Faut-il parler d’industrialisation ou de révolution industrielle ?
Ces deux expressions ne sont pas synonymes, car elles impliquent des visions différentes de l'histoire. Petit thread historiographique pour y voir plus clair ! 1/25
Le syntagme «révolution industrielle» est employé dès la fin du XVIIIe siècle. En 1797, on le retrouve sous la plume du négociant et homme politique Jacques-Antoine Mourgue, dans un livre où il analyse la rivalité économique entre la France et le Royaume-Uni. 2/25
Il est popularisé à partir des années 1830. Comme l’écrivent François Jarrige et Emmanuel Fureix (2015), durant cette période, «l’idée que les changements industriels observables en Europe sont exceptionnels s’impose comme une évidence.» 3/25
Ainsi, en 1837, dans son «Histoire de l’économie politique en Europe», l’économiste Adolphe-Jérôme Blanqui affirme que la révolution industrielle a produit dans l’économie des effets aussi considérables que la Révolution française dans l’ordre politique. 4/25
La formule «révolution industrielle» se propage en Europe (elle est discutée par Marx et Engels) mais paradoxalement, ce n’est qu’en 1884 qu’elle est introduite au Royaume-Uni. C’est l’historien Arnold Toynbee qui l’importe dans le vocabulaire anglais. 5/25
Le terme d’industrie change alors de sens : traditionnellement, il désigne toutes les activités qui implique un savoir-faire ; peu à peu, il ne s’applique plus qu’à la production massive de biens manufacturés et standardisés. 6/25 journals.openedition.org/artefact/13334
À travers l’expression de «révolution industrielle», l’accent est mis sur la rupture entre l’ancienne conception de l’industrie et la nouvelle : les pays industriels sont ceux dans lesquels l’artisanat serait marginalisé par les nouveaux modes de production. 7/25
Les biens produits dans ce nouveau système sont d’ailleurs moins manufacturés que «machinofacturés», selon l’expression du philosophe François Dagonet. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la mécanisation des métiers à tisser change le rapport au travail. 8/25
Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les machines prolifèrent dans tous les secteurs. Vers 1830, c’est-à-dire au moment où se diffuse en France l’idée de révolution industrielle, l’écrivain écossais Thomas Carlyle affirme que «l’âge des machines» a commencé. 9/25
En 1846, Michelet forge le terme de «machinisme» et dénonce «la servitude des ouvriers dépendant des machines». Dans le Capital», Marx constate que l’outil ancien «a été remplacé par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers». 10/25
La révolution industrielle se fonderait donc sur une «révolution technologique». Celle-ci serait elle même liée à une «révolution énergétique». En effet, pour faire fonctionner les machines, il faut utiliser de plus en plus d’énergie, et notamment des énergies fossiles. 11/25
Selon G.N. von Tunzelmann (1978), la présence de charbon a été déterminante pour lancer la révolution industrielle. Le charbon serait la principale source de la transition entre l’«économie organique», fondée sur le bois, le vent et l’eau, et l’«économie minérale». 12/25
La machine à vapeur symbolise et matérialise ce changement.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’exploitation de nouvelles sources d’énergie et l’accroissement des innovations technologiques impliquent d’autres ruptures économiques, sociales et culturelles. 13/25
D’après Hrand Pasdermadjian (1959), les années 1870 inaugureraient même une «deuxième révolution industrielle», caractérisée par l’usage du pétrole, la production d’électricité, la sophistication de la division du travail et l’accélération de la croissance. 14/25
Tout cela étant dit, les historiens actuels ont tendance à abandonner l’idée de révolution industrielle et parlent plutôt d’industrialisation. Ce mot, qui existe déjà au XIXe siècle et se répand à partir du début du XXe, permet d’insister davantage sur les continuités. 15/25
De fait, le passage du monde pré-industriel au monde industriel fut progressif. Dès les années 1970, Franklin Mendels a montré que la dynamique industrielle a bénéficié pendant longtemps de la «proto-industrie», mode de production essentiellement rural mais…
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dont l’activité est tournée vers l’économie marchande. Cette proto-industrie continue d’exister durant une large partie du XIXe siècle : en dehors de leurs activités agricoles, des paysans s’investissent dans des activités textiles pour gagner un revenu d’appoint. 17/25
Leur production, réalisée dans des ateliers à domicile, est destinée au marché extérieur et participe à l’accumulation du capital. Le modèle de la grande usine mécanisée employant des masses de travailleurs déqualifiés n’est donc pas l’unique voie vers l’industrialisation. 18/25
Dans ce sillage, Charles Sabel et Jonathan Zeitlin (1997) distinguent la production de masse de la production flexible, la première étant intensive en capital, la seconde en savoir-faire. Ces deux types de production ne sont pas mutuellement exclusives. 19/25
En outre, la production de masse du XIXe siècle doit être relativisée. L’historien Paul Bairoch (1994) estime que la croissance du PIB, pour autant qu’on puisse la reconstituer de manière solide, n’excédait pas 1 % par an dans les pays industriels avant 1900. 20/25
Même sur le terrain de l’énergie, on ne constate pas de rupture franche entre «économie organique» pré-industrielle et «économie minérale» industrielle. En réalité, l’usage massif des énergies fossiles n’est précoce que dans quelques territoires. 21/25
En règle générale, l’industrie se nourrit de tout types d’énergie, y compris les énergies «traditionnelles». C’est particulièrement vrai en France, où l’énergie hydraulique et à la biomasse ont joué un rôle prépondérant dans l’industrialisation du pays (Serge Benoît, 2020). 22/25
Du reste, certains historiens, comme Jan de Vries (2008), inscrivent l’industrialisation dans un processus de plus longue durée : une «révolution industrieuse» qui depuis le XVIIe siècle s’appuie sur une aspiration de plus en plus large à la consommation. 23/25
À la lueur de ces éléments, faut-il abandonner l’idée de révolution industrielle ? L’historien Patrick Verley (1997) répond par la négative : il y aurait bien une différence de nature entre l’industrie traditionnelle et l’industrie moderne. 24/25
En se focalisant sur les continuités, on pourrait croire que depuis l’âge du fer, les activités productives n’ont que peu changé... Or, la complexification des systèmes de production, au tournant du XIXe siècle, ont bien changé le monde.
Le débat n'est pas clos. 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25