Il n’est pas rare que des personnes qui se réclament de la gauche basculent à l’extrême droite. Souvent, elles avaient des positions «confuses», mêlant égalitarisme social, anti-«progressisme» et nationalisme. Que peut nous dire l’histoire sur une telle évolution ? 1/25 https://t.co/jdlnbG5rgZ
L’historien Philippe Burrin a étudié dans un ouvrage classique paru en 1986, «La dérive fasciste», le parcours de trois hommes politiques de gauche qui ont fini à l’extrême droite : Jacques Doriot, Marcel Déat et Gaston Bergery. 2/25
Le premier est à l’origine communiste, le second socialiste, et le troisième radical de gauche. Dans les années 1920 et au début des années 1930, ce sont «des hommes de gauche à l’étroit» dans leurs partis respectifs, frustrés dans la réalisation de leurs ambitions. 3/25
En 1933, Bergery quitte le Parti radical (PR), qu’il juge trop à droite ; la même année, Déat n’a pas convaincu la SFIO de la nécessité de dépasser le marxisme et se retire du parti ; en 1934, Doriot, qui visait la direction du PCF, en a été évincé par Maurice Thorez. 4/25
Durant ces années, ce sont encore des hommes de gauche : ils sont progressistes, antifascistes, et proches de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Pourtant, ils vont peu à peu être pris dans «le champ magnétique du fascisme». 5/25
Le fascisme (dont le nazisme est une branche) est alors pleinement installé en Europe. Philippe Burrin le définit comme un nationalisme totalitaire, au sens où il vise le contrôle total des masses, prônant la force, l’inégalité, le militarisme et la fidélité absolue au Chef. 6/25
En France, le contexte rend le fascisme attractif : à partir de 1932, le pays connaît une crise économique et sociale d’une ampleur inédite. Les clivages politiques s’exacerbent, au point que Philippe Burrin parle «d’une atmosphère de guerre civile». 7/25
En outre, la France et l’Europe traversent une crise géopolitique, l’ordre international étant bouleversé par les appétits territoriaux de Mussolini et surtout d’Adolf Hitler. Dans ce contexte, des personnalités ont exploré de nouvelles voies pour sortir le pays de la crise. 8/25
Bergery, Déat et Doriot font partie de ces hommes. Le premier fonde le Parti frontiste (PF) après son départ de la SFIO. Le second adhère au Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès en 1933, et crée l’Union socialiste républicaine (URS) deux ans plus tard. 9/25
Enfin, le troisième homme, Jacques Doriot, forme le Parti populaire français (PPF) en 1936.
Ces nouvelles formations sont d’abord clairement de gauche. Le Parti frontiste participe au Front populaire, l’alliance entre la SFIO, le PCF et le PR. 10/25
L’USR veut «défendre la République contre les fascismes dictatoriaux et les dogmatismes totalitaires». Quant au PPF, ce parti déclare certes la guerre au PCF, mais il prétend encore lutter contre le «grand capital». 11/25
Progressivement, ces structures et leur chef dérivent vers le fascisme. Des caractéristiques communes favorisent ce glissement. Premièrement, Bergery, Déat et Doriot «nationalise» de plus en plus leur discours. 12/25
Contre la division partisane, Bergery en appelle, dès mai 1937, à «un socialisme vraiment français» (cette déclaration prononcée à la Chambre des députés fait applaudir les rangs de la droite). La même année, Déat déclare œuvrer pour que «le Front populaire... 13/25
s’élargisse en Front national.» En juillet 1936, Doriot affirme «vouloir arriver au pouvoir pour une révolution nationale». De fait, le «rassemblement national», selon l’expression de Philippe Burrin, est au cœur des trois projets. 14/25
Certes, toute idée de «rassemblement national» n’est pas fasciste, mais le fascisme est bien une forme extrême de rassemblement national, laquelle fascine le PF, l’USR et le PPF. Cette fascination est le deuxième élément qui explique la fascisation de ces partis. 15/25
Opposé aux «trusts», Bergery remarque que les régimes fascistes portent «chaque jour les coups les plus durs au capitalisme classique». S’inquiétant du déclin de la France, Déat note que le fascisme a permis la «remise de l’individu... 16/25
dans le circuit collectif, un renouveau puissant de l’esprit national, une poussée tumultueuse, puis canalisée, de forces immenses.» Allant plus loin, Doriot promeut un «nationalisme intransigeant», et la presse doriotiste ne tarit pas d’éloges pour Mussolini et Hitler. 17/25
Tous trois voient aussi le fascisme comme une combinaison efficace (en fait confuse) du «national» et du «social», combinaison dont ils souhaitent la réalisation en France.
