La semaine dernière, j’évoquais le concept de honte prométhéenne, que Günther Anders définit comme le sentiment d’infériorité que l’humain peut ressentir «devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées.» Je voudrais apporter des précisions importantes. 1/25
En effet, certain.e.s de mes lecteurs et lectrices ont fait part de leurs doutes sur la validité de ce concept. Au fond, une telle honte est-elle vraiment justifiée ? Ne serait-ce pas notre imagination qui nous joue des tours ? C’est la première objection qui m’a été faite. 2/25
Pour répondre à ces interrogations, il faut revenir plus précisément sur ce que Günther Anders entend par «honte». D’après lui, ce sentiment provient d’un trouble de l’identification : nous sommes honteux lorsque le rapport réflexif que nous avons avec nous-même échoue. 3/25
Autrement dit, la honte résulte de ce constat : «c’est bien moi, mais ce n’est pourtant pas moi.»
Le «moi» est l’individu libre (ou qui se croit tel), indépendant, conscient de lui-même, agissant conformément à ce qu’il est et ce en quoi il croit. 4/25
Cependant, «arrive toujours le moment où il se heurte aux limites de sa liberté, de son individualité, de sa conscience de soi […]» ; le moment où il se rend compte de toutes les déterminations qui l’aliènent, perturbant sa plénitude. 5/25
Ces déterminations, Anders les appelle le «ça», en clin d’œil à Freud, mais dans sa pensée, le «ça» ne désigne pas seulement les pulsions qui résident dans l’inconscient : il s’agit de tout ce qui est «pré-individuel» (le corps, les gènes, la finitude, la société, etc.) 6/25
Le «ça» andersien est en fait indissociable du moi : c’est un «legs ontique» (un legs relatif à ce qu’on est). «La honte naît à l’instant de la découverte de ce legs», écrit Anders. En effet, une telle découverte se produit quand le «ça» est difficile à assumer. 7/25
Ainsi, le bossu est honteux de sa bosse quand il découvre que cette excroissance est une tare ; l’ascète est honteux quand il découvre qu’il a des envies et pulsions hédonistes. Certes, ils n’y peuvent rien, mais cette impuissance renforce la honte plus qu’elle ne l’excuse. 8/25
«La honte éclate parce qu’on est à la fois "soi-même" et un autre.» Cela vaut également pour celui qui commet une mauvaise action : il a honte car il est identifié à une personne qu’il ne veut pas être. Lui aussi découvre le «ça», sous la forme des normes sociales. 9/25
Ces définitions étant posées, qu’en est-il de la honte prométhéenne ? Elle émerge quand le moi est écrasé par un «ça» d’un nouveau genre : le «ça mécanique». Dans notre monde de machines, le «moi» tend à devenir un simple rouage, et donc à disparaître en tant que «moi». 10/25
L’individu aliéné souhaite devenir un rouage, mais il réalise bien vite que la chose est impossible : la machine, infatigable, finit toujours par le dépasser. Les travailleurs «chaplinesques», dont les mouvements sont parfaitement machinaux, n’existent pas. 11/25
Dans cette situation, le «moi» ne parvient pas à s’identifier au «ça mécanique». Par cet échec, il se découvre lui-même : être organique et faillible. Il se découvre comme n’étant pas à la hauteur de la machine, qui fixe les critères d’évaluation. 12/25
C’est alors que la honte se fait sentir : la honte de ne pas être adapté, d’être obsolète. Ce sentiment n’est donc pas une invention de philosophe. Il est éprouvé tous les jours, quotidiennement, par les travailleurs qui ont le défaut de ne pas être de bons rouages. 13/25
À l’heure de l’explosion de l’intelligence artificielle, ce qui est vrai des travailleurs de la grande usine le devient aussi pour les intellectuels. Garry Kasparov pensait que jamais un ordinateur ne pourrait le vaincre aux échecs : en 1997, DeepBlue lui a donné tort. 14/25
Plus récemment, en 2016, le maître du jeu de go Lee Sedol a lui aussi été humilié par une machine : AlphaGo. «J’ai tellement honte en tant que professionnel», «je ne veux plus participer à une rencontre de ce type» : voilà ce qu’a déclaré Lee Sedol à la presse. 15/25
Aujourd’hui, l’émergence des modèles de langage (ChatGPT, etc.) ou des générateurs d’images (MidJourney...), nous met chaque jour un peu plus dans la situation de ces champions déchus : notre «moi» découvre le «ça mécanique» et, partant, se découvre lui-même comme obsolète. 16/25
Il reste un paradoxe à résoudre dans le concept de honte prométhéenne : alors que celle-ci s’éprouve face à des machines, la honte implique une «instance» dont on craint le regard. Or, les machines ne voient rien et ne sont en aucun cas susceptibles de nous juger. 17/25
Mais pour Anders, «l’attitude naturelle» consiste précisément à considérer que le monde nous regarde, bien qu’il soit effectivement aveugle. Pourquoi, avant d’adopter un comportement inadéquat, seul dans notre appartement, nous avons des scrupules à nous désinhiber ? 18/25
