Je vais donc tenter de vous parler simplement d'une question très compliquée, à savoir l'excommunication "ipso facto", qui prend une place importante dans l'Eglise médiévale à partir du XIIe et pose plein de problèmes. Un peu de droit canonique un 23 août, bonne idée.
Déjà, l'excommunication tout court, c'est quoi ? Je laisse tomber la qu° des origines, avant le XIIe ce n'est pas clair. A partir du XIIe siècle, on peut définir l'excommunication comme une censure canonique, c'est-à-dire une peine prononcée par l'Eglise pour corriger le pécheur.
L'excommunication est encourue par les auteurs de péchés graves refusant de s'amender et résistant à l'autorité de l'Eglise. Cette résistance se mesure notamment au fait de ne pas comparaître à l'audience judiciaire (être contumace), malgré les avertissements (les monitions,
au nombre minimum de 3, conformément au texte de l'évangile de Mathieu qui fonde le droit d'excommunier : Mt 18, 15-17, lisible ici : ).aelf.org/bible/Mt/18
Les conséquences de l'excommunication sont la privation des sacrements, mais aussi celle des "suffrages communs de l'Eglise", les grâces que l'Eglise produit par tous ses actes, notamment liturgiques, et la mise à l'écart sociale : un fidèle non-excommunié ne doit pas
avoir de relation avec un excommunié, sous peine de l'être lui-même (sous une forme atténuée, seulement la privation des sacrements, certes). C'est la peine la plus lourde que l'Eglise prononce.
Si vous avez compris ce qui précède, l'excommunication est une décision judiciaire, une sentence, prise par l'Eglise après en avoir dûment averti le pécheur-criminel. Je mets de côté la question du rituel, qui rajoute une couche de solennité.
Or, en 1131 le pape Innocent II publie au concile de Reims un décret qui vient mettre le bazar dans ces principes, le décret "Si quis suadente" qui prévoit que quiconque frappe un clerc ou un religieux est excommunié, du simple fait d'avoir commis cet acte.
L'excommunication est immédiate, sans procès, sans sentence : elle est encourue "ipso facto" (l'expression n'est pas dans le décret, elle s'impose rapidement ensuite). C'est la première de ce genre (c'est aussi la première dont on précise que l'excommunié ne peut être
absous que par le pape, mais c'est un autre sujet) : l'Eglise, à partir de cette date, estime que certains actes sont tellement graves qu'ils vous excluent de fait de la communauté chrétienne. La liste des causes d'exc° ipso facto s'allonge ensuite,
à la fois dans le droit canonique général (défini par les conciles et les papes) et dans le droit canonique local (les statuts promulgués par les évêques pour leur diocèse). L'énorme majorité des causes est politique, concerne le pape, les cardinaux,
les rapports Eglise-pouvoirs temporels... D'autres peuvent concerner tous les fidèles, par exemple sur le mariage. La cause la plus fréquente reste la violence sur les clercs, notamment à cause du très grand nombre de clercs dans la société médiévale et du fait
qu'une grande partie de ces clercs vivent au milieu des et comme des laïcs (on peut en parler plus, si vous voulez). Mais je reste sur mon sujet : il y a donc des gens qui sont excommuniés "automatiquement". Or cela pose toute une série de problèmes et d'abord
celui de l'information. Comment appliquer l'excommunication ipso facto ? Il faut que l'intéressé soit au courant, mais aussi son entourage. Cela suppose donc une information en amont ("tel acte entraîne l'excommunication") et en aval ("untel est excommunié").
L'Eglise utilise l'excommunication ipso facto comme moyen de pression à tous les niveaux : sur les princes comme sur les fidèles. Il s'agit notamment d'obtenir une forte intériorisation des normes de comportement qu'elle attend de ses membres.
Si on y pense, cela peut être un outil assez terrible. L'Eglise diffuse donc des listes de causes d'excommunication ipso facto, et demande aux prêtres de diffuser le nom des fidèles excommuniés. Reste le cas insoluble du cas qui reste ignoré.
Il y a nécessairement des excommuniés qui s'ignorent et vivent leur vie parfaitement normalement. Et notamment qui vont à la messe, ce qui est un déshonneur pour l'eucharistie. Qui fréquentent d'autres fidèles, qui ne savent donc pas que leur âme est en péril.
