de ce néolibéralisme "ordo" en🇩🇪, cette transformation progressive de toute la sphère sociale en lieu de liberté économique, de concurrence et de capitalisation individuelle VIA une politique toute focalisée sur la stabilité et la fiabilité du prix...
... il décrit ensuite son influence sur l'"anarcho-capitalisme" aux Etats-Unis et le développement néolibéral en France, mais ça je vous laisserai le découvrir tout seul, au delà de ma lecture très rapide et trop biaisée des leçons du 31/01 au 24/02 1979. pinguet.free.fr/foucault7879.p…
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On ne se rend pas toujours compte de la place qu'a prise l'utilitarisme dans nos raisonnements, à savoir l'idée que la prise de décision publique ne doit se baser ni sur des principes moraux, ni sur le choix de la majorité, mais sur la maximisation des satisfactions agrégées. 🧵
Un exemple très anglo-saxon : au lieu de prélever 2000£ à un citoyen aisé, on lui permet d'acheter un service de personnalisation de sa plaque d'immatriculation. Le contribuable est ainsi satisfait, sa décision est volontaire, l'Etat reçoit de l'argent, tout le monde est content.
Pourtant, il faut noter que l'Etat ne reçoit pas l'entièreté de l'argent. Il a dû en effet utiliser des ressources pour entretenir ce service d'enchère sur les plaques, que certains pourraient trouver "futile". C'est le "coût administratif" de la satisfaction du contribuable.
"Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans porter préjudice à la civilisation."
"Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité.-> 1/8
Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment." 2/8
Deux conceptions de la liberté et deux façons de délimiter le pouvoir du gouvernement chez #Foucault.
La voie révolutionnaire : des lois et des droits comme l'expression d'une volonté commune.
La voie utilitariste : l'utilité de la pratique gouvernementale comme point de départ⬇️
La voie révolutionnaire :
La voie utilitariste, celle du radicalisme anglais :