De quoi parle-t-on quand on parle des Lumières au XVIIIe siècle ? Souvent, ce mouvement intellectuel est associé à l’idée de progrès. Qu’en est-il vraiment ? Antoine Lilti, auteur de «L’héritage des Lumières», nous éclaire.
Tout d’abord, il convient de préciser que les Lumières ne forment pas un mouvement homogène. Comme le dit Antoine Lilti, «l’unité des Lumières ne réside pas dans une cohérence doctrinale, mais dans une interrogation sur l’efficacité de la critique dans l’espace public.» 2/25
Autrement dit, par-delà leur diversité, les penseurs des Lumières partagent la conviction que «la lutte contre les préjugés et la superstition doit être menée publiquement», car du succès de cette lutte dépend la réalisation de leur «projet d’autonomie fondée sur la raison». 3/25
Kant est de ceux qui ont formalisé explicitement le contenu de ce projet. En 1784, à la question «Qu’est-ce que les Lumières ?», il répond par cette formule célèbre : «la sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable». 4/25
Le progrès est indissociable de cette maturation intellectuelle : par l’exercice de la raison, c’est-à-dire du libre examen et de la critique, la société s’améliorerait et deviendrait plus civilisé. Le mot de civilisation est au alors cœur du progressisme des Lumières. 5/25
Ce mot apparaît en français dans «L’ami des hommes» de Mirabeau, paru en 1756, et en anglais dans l’«Essai sur l’histoire de la société civile» d’Adam Ferguson, publié en 1767. Il désigne le passage de la sauvagerie à «l’état civilisé», «policé». 6/25
Cette idée existe déjà au début du siècle, et selon Antoine Lilti, elle peut être considérée comme «un des traits marquants de la pensée historique des Lumières». À cet égard, «L’essai sur les mœurs et l’esprit des nations» de Voltaire est un texte «fondateur». 7/25
Ce livre, publié en 1756, marque une évolution importante dans l’idée voltairienne du progrès. En effet, quatre ans auparavant, Voltaire publiait «Le Siècle de Louis XIV», dans lequel il expose «le thème des quatre grands siècles» :
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les siècles de Périclès, d’Alexandre, d’Auguste et du roi Soleil. Ces périodes seraient des sommets de civilisation (le mot n’est pas utilisé par Voltaire), se distinguant des âges obscurs. Dans l’«Essai sur les mœurs» Voltaire affirme la possibilité d’un progrès continu. 9/25
Pour le penseur de Ferney, c’est surtout depuis le XVIe siècle que l’Europe progresse : l’humanisme de la Renaissance, le développement de l’imprimerie et la multiplication des académies auraient permis le raffinement des mœurs et une meilleure application de la raison. 10/25
D’autre part, avec le déclin de la féodalité, les États européens se modernisent et entrent en concurrence ; concurrence qui garantirait un certain équilibre politique et une saine compétition économique, amenant les Européens à conquérir une vaste partie du monde. 11/25
D’après Antoine Lilti, «"L’essai sur les mœurs" fournit une matrice au récit historique de l’Europe tel qu’on le retrouve chez de nombreux auteurs au cours du siècle» : David Hume, William Robertson, William Russell, Nicolas de Bonneville, etc. 12/25
Ce récit a pu donner une base intellectuelle à l’eurocentrisme : l’Europe serait l’aboutissement du processus historique qu’est la civilisation. Par exemple, en 1777, dans son «Histoire de l’Amérique», l’Écossais William Robertson voit dans les empires inca et aztèque… 13/25
des «États civilisés» par rapport aux sociétés amérindiennes sans État, mais pas encore «vraiment civilisés» par rapport aux pays européens. Le récit de la civilisation semble ainsi tracer un chemin linéaire : le passé, dans lequel les «sauvages» vivraient encore, … 14/25