Troisièmement, le pacifisme est un puissant catalyseur de la fascisation. 18/25
En septembre 1938, les trois hommes ont approuvé les accords de Munich, par lesquels Hitler s’est emparé des Sudètes en Tchécoslovaquie. Quand la France a été vaincu par l’Allemagne en juin 1940, ils se sont activement lancés dans la collaboration. 19/25 ina.fr/ina-eclaire-ac…
Ainsi, ils se sont largement fascisés. L’idéal du «rassemblement totalitaire de la nation» les a conduit à rejeter l’héritage progressiste de la gauche et à répudier tout internationalisme, d’où, d’ailleurs, leur anti-communisme devenu viscéral dès les années 1930. 20/25
Pour expliquer une fascisation aussi rapide, Philippe Burrin écarte d’emblée l’idée d’une parenté idéologique entre socialisme (et ses variantes) et fascisme. Dans les cas étudiés par l’historien, tout comme dans celui de Mussolini, … 21/25
le passage de la gauche au fascisme s’est fait au détriment de la première : abandon de la lutte des classes au profit du nationalisme, négation de l’émancipation au nom d’une vision négative de la nature humaine, rejet de l’antiracisme et des valeurs égalitaires. 22/25
Selon Philippe Burrin, outre le contexte général des années 1930, d’autres éléments expliquent ce basculement : sur le plan de la méthode politique, la volonté d’encadrer et de discipliner totalement les masses dans des structures partisanes ; sur le plan des valeurs, … 23/25
les «aspirations à la communion humaine dans l’action collective», la «survalorisation de l’activisme», de «l’héroïsme, de l’énergie et de la violence» ; sur le plan idéologique, la haine du libéralisme, du «capitalisme classique», du communisme et du parlementarisme. 24/25
Enfin, Philippe Burrin nous apprend que, dans le contexte des années 1930-1940, la confusion idéologique a largement profité à l’extrême droite. Le fait est que les événements nous conduisent forcément à choisir un camp. Malheureusement, beaucoup l’ignorent ou l’ont oublié. 25/25
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Demain, j’aurais le plaisir d’animé avec @_C_Gthr un café virtuel de l’@APHG_National : notre invitée sera Catherine Lalouette, Professeure émérite à l’Université de Lille, et autrice de «L’identité républicaine de la France». Cet ouvrage mérite aussi un thread ! 1/25
Selon l’historienne, la première occurrence de l’expression «identité républicaine de la France» date de 1996. On la doit à Jean-Pierre Chevènement : il appelait alors le gouvernement à résister contre l’impérialisme économique allemand, qui menacerait cette «identité». 2/25
L'homme politique socialiste a par la suite réutilisé l'expression à de nombreuses reprises. Après lui, une cinquantaine de personnalités l'ont reprise. Il s'agit d'hommes politiques (plus de gauche que de droite), mais aussi d'intellectuels, de juristes ou d'historien. 3/25
Mon thread sur les inconséquences de «l’antiwokisme de gauche» a fait beaucoup parler. Je n’ai pas pu répondre à toutes les objections qui m’ont été faites. Je le fais donc dans ce second (et je l’espère dernier) thread sur le sujet. 1/20
Beaucoup m’ont dit, à la suite de Nathalie Heinich, qu’on peut «dénoncer le wokisme non pas bien que l’on soit de gauche mais précisément parce que l’on est de gauche» ; le «wokisme» étant défini comme un ensemble de «dérives pseudo-progressistes». 2/20 decolonialisme.fr/une-reponse-a-…
La définition est extrêmement faible. Que faut-il entendre par «dérives» ? Selon Nathalie Heinich et les «antiwoke de gauche», il s’agit surtout de «l’identitarisme», autrement dit l’obsession pour l’appartenance à des «collectifs victimaires». 3/20
Je remercie @tnzn00 (Pims Simp) pour sa critique de ma critique de la raison statistique … Cependant, je pense que je me suis mal fait comprendre sur un certain nombre de points, que j’ai l’occasion de clarifier… 1/20
Pims Simp me reproche en premier lieu de réifier et d’essentialiser la statistique. En effet, je parle de «la statistique» au singulier, mais c’est par souci de simplification, de la même manière qu’on peut parler de «la société» ou de «l'État» au singulier. 2/20
En réalité, ces catégories n’ont pas d’essence propre qui en ferait des bloc homogène. Il y a bien sûr des statistiques, des manières très diverses de compter, de quantifier, de classer. Encore une fois, l’usage du singulier n’est qu’une simplification commode. 3/20
Je vais vous faire une confidence : j'aurais pu être un «antiwoke de gauche». En effet, j'ai longtemps été influencé par Jean-Claude Michéa, qui a écrit des centaines de pages sur les «dérives de la gauche progressiste», etc. 1/20
J'ai d'ailleurs écrit un thread critique de la pensée michéenne, qu'il faudra que je complète un jour … Mais revenons au sujet : l'antiwokisme de gauche). 2/20
Comme le dit l'ami @Jojo848329021, il s'agit d'une contradiction dans les termes : l'antiwokisme est fondamentalement un rejet des idées égalitaires portées par la gauche, transformée au passage en homme de paille. 3/20
Dans "The Breakdown of Nations", Leopold Kohr soutient que le capitalisme et le communisme sont également viables à petite échelle. À l'inverse, dans les sociétés excessivement grandes, ils engendrent tous deux des formes d'aliénation collectiviste. 1/4
Dans ces vastes sociétés, le capitalisme demeure certes plus efficace pour produire des richesses. Mais en dépit des promesses d'émancipation qu'il porte, force est de constater que ce système ne permet pas l'épanouissement des facultés individuelles. 2/4
Du reste, je ne crois pas que le capitalisme puisse rester confiné à l'échelle humaine. Dès 1848, Marx et Engels ont vu que "l'exploitation du marché mondial" conduit la bourgeoisie à donner "un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays." 3/4
Depuis quelques semaines, je rédige des threads sur une question fondamentale, mais qui est bien trop négligée à mes yeux : la question de la taille de nos sociétés, de notre système économique, de notre complexe technologique, etc. 1/7
Premièrement, la démesure des sociétés dans lesquelles nous vivons est la cause essentielle de leur déficit démocratique. Les philosophes antiques comme ceux des Lumières savaient que la démocratie ne peut s'épanouir qu'à l'échelle humaine. 2/7
Cette démesure est aussi une source majeures de contre-productivité : passé un certain seuil, la croissance n'est plus un progrès, mais une régression. Le cas de la prolifération de l'automobile en offre une illustration frappante. 3/7