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Jul 29, 2023 25 tweets 8 min read Read on X
De quoi parle-t-on quand on parle des Lumières au XVIIIe siècle ? Souvent, ce mouvement intellectuel est associé à l’idée de progrès. Qu’en est-il vraiment ? Antoine Lilti, auteur de «L’héritage des Lumières», nous éclaire.

II. Lumières, progrès et civilisation

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Tout d’abord, il convient de préciser que les Lumières ne forment pas un mouvement homogène. Comme le dit Antoine Lilti, «l’unité des Lumières ne réside pas dans une cohérence doctrinale, mais dans une interrogation sur l’efficacité de la critique dans l’espace public.» 2/25
Autrement dit, par-delà leur diversité, les penseurs des Lumières partagent la conviction que «la lutte contre les préjugés et la superstition doit être menée publiquement», car du succès de cette lutte dépend la réalisation de leur «projet d’autonomie fondée sur la raison». 3/25
Kant est de ceux qui ont formalisé explicitement le contenu de ce projet. En 1784, à la question «Qu’est-ce que les Lumières ?», il répond par cette formule célèbre : «la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable». 4/25
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Le progrès est indissociable de cette maturation intellectuelle : par l’exercice de la raison, c’est-à-dire du libre examen et de la critique, la société s’améliorerait et deviendrait plus civilisé. Le mot de civilisation est au alors cœur du progressisme des Lumières. 5/25
Ce mot apparaît en français dans «L’ami des hommes» de Mirabeau, paru en 1756, et en anglais dans l’«Essai sur l’histoire de la société civile» d’Adam Ferguson, publié en 1767. Il désigne le passage de la sauvagerie à «l’état civilisé», «policé». 6/25
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Cette idée existe déjà au début du siècle, et selon Antoine Lilti, elle peut être considérée comme «un des traits marquants de la pensée historique des Lumières». À cet égard, «L’essai sur les mœurs et l’esprit des nations» de Voltaire est un texte «fondateur». 7/25 Image
Ce livre, publié en 1756, marque une évolution importante dans l’idée voltairienne du progrès. En effet, quatre ans auparavant, Voltaire publiait «Le Siècle de Louis XIV», dans lequel il expose «le thème des quatre grands siècles» :
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les siècles de Périclès, d’Alexandre, d’Auguste et du roi Soleil. Ces périodes seraient des sommets de civilisation (le mot n’est pas utilisé par Voltaire), se distinguant des âges obscurs. Dans l’«Essai sur les mœurs» Voltaire affirme la possibilité d’un progrès continu. 9/25 Image
Pour le penseur de Ferney, c’est surtout depuis le XVIe siècle que l’Europe progresse : l’humanisme de la Renaissance, le développement de l’imprimerie et la multiplication des académies auraient permis le raffinement des mœurs et une meilleure application de la raison. 10/25
D’autre part, avec le déclin de la féodalité, les États européens se modernisent et entrent en concurrence ; concurrence qui garantirait un certain équilibre politique et une saine compétition économique, amenant les Européens à conquérir une vaste partie du monde. 11/25
D’après Antoine Lilti, «"L’essai sur les mœurs" fournit une matrice au récit historique de l’Europe tel qu’on le retrouve chez de nombreux auteurs au cours du siècle» : David Hume, William Robertson, William Russell, Nicolas de Bonneville, etc. 12/25
Ce récit a pu donner une base intellectuelle à l’eurocentrisme : l’Europe serait l’aboutissement du processus historique qu’est la civilisation. Par exemple, en 1777, dans son «Histoire de l’Amérique», l’Écossais William Robertson voit dans les empires inca et aztèque… 13/25 Image
des «États civilisés» par rapport aux sociétés amérindiennes sans État, mais pas encore «vraiment civilisés» par rapport aux pays européens. Le récit de la civilisation semble ainsi tracer un chemin linéaire : le passé, dans lequel les «sauvages» vivraient encore, … 14/25
serait un état nécessairement inférieur au présent, dont l’Europe «éclairée» serait la grande représentante. De cette idée en découle une autre : face au présent, le futur peut être encore bien meilleur, radieux, utopique. 15/25
L’une des plus fameuses utopies du XVIIIe siècle est le roman de Louis-Sébastien Mercier, «L’An 2440, rêve s’il en fut jamais». Paru en 1770, il marque, nous apprend Antoine Lilti, une rupture dans l’histoire des utopies littéraires. 16/25 Image
L’action ne se déroule plus dans une île inconnue et éloignée, suivant le modèle forgé par Thomas More au XVIe siècle, mais dans l’avenir, dans un lieu bien connu : Paris. Mercier imagine qu’au XXIVe siècle, les «Lumières» ont fini par triompher. 17/25 Image
Les progrès accomplis dans cette utopie ne sont pas technologiques, mais politiques et moraux : les philosophes ont «foudroyé la superstition» et «soutenu les droits des peuples». Ils gouvernent sagement un espace public où les charlatans sont démasqués et censurés. 18/25 Image
À ce point de notre réflexion, on pourrait croire que les philosophes des Lumières sont béatement progressistes. Cette croyance est fausse. Jean-Jacques Rousseau, notamment, a pensé le progrès et sa critique, la «perfectibilité» de l’homme et sa corruptibilité. 19/25 Image
Dans son «Discours sur l’origine de l’inégalité», écrit en 1755, Rousseau soutient que l’humain possède «la faculté de se perfectionner», et donc de développer toutes ses autres facultés. C’est cette «qualité spécifique» (en tant qu’elle appartient à l’espèce humaine)… 20/25
qui le sépare de l’état de nature, celui des bêtes et des sauvages sans moralité. Cependant, en se perfectionnant et en bâtissant la civilisation, il a aussi exacerbé la violence, les injustices et les vices. Même les arts et les sciences nuiraient in fine à sa condition. 21/25

