Le dénombrement a longtemps été considéré comme impie (dans la Bible, Dieu a puni le peuple de David après que celui-ci en a fait le recensement). Aujourd’hui, les statistiques sont partout ou presque. Comment en est-on arrivé-là ? 1/25
C’est la question que pose Olivier Rey dans le passionnant «Quand le monde s’est fait nombre». Pour y répondre, le philosophe retrace l’histoire de l’appréhension statistique du monde ; une histoire qu’il fait remonter à l’époque moderne, et notamment au XVIIe siècle. 2/25
Durant cette période, en Europe occidentale, les élites politiques cherchent à rationaliser le gouvernement des êtres et des choses. Pour cela, il est nécessaire d’avoir une idée précise de la taille de la population et de la quantité de ressources. 3/25
Ainsi, l’arithmétique politique se développe en Angleterre avec les travaux de William Petty : il s’agit de gouverner en fonction d’indicateurs chiffrés. En France, sous Louis XIV, le dénombrement est promu par des figures comme Fénelon ou Vauban. 4/25
Le mot de «statistique» est déjà attesté au XVIIe siècle, au sens d’inventaire. Il est popularisé par l’économiste allemand Gottfried Achenwall au milieu du XVIIIe siècle.
Cela dit, c’est surtout à partir du XIXe siècle que la statistique devient incontournable. 5/25
La France est d’abord pionnière, avec la création, en 1800, d’un premier bureau de statistique au sein du ministère de l’Intérieur. Depuis le début des années 1790, les hommes de la Révolution ont en effet cherché à rendre plus efficace la collecte des données sur l’État. 6/25
Cependant, le bureau de statistique disparaît en 1812 et la France prend du retard sur ses voisins européens. Dans les États allemands, des bureaux de statistique sont rapidement institués (le premier est celui de Prusse, fondé en 1805). 7/25
Outre-Manche, le Board of Trade se dote d’un département statistique en 1832. Ce n’est qu’en 1840 que la France rattrape son retard en créant la Statistique générale, l’ancêtre de l’INSEE. En parallèle, de nombreux organismes privés de collecte de données se constituent. 8/25
«Une avalanche de nombres imprimés», pour reprendre l’expression du philosophe Ian Hacking, déferle sur l’Europe. Un tel déferlement s’explique par les bouleversements politiques, démographiques, économiques et sociaux, qui ont marqué le XIXe siècle. 9/25
Sur le plan politique, la Révolution française a eu pour but l’unification de la nation et l’«égalisation des conditions», ainsi que l’a analysé Tocqueville : la société d’ordres disparaît ; il n’existe plus que des individus formellement égaux en droit. 10/25
Dans «Qu’est-ce que le tiers état», texte écrit en 1789, l’abbé Sieyès dis de la nation qu’elle n’est que l’«assemblage des individus». Cette conception de la nation contribue à l’émergence des «grandes sociétés d’individus» dans l’Europe du XIXe siècle. 11/25
Àla fin du XIXe siècle, le sociologue Ferdinand Tönnies a analysé ce phénomène : lescommunautés, fondées sur le groupe et les relations personnelles entre ses membres, se fondent dans la société, qui s'appuie sur l'individu conçu comme atome social. 12/25
Ces sociétés sont d’ailleurs d’autant plus grandes que le XIXe siècle est aussi celui de l’explosion démographique : la population européenne passe d’environ 185 millions d’habitants à 420 millions entre 1800 et 1900. 13/25
Sur le terrain de l’économie, l’industrialisation des sociétés a contribué à leur atomisation. Comme l’avait vu Friedrich Engels au milieu du XIXe siècle, la ville industrielle tend à réduire les relations humaines à des rapports de purs intérêts individuels. 14/25
Ce contexte a contribué à déstructurer les communautés traditionnelles, en prolétarisant les travailleurs et en favorisant l’exode rural. Il a aussi engendré la «question sociale», question posée par la misère ouvrière au siècle paradoxal du «progrès» industriel. 15/25
C’est pour fait face à cet état absolument inédit des sociétés dans l’histoire humaine que les États européens ont embrassé la «mentalité statistique». Les «grandes sociétés d’individus» sont opaques, mystérieuses, mais elles restent sondables par les chiffres. 16/25
Elles semblent totalement chaotiques, imprévisibles et ingouvernables, mais la statistique en révèle les régularités. Leur mise en chiffres et en tableaux pourrait faire émerger une véritable «physique sociale», éclairant le gouvernement dans tous les domaines. 17/25
C’était la conviction du savant belge Adolphe Quetelet, l’un des principaux promoteurs de la statistique au XIXe siècle (il fut notamment le président du premier congrès international de statistique, qui s’est tenu à Bruxelles en 1853). 18/25