serait un état nécessairement inférieur au présent, dont l’Europe «éclairée» serait la grande représentante. De cette idée en découle une autre : face au présent, le futur peut être encore bien meilleur, radieux, utopique. 15/25
L’une des plus fameuses utopies du XVIIIe siècle est le roman de Louis-Sébastien Mercier, «L’An 2440, rêve s’il en fut jamais». Paru en 1770, il marque, nous apprend Antoine Lilti, une rupture dans l’histoire des utopies littéraires. 16/25
L’action ne se déroule plus dans une île inconnue et éloignée, suivant le modèle forgé par Thomas More au XVIe siècle, mais dans l’avenir, dans un lieu bien connu : Paris. Mercier imagine qu’au XXIVe siècle, les «Lumières» ont fini par triompher. 17/25
Les progrès accomplis dans cette utopie ne sont pas technologiques, mais politiques et moraux : les philosophes ont «foudroyé la superstition» et «soutenu les droits des peuples». Ils gouvernent sagement un espace public où les charlatans sont démasqués et censurés. 18/25
À ce point de notre réflexion, on pourrait croire que les philosophes des Lumières sont béatement progressistes. Cette croyance est fausse. Jean-Jacques Rousseau, notamment, a pensé le progrès et sa critique, la «perfectibilité» de l’homme et sa corruptibilité. 19/25
Dans son «Discours sur l’origine de l’inégalité», écrit en 1755, Rousseau soutient que l’humain possède «la faculté de se perfectionner», et donc de développer toutes ses autres facultés. C’est cette «qualité spécifique» (en tant qu’elle appartient à l’espèce humaine)… 20/25
qui le sépare de l’état de nature, celui des bêtes et des sauvages sans moralité. Cependant, en se perfectionnant et en bâtissant la civilisation, il a aussi exacerbé la violence, les injustices et les vices. Même les arts et les sciences nuiraient in fine à sa condition. 21/25
La perfectibilité est fondamentalement ambivalente : elle est à la fois source de progrès et de déclin. Néanmoins, contrairement à une légende tenace, Rousseau ne prône pas le retour à l’état de nature. Il pense que «l’art perfectionné» peut dépasser cette ambigüité. 22/25
Du reste, même Voltaire, qu’Ernst Cassirer présente comme «le prophète enthousiaste du progrès», est conscient du caractère paradoxal de la civilisation. Abstraction faite de l’alacrité du style, «Candide» n’est-il pas l’expression d’un pessimisme très profond ? 23/25
Même son «Essai sur les mœurs» n’est pas réductibles à un eurocentrisme satisfait. Certaines pages sont très critiques vis-à-vis du progrès et rejoignent la pensée de Rousseau. Tout compte fait, les Européens ne sont pas forcément supérieurs aux «sauvages». 24/25
Il est impossible de résumer dans un court thread les multiples variantes du progressisme des Lumières. Retenons que ce progressisme est plein de paradoxes ; et jusqu’en 1789, il est très peu révolutionnaire, comme nous le verrons dans un prochaine fil... 25/25
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Je vois ce thread circuler et convaincre beaucoup de gens. Problème : c'est un enchaînement de sophismes, voire de contre-vérités. Petit débunk. 1/15
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Commençons par la prévision de Marion King Hubbert. En 1956, ce dernier a en effet conjecturé que le pic de production de pétrole allait survenir au début des années 1970 aux États-Unis. Qu'on le veuille ou non, l'histoire lui a plutôt donné raison. 2/15 https://t.co/MV7q85ridAeia.gov/dnav/pet/hist/…
La production de pétrole a de nouveau augmenté à partir des années 2010 grâce aux nouvelles technologies d'extraction et à l'exploitation de pétrole non-conventionnel. 3/15
Nous sommes le 14 juillet 1789, une date fondatrice pour ce que d’aucuns appellent «l’identité républicaine de la France». L’historienne Jacqueline Lalouette vient justement de publier un livre important sur le sujet. 1/25