Au XIVe siècle, dans le contexte du Grand Schisme qui a comme conséquence qu'une moitié de la chrétienté en a excommunié l'autre, cela génère un contexte d'angoisse, qui semble dépasser les cercles cléricaux.
On finit (je fais des grands bonds dans le temps : "on", c'est Martin V, en 1418) par distinguer les excommuniés "qu'il faut éviter" ("vitandi") de ceux qui peuvent être "tolérés" ("tolerati"). Ne subissent donc les conséquences réelles de l'excommunication ceux
qui ont été excommuniés par une sentence, ou pour les excommuniés ipso facto que ceux qui ont été dûment "déclarés" excommuniés, par une sentence (la différence c'est que la sentence ne crée pas l'excommunication, elle la rend publique), qu'on appelle "sentence déclaratoire".
Le décret pontifical précise qu'il ne s'agit pas d'adoucir le sort de ces excommuniés qui restent "secrets" mais en pratique, c'est pourtant bien ce qu'il se passe. Comment mesurer le poids porté par la conscience individuelle des concernés ? C'est impossible.
On sait que des excommuniés enfreignent volontairement les conséquences théoriques de la censure, en tout cas. Ils sont très peu nombreux à être jugés pour cela, mais ils existent. Alors quand l'excommunication n'est pas sue en dehors d'eux-mêmes ?
Il y a des recherches à faire sur l'excommunication ipso facto, notamment sur ses usages dans le droit local ; et sur la construction de ces catégories d'excommuniés vitandi et tolerati. Cela pose notamment la question de la place de l'excommunication
dans la discipline pénitentielle, aussi. Un exemple de problème : un homme se confesse et relate avoir frappé un prêtre ; le prêtre qui l'entend en confession lui apprend qu'il est excommunié ipso facto ; mais comme il (le confesseur) l'a appris en confession, il est tenu
par le secret de confession, et ne peut donc pas dénoncer le fidèle comme étant excommunié, ni auprès de l'évêque ni auprès des autres fidèles. Il ne reste donc "que" la conscience du fidèle pour peser sur lui.
Certains évêques facilitent d'ailleurs l'accès à l'absolution pour certaines causes d'excommunication ipso facto, autre signe que cette catégorie, très efficace en théorie, pose des problèmes pratiques. En principe, une excommunication ne peut être levée par l'évêque ;
(par l'évêque qui l'a prononcée, ou dans le cas des excommunications ipso facto par l'évêque du diocèse du fidèle ; ou par le pape qui peut absoudre tous les excommuniés). Le droit de lever les excommunications peut être délégué à un ou des pénitenciers.
Dans le diocèse de Cambrai, les pénitenciers nommés par l'évêque dans chaque doyenné n'ont pas le droit de lever les excommunications SAUF l'excommunication ipso facto encourue pour mariage clandestin.
Pourquoi ? Sans doute parce qu'elle n'est pas rare et que le mariage clandestin est jusqu'au XVe une notion qui échappe en partie aux fidèles. Donc plutôt que de laisser en suspens le salut de fidèles qui n'y peuvent mais, on associe un enseignement (par la prédication, le prône)
qui rabâche ce que c'est et que c'est interdit ET on facilite l'absolution de ce cas-ci. Mais du coup, cette excommunication-ci peut être levée en confession : son ancrage dans la sphère judiciaire est plus que flou, alors.
C'est mon dernier exemple d'un fil déjà trop long : mon idée était juste de vous parler d'un phénomène qui pour les historiens reste l'objet de nombreuses questions, et dont ce qu'on sait montre combien l'Eglise tardo-médiévale "bricole" ses propres outils
dans sa vaste entreprise de disciplinement des comportements. Si vous n'avez rien compris, dites-le moi ;-) Et si vous avez des questions, je peux essayer de développer ou préciser un point ou l'autre...
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Comme promis, j'entame ici un #GrandFilDesHistoriennes, formé d'une brève présentation de toutes celles que vous m'avez citées en sus des 64 retenues pour le "tournoi". Il y en a 62 ! Je ne le ferai pas en un jour... L'ordre est aléatoire, ni alphabétique ni par période.
Je n'ai écarté personne, sinon par oubli involontaire dans le flot des réponses, dont vous voudrez bien m'excuser.