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La perfectibilité est fondamentalement ambivalente : elle est à la fois source de progrès et de déclin. Néanmoins, contrairement à une légende tenace, Rousseau ne prône pas le retour à l’état de nature. Il pense que «l’art perfectionné» peut dépasser cette ambigüité. 22/25 Image
Du reste, même Voltaire, qu’Ernst Cassirer présente comme «le prophète enthousiaste du progrès», est conscient du caractère paradoxal de la civilisation. Abstraction faite de l’alacrité du style, «Candide» n’est-il pas l’expression d’un pessimisme très profond ? 23/25 Image
Même son «Essai sur les mœurs» n’est pas réductibles à un eurocentrisme satisfait. Certaines pages sont très critiques vis-à-vis du progrès et rejoignent la pensée de Rousseau. Tout compte fait, les Européens ne sont pas forcément supérieurs aux «sauvages». 24/25 Image
Il est impossible de résumer dans un court thread les multiples variantes du progressisme des Lumières. Retenons que ce progressisme est plein de paradoxes ; et jusqu’en 1789, il est très peu révolutionnaire, comme nous le verrons dans un prochaine fil... 25/25

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Feb 9
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Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
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Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25 Première de couverture du livre de Günther Anders, «La haine à l'état d'Antiquité» (éditions Payot & Rivages, 2007, première édition en 1985).
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.

«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25 Première de couverture des deux volumes de l’ouvrage de Günther Anders, «L’Obsolescence de l’homme» (éditions de l’Encyclopédie des Nuisances et Ivrea pour le premier volume, 2002 ; éditions Fario pour le second volume, 2011 ; premières éditions en 1956 et en 1980).
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
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Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25 Première de couverture du livre de Christopher Browning, «Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne» (Éditions Les Belles Lettres, 1994, première édition en 1992).
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25 Drapeau de l’Ordnungspolizei.
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25 Carte de l’Europe en 1940. En bleu, les territoires allemands et occupés par l’Allemagne nazie.
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