La grande découverte de Quetelet est l’existence, derrière la grande confusion des grandes sociétés d’individus, d’un «homme moyen», sorte d’idéal-type qui correspond à la moyenne des caractéristiques de chaque individu. Il constate ainsi que … 19/25
«plus le nombre des individus que l’on observe est grand, plus la volonté individuelle s’efface et laisse prédominer la série des faits généraux qui dépendent des causes en vertu desquelles la société existe et se conserve.» 20/25
Cependant, les premiers sociologues vont se méfier de l’optimisme de Quetelet. Pour Auguste Comte, qui forgé le mot de sociologie en 1839 en opposition au syntagme de physique sociale, la statistique ne permet pas d’expliquer les vraies lois de la société … 21/25
car celle-ci serait bien plus que la somme des individus.
À la fin du XIXe siècle, Durkheim voyait dans la statistique un outil pour analyser certains faits sociaux, comme le suicide, mais selon lui, elle ne permet pas de comprendre l’origine de la morale. 22/25
Dans d’autres disciplines, la statistique devient incontournable : des savants comme James Clerk Maxwell et Ludwig Boltzmann l’ont introduit en physique pour étudier la cinétique des gaz ; au XXe siècle, la statistique a contribué à l’émergence de la physique quantique. 23/25
À charnière des XIXe et XXe siècles, sous l’impulsion de Francis Galton, elle donne une armature solide à l’étude de l’hérédité et de la psychologie. Durant la même période, Karl Pearson, proche de Galton, fait de la statistique une branche à part entière des mathématiques. 24/25
Née pour décrire la société, la statistique intègre ainsi les sciences naturelles, sociales et formelles. Elle est devenue indispensable pour comprendre un monde toujours plus vaste et complexe. Mais sa domination, depuis longtemps, fait l’objet de nombreuses critiques … 25/25
Je profite de ce thread dans le thread, rédigé par @AL_NRDN84, pour apporter une précision importante. Certes, la pratique du dénombrement et du recensement se répand à l'époque moderne, mais les XIIIe et XIVe siècles constituent aussi une période clé. 1/8
À ce propos, Olivier Rey se réfère au livre «La mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250-1600)», d'Alfred Crosby. D'après l'historien américain, la mentalité quantitative a fait de nets progrès dans l'Europe des années 1250-1350. 2/8
En effet, durant cette période, des innovations techniques favorisent la pensée calculante : le canon, les horloges mécaniques, les cartes marines ou encore la comptabilité en partie double. 3/8
Outre les innovations techniques, de nouveaux modes de pensée contribuent à l'émergence d'une vision du monde quantitative. En affirmant qu'il n'y a pas d'être réel au-delà de l'être singulier, Guillaume d'Ockham (1285-1347) donne une nouvelle vigueur au nominalisme. 4/8
Selon cette doctrine, les catégories n'ont pas d'essence, de qualité propres ; ce ne sont que des constructions de l'esprit qui subsument artificiellement la multiplicité irréductible des êtres et des choses. 5/8
Ainsi l'Homme n'existe pas plus que le Chien ; ou, pour le dire à la façon de Spinoza : "le concept de chien n'aboie pas", le concept d'homme ne raisonne pas davantage. Seuls les êtres singuliers raisonnent ou aboient. 6/8
«Si seuls existent les individus», commente Olivier Rey, «alors mesures et dénombrements deviennent les moyens les plus sûrs d'obvier à un émiettement sans fin, de domestiquer la multiplicité proliférante.» 7/8
Du reste, le nominalisme ockhamien est l'une des racines de l'individualisme libéral, armature idéologique des grandes sociétés modernes conçues comme de purs assemblages d'humains formellement égaux. 8/8
• • •
Missing some Tweet in this thread? You can try to
force a refresh
La semaine dernière, j’évoquais la taille excessive des sociétés comme problème fondamental de notre temps. Je voudrais revenir aujourd’hui sur un point particulièrement important : la déshumanisation par les grands nombres. 1/25
C’est selon moi un point central dans la pensée de Kohr : plus le malheur touche un grand nombre de gens, plus nous avons tendance à devenir insensible et à oublier que ce mal touche des êtres qui, même s’ils sont très éloignés et différents, sont nos égaux et nos prochains. 2/25
Kohr identifie à cet égard «une loi de la sensibilité décroissante, selon laquelle, à chaque perpétration d’un crime, celui qui s’en rend coupable ressent moins de culpabilité, tout comme le peuple en est moins choqué, que lors du précédent acte de même nature.» 3/25
« N'était-il pas assez absurde que, dans les circonstances actuelles, l'homme moyen n'éprouve pas spontanément, et sans exhortations, une immense ferveur pour ces sciences [les sciences expérimentales] et leurs parentes, les sciences biologiques ?