D’après elle, la première occurrence de l’expression «identité républicaine de la France» date de 1996. On la doit à Jean-Pierre Chevènement : il appelait alors le gouvernement à résister contre l’impérialisme économique allemand, qui menacerait cette «identité». 2/25
L’homme politique socialiste a par la suite réutilisé cette expression. Après lui, une cinquantaine de personnalités l’ont reprise. Il s’agit d'hommes politiques (plus de gauche que de droite), mais aussi d’intellectuels, de juristes ou d’historiens. 3/25
Il n’est pas rare que des personnes qui se réclament de la gauche basculent à l’extrême droite. Souvent, elles avaient des positions «confuses», mêlant égalitarisme social, anti-«progressisme» et nationalisme. Que peut nous dire l’histoire sur une telle évolution ? 1/25 https://t.co/jdlnbG5rgZ
L’historien Philippe Burrin a étudié dans un ouvrage classique paru en 1986, «La dérive fasciste», le parcours de trois hommes politiques de gauche qui ont fini à l’extrême droite : Jacques Doriot, Marcel Déat et Gaston Bergery. 2/25
Le premier est à l’origine communiste, le second socialiste, et le troisième radical de gauche. Dans les années 1920 et au début des années 1930, ce sont «des hommes de gauche à l’étroit» dans leurs partis respectifs, frustrés dans la réalisation de leurs ambitions. 3/25
Demain, j’aurais le plaisir d’animé avec @_C_Gthr un café virtuel de l’@APHG_National : notre invitée sera Catherine Lalouette, Professeure émérite à l’Université de Lille, et autrice de «L’identité républicaine de la France». Cet ouvrage mérite aussi un thread ! 1/25
Selon l’historienne, la première occurrence de l’expression «identité républicaine de la France» date de 1996. On la doit à Jean-Pierre Chevènement : il appelait alors le gouvernement à résister contre l’impérialisme économique allemand, qui menacerait cette «identité». 2/25
L'homme politique socialiste a par la suite réutilisé l'expression à de nombreuses reprises. Après lui, une cinquantaine de personnalités l'ont reprise. Il s'agit d'hommes politiques (plus de gauche que de droite), mais aussi d'intellectuels, de juristes ou d'historien. 3/25
Mon thread sur les inconséquences de «l’antiwokisme de gauche» a fait beaucoup parler. Je n’ai pas pu répondre à toutes les objections qui m’ont été faites. Je le fais donc dans ce second (et je l’espère dernier) thread sur le sujet. 1/20
Beaucoup m’ont dit, à la suite de Nathalie Heinich, qu’on peut «dénoncer le wokisme non pas bien que l’on soit de gauche mais précisément parce que l’on est de gauche» ; le «wokisme» étant défini comme un ensemble de «dérives pseudo-progressistes». 2/20 decolonialisme.fr/une-reponse-a-…
La définition est extrêmement faible. Que faut-il entendre par «dérives» ? Selon Nathalie Heinich et les «antiwoke de gauche», il s’agit surtout de «l’identitarisme», autrement dit l’obsession pour l’appartenance à des «collectifs victimaires». 3/20
Je remercie @tnzn00 (Pims Simp) pour sa critique de ma critique de la raison statistique … Cependant, je pense que je me suis mal fait comprendre sur un certain nombre de points, que j’ai l’occasion de clarifier… 1/20
Pims Simp me reproche en premier lieu de réifier et d’essentialiser la statistique. En effet, je parle de «la statistique» au singulier, mais c’est par souci de simplification, de la même manière qu’on peut parler de «la société» ou de «l'État» au singulier. 2/20
En réalité, ces catégories n’ont pas d’essence propre qui en ferait des bloc homogène. Il y a bien sûr des statistiques, des manières très diverses de compter, de quantifier, de classer. Encore une fois, l’usage du singulier n’est qu’une simplification commode. 3/20