Et donc, #GrandFilDesHistoriennes 1 : Hélène Ahrweiler, médiéviste, byzantiniste, autrice notamment de Byzance et la mer. (et présidente de Paris 1, et rectrice, et présidente du Centre Pompidou...) : fr.wikipedia.org/wiki/Hélène_Ah…
Sur le débat qui est parti après l'article sur les cannes téléscopiques pour rappeler les étudiants à l'ordre en amphi : je trouve ce point complètement con. En revanche, je me pose plus de questions générales sur quelle attitude adopter vis-à-vis des étudiants de licence
sur l'assiduité et le comportement en cours. Très longtemps, ma position a été celle de @phiantique : ils sont grands, c'est leurs oignons, tant qu'ils ne perturbent pas le cours. J'ai énormément de réticences à faire l'appel, par ex. Une petite remarque sur le fait de manger
@phiantique et boire en cours : je n'y ai jamais été hostile, ne serait-ce qu'à cause des emplois du temps parfois délirants ; mais dans ma fac comme dans celle où j'étais avant, c'est interdit de manger dans les salles, pour des questions de ménage... Alors perso, je ne fais pas le gendarme
Je découvre le bullshit autour d'une liste des 10 historien-ne-s les plus suivi-e-s sur twitter. Liste qui débouche sur l'idée (pas du tout défendue par les intéressé-e-s, bien entendu, qui ne sont pour rien dans le bullshit en qu°) que ce sont les "meilleur-e-s" historien-ne-s
du twitwi et que un tel ou un tel (j'ai peu vu d'appels en faveur d'une telle, mais je n'ai pas tout vu) mériterait d'y figurer. En dehors du fait que je suis évidemment très vexée de ne pas y être, il y a là une lecture assez curieuse de ce "classement", qui ne donne qu'une idée
de la popularité de tel et tel compte, popularité qui ne tient pas forcément au discours proprement historique porté par les comptes en question, d'une part parce qu'ils parlent souvent de tout autre chose (ce que je fais aussi, ceci n'est pas une critique), d'autre part
Il y a 25 ans, Nicole Gonthier a publié un article toujours de référence sur "les victimes de viol devant les tribunaux à la fin du Moyen Âge", dans la revue Criminologie ; il est lisible ici : erudit.org/fr/revues/crim…
Elle évoque des victimes âgées de 4 et 10 ans, sans écrire nulle part "pédophilie" ou "pédocriminalité" - notions étrangères aux source médiévales. En 2015, Didier Lett publie un article sur le viol de deux enfants, un garçon et une fille, dans Clio : journals.openedition.org/clio/12825
Le terme de "pédocriminalité" ne s'y trouve pas non plus mais le résumé invite bien à réfléchir sur les spécificités de la violence sexuelle sur les enfants ; l'article montre, de fait, que leur grille de lecture n'est clairement pas celle de l'âge, mais bien celle du genre.
Puisque le sujet concours d'enseignement / thèse / détachements revient sur le tapis suite à ce qui arrive à @aranda_olivier , quelques remarques. Comme directrice de recherche, je pousse les futurs doctorants à passer un concours d'enseignement, ou d'autre chose,
ou du moins à savoir quel parachute ils auront en fin de thèse. Essentiellement par souci de sécurité pour eux (celui qui m'explique qu'il est rentier, pas de souci) - je ne suis pas une maniaque de l'agreg pour le recrutement des MC, même si par contre je trouve bien que
l'université recrute des titulaires d'un concours d'enseignement, ne serait-ce que comme rappel qu'on est à l'université aussi pour enseigner ; mais en fait l'expérience d'enseignement me semble plus importante que le concours, et quand, sans concours, on enchaîne
En cette #Journeeinternationaledesdroitsdesfemmes je vais vous raconter l'histoire tragique de Margueron. (je ne promets pas de faire un fil cohérent, les miasmes grippaux sont bien aggripés).
Nous sommes à Saint-Lumier, petit village champenois, au sud de Châlons-en-Champagne, pas loin de l'actuel Vitry-le-François ; village d'agriculteurs vivant de la céréaliculture, de la viticulture, de l'élevage ovin.
En 1469, Margueron a 70 ans environ, d'après sa propre déclaration. Je vous préviens, l'histoire finit mal : on la connaît parce qu'elle finit sur le bûcher :-/ C'est juste l'histoire d'une femme ordinaire à la fin du Moyen Âge.