Demain, Sciences Po Lille accueillera «les Rencontres du XIXe siècle», qui cette année porteront sur l’idée de progrès. C’est l’occasion d’entamer une série de threads sur le thème de l’événement !
I. Genèse de l’idée de progrès, de l’Antiquité à l’aube des Lumières
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Classiquement, on entend par «progrès» l’évolution de la société vers un état meilleur, voire idéal. Cette idée suppose une conception linéaire et orientée du temps historique : du passé à l’avenir, l’histoire aurait une direction, et irait de l’obscurité à la lumière. 2/25
Selon Jules Delvaille (1910), la croyance au progrès est en germe dès l’Antiquité. Certes, dans les sociétés grecque et romaine, la conception dominante du temps est cyclique, ce qui empêche de penser un progrès durable. 3/25 nonfiction.fr/article-6335-h…
Pour Hésiode ou pour Virgile, à l’âge d’or doivent succéder des âges moins brillants, qui eux-mêmes seront remplacés par un nouvel âge d’or, etc. Le temps cyclique oscille constamment entre progrès et déclin.
Dans la société hébraïque, cependant, les choses sont différentes. 4/25
Celle-ci est imprégnée par une représentation eschatologique de l’histoire, dans laquelle la venue du messie et la victoire de Yahvé ouvriront une période de félicité indéfinie, car «Dieu deviendra une lumière inextinguible pour son peuple» (Isaïe, 60, 20). 5/25
Le christianisme hérite en grande partie de l’eschatologie juive. Il conçoit le progrès à travers le retour du Christ et la perspective du salut. Comme l’a souligné Karl Löwith (1949), le progressisme moderne a des fondements théologiques. 6/25
Cependant, pour la plupart des chrétiens de l’Antiquité et du Moyen Âge, ce progrès ne concerne pas le monde terrestre, qui reste empreint par le mal depuis le péché d’Adam et Ève. Sur Terre, c’est la «roue de la Fortune», legs de la pensée cyclique, qui domine les humains. 7/25
Les penseurs millénaristes, pour qui le retour du Christ s’accompagnera de «mille ans de bonheur», font exception. Faisant référence à l’Apocalypse de Jean, ils sont convaincus que l’avenir sera un âge d’or pour une très longue période (la durée de mille ans est symbolique). 8/25
L’un des représentants les plus fameux du millénarisme chrétien est le moine et théologien calabrais Joachim de Flore. Ce dernier est l’auteur d’«Expositio in Apocalypsim», ouvrage rédigé à la fin du XIIe siècle dans lequel il expose une nouvelle philosophie de l’histoire. 9/25
D’après Joachim, l’histoire humaine se divise en trois stades : le règne du Père, du commencement du monde à l’époque de Zacharie (le père de Jean) ; le règne du Fils, qui dure jusqu’à l’époque de saint Benoît (le VIe siècle), grand inspirateur du monachisme en Occident ; 10/25
enfin, le règne de l’Esprit, qui annonce un âge d’or pour la vie spirituelle sur Terre.
Le millénarisme de Joachim est loin de faire consensus, car l’interprétation dominante au sein de l’Église est celle de saint Augustin. 11/25
Pour l’évêque d’Hippone, qui a vécu aux IIIe et IVe siècles, les mille années de règne christique ont commencé dès l’Incarnation et s’achèveront avec le Jugement dernier. Il ne faut donc pas croire en un âge d’or futur sur Terre : celui-ci ne sera réalisé qu’au Paradis. 12/25
À partir du XVe siècle, le développement de l’humanisme conduit certains philosophes à repenser l’idée de progrès. En effet, si l’humanisme renoue avec les valeurs et les modèles de l’Antiquité, il prône également la perfectibilité humaine. 13/25
Dans «De la dignité de l’Homme», écrit en 1486, Jean Pic de la Mirandole affirme que l’homme est infiniment plastique, «ni terrestre ni céleste, ni mortel ni immortel» : comme tel, il peut s’élever jusqu’à atteindre une forme de perfection divine. 14/25
En français, le terme de progrès commence par être utilisé par des humanistes du XVIe siècle : François Rabelais dans son «Tiers Livre», paru en 1546, puis Montaigne dans ses «Essais» publiés en 1588. Mais le sens du mot est alors très restreint. 15/25
Il désigne le succès d’une bataille pour le premier, le progrès des études et des pays (sans précision particulière) pour le second.