2/12
En effet, regardons un peu ce qu'est la situation présente : tandis qu'avec une indéniable évidence, tous les autres domaines de la culture sont devenus problématiques – la politique, l'art, les normes sociales, la morale même – ...
3/12
[EXPÉRIENCE DE PENSÉE]
Quelle est votre opinion sur ces propositions ?
A. 50 millions de morts dans une population de 1 milliard d'habitants, c'est plus grave que 50 millions de morts dans une population de 5 milliards d'habitants
B. Les deux sont aussi graves
Autre question ⤵️
Quelle est votre opinion sur ces propositions ?
A. 50 millions de morts dans une population de 1 milliard d'habitants, c'est plus grave que 50 millions de morts dans une population de 5.000 milliards d'habitants
B. Les deux sont aussi graves
Autre question ⤵️
Quelle est votre opinion sur ces propositions ?
A. 500 millions de morts dans une population de 10 milliards d'habitants, c'est plus grave que 50 millions de morts dans une population de 1 milliard d'habitants
B. Les deux sont aussi graves
Autre question ⤵️
«Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive. La taille excessive apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros.» 1/25
Cette thèse est formulée par le philosophe Leopold Kohr dans son ouvrage «The Breakdown of Nations», paru en 1957. Plus récemment, en 2014, elle est reprise et développée par Olivier Rey dans «Une question de taille». 2/25
Il y a bien sur de l’exagération dans cette thèse : tout n’est pas une question de taille (ou de quantité). Cependant, dans un monde où l’économie, la population, les sociétés, les villes, et tant d’autres choses, croissent sans cesse, cette question devient cruciale. 3/25
Il y a trois jours, j’ai partagé cette vidéo en affirmant que la voiture individuelle est « l’objet technologique le plus contre-productif qui soit ». C’est bien sûr une phrase polémique (il y a toujours pire), mais la voiture fait depuis longtemps l’objet de critiques. 1/25
J’emprunte la notion de contre-productivité à Ivan Illich, qui la définit comme suit dans « La convivialité », ouvrage paru en 1973 : « Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, … 2/25
puis menace de destruction le corps social tout entier ». Ainsi, « au-delà d’un certain seuil d’intensité, […] le système des transports rapides transforme les citadins en passagers pendant environ un sixième de leur existence ». 3/25
23 décembre 1783, Michel Dusart, maître de forges à Bavay, demande l'autorisation d'établir une platinerie. L'autorisation est accordée car on pense qu'il est nécessaire de lutter contre la concurrence étrangère, mais aussi parce que l'usine emploiera... du charbon de terre ! 1/5
On lit ainsi dans le registre du Conseil d'État : "au moyen de cet usage, on n'a pas à redouter les inconvénients des fourneaux et grosses forges de la même province où il se consomme beaucoup de bois et de charbon de bois." 2/5
Le sieur Dusart doit même "n'employer pour alimenter la dite usine que du charbon de terre et donc se servir d'aucun bois ni charbon de bois, à peine de suppression et démolition de la dite platinerie." Ça ne plaisante pas ! 3/5