Si on en croit Pierre-André Taguieff (2004), c’est surtout au XVIIe siècle que l’idée de progrès commence à être explicitement formalisée. 16/25
Dès le début de ce siècle, la pensée technicienne gagne du terrain. L’ouvrage du philosophe anglais Francis Bacon, «Du progrès et de la promotion des savoirs», écrit en 1605, est représentatif de cette évolution intellectuelle. 17/25
Pour Bacon, l’accumulation des connaissances produit des «inventions capables […] de vaincre les fatalités et les misères de l’humanité». Il défend par ailleurs l’idée suivant laquelle, en raison du caractère cumulatif du savoir, «l’Antiquité est la jeunesse du monde». 18/25
Ainsi, le temps présent seraient forcément un âge plus avancé.
Il est à noter qu’une philosophie similaire était déjà défendue au XIIIe siècle par un homonyme : le moine Roger Bacon. De même, au XVIe siècle, Jean Bodin a critiqué la thèse de la supériorité des Anciens. 19/25
Mais revenons au XVIIe siècle. Dans le contexte de la «révolution scientifique», Descartes a aussi évoqué la possibilité de créer un monde meilleur par la maîtrise de la nature. Plus tard, Blaise Pascal a fait sien l’idée selon laquelle l’Antiquité est la jeunesse du monde. 20/25
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les temps sont mûrs pour l’élaboration systématique de l’idéologie progressiste. D’après Frédéric Rouvillois (1998), celle-ci naît véritablement en France, dans le cadre de la Querelle des Anciens et des Modernes. 21/25
Les Modernes défendent leur position en se réclamant des progrès récents de la connaissance : Copernic, Galilée, Kepler, Descartes et bien sûr Newton ont révolutionné la conception de la nature ; les «grandes découvertes» ont bouleversé les représentations du monde. 22/25
En 1687, l’abbé de Lavau prend le contre-pied des partisans du progrès, en lisant à l’Académie française le discours de La Fontaine «Sur l’Avantage que les Anciens ont sur les Modernes». En réaction, Charles Perrault rédige le poème «Le Siècle de Louis Le Grand». 23/25
L’auteur des «Contes» cite les progrès effectués dans l’art militaire, la philosophie, les sciences, etc. Bien sûr, derrière le débat intellectuel, il y a des enjeux de pouvoir : Perrault souhaite flatter le roi. Marc Fumaroli (2001) dit de lui qu’il est un «apparatchik» ! 24/25
Des querelles semblables agitent les cercles intellectuels en dehors de la France, notamment en Angleterre.
À l’aube du XVIIIe siècle, l’idée de progrès a parcouru un long chemin. Des philosophes des Lumières vont bientôt lui donner une nouvelle force... 25/25
Merci @ScPoLille, @IRHiS_ULille, @Revolutions19e et @le_ruche pour le soutien apporté à notre événement !
Le programme ici : irhis.univ-lille.fr/detail-event/r…
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25
Dans le monde capitaliste, l’augmentation de la production – «la croissance» – serait la concrétisation de l’idée de progrès. Ce lien entre croissance et progrès a été théorisé par un important penseur des Lumières : Adam Smith.
Dans l’œuvre de Smith, l’équivalence entre croissance et progrès repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une conception de l’humanité et de l’évolution des sociétés. C’est ce que montre Christian Marouby, spécialiste du XVIIIe siècle, dans «L’économie de la nature». 2/25
Selon l’anthropologie smithienne, «modèle théorique capital […] pour toute la pensée de la modernité», toutes les sociétés humaines progressent en suivant quatre stades de développement successifs, conditionnés par leur mode de subsistance ou de production. 3/25