Pourquoi Robinson Crusoé ne restait-il pas nu sur son île ? Pourquoi, encore, le poète affirme-t-il très sérieusement que la montagne nous regarde d’un air menaçant ? Parce que dans «l’attitude naturelle», «pré-théorique», le monde est bel et bien une instance. 19/25
Le concept de honte prométhéenne se justifie donc pleinement : c’est une honte à part entière, et non une simple «métaphore». Mais alors, si pour surmonter ce sentiment douloureux, nous devons faire le choix de «l’ingénierie humaine», où est le mal ? 20/25
Après tout, n’est-ce pas le propre de l’humain que d’évoluer et de s’adapter ? C’est la seconde objection sérieuse de mes contradicteurs/trices. Là encore, Anders n’élude pas la question. Il ne donne pas de valeur particulière à l’espèce humaine telle qu’elle est. 21/25
S’il rejette l’ingénierie humaine, c’est parce que cette évolution suit le modèle des instruments : s’instrumentalisant lui-même, l’humain abandonne toute autonomie. Par ailleurs, il ne pourra jamais suivre le rythme du «ça mécanique», qui finira par le rendre honteux. 22/25
Le transhumanisme, forme contemporaine de l’ingénierie humaine, apparaît dès lors comme l’aliénation ultime : pour ne pas être dépassé par l’intelligence artificielle, derrière laquelle il faut «galoper» toujours plus vite, il est indispensable de nous machiniser nous-même. 23/25
Le choix ne nous est pas donné : nous somme contraints de devenir des «cyborgs», c’est-à-dire des êtres adaptés à la survie dans un endroit littéralement inhabitable (rappelons que le terme de cyborg a été inventé pour penser le voyage spatial à long terme…) 24/25
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur le transhumanisme (qui n’a rien à voir, comme on a pu me le dire très naïvement, avec le port de lunettes ou de chaussures), mais ce thread est déjà assez dense. Ce sera pour une prochaine fois. 25/25
@DjmbLe @spinoza2021 @Bourguiguignon
(@JZefka aime un thread avec de l'écriture inclusive, je crois que c'est assez rare pour être noté 😊)
unroll @threadreaderapp
• • •
Missing some Tweet in this thread? You can try to
force a refresh
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25
Dans le monde capitaliste, l’augmentation de la production – «la croissance» – serait la concrétisation de l’idée de progrès. Ce lien entre croissance et progrès a été théorisé par un important penseur des Lumières : Adam Smith.
Dans l’œuvre de Smith, l’équivalence entre croissance et progrès repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une conception de l’humanité et de l’évolution des sociétés. C’est ce que montre Christian Marouby, spécialiste du XVIIIe siècle, dans «L’économie de la nature». 2/25
Selon l’anthropologie smithienne, «modèle théorique capital […] pour toute la pensée de la modernité», toutes les sociétés humaines progressent en suivant quatre stades de développement successifs, conditionnés par leur mode de subsistance ou de production. 3/25
L’urgence, lot quotidien de quantité de personnes, instaure un rapport au temps asservissant et destructeur. D’après le philosophe Christophe Bouton, elle est la norme temporelle dominante imposée par le capitalisme triomphant. 1/25
Certes, l’urgence n’est pas un phénomène nouveau : il a toujours fallu réagir rapidement en cas de danger imminent. Cependant, elle est désormais un «fait social total» : «elle se propage dans la totalité des institutions et secteurs de la société». 2/25
L’économie, le travail, le droit, la politique, l’enseignement, la vie de tous les jours et de nombreux autres domaines sont touchés par l’urgence. Celle-ci s’impose de manière implacable et sans qu’on ait vraiment prise sur elle. Autrement dit, elle est systémique. 3/25
L’idéologie de la Silicon Valley est souvent décrite comme un mélange d’idées libertaires, héritage des pionniers hippies de l’informatique, et de libéralisme économique. En réalité, elle est traversée par des idées réactionnaires et autoritaires. 1/20
C’est ce que montrent les auteurs et autrices de l’anthologie «Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley». @CellardLoup et @G_Heuguet, coordinateurs de l’ouvrage, reprennent à ce propos le concept de Jeffrey Herf de «modernisme réactionnaire». 2/20
Sans nier l’apport du libéralisme libertaire, mis en lumière par Richard Barbrook et Andy Cameron dans leur article paru en 1995, «L’idéologie californienne», ils insistent sur le fait que bien des «hippies» se sont opposés à celle-ci. 3/20 comune.torino.it/gioart/big/big…
C’est ce qu’affirme le philosophe Walter Benjamin dans un court texte inachevé écrit en 1921, et publié pour la première fois en 1985. Dans ce fil, nous allons exposer cette thèse radicale, mais plus actuelle que jamais. 1/25
Pour Benjamin, Max Weber a raison d’analyser le capitalisme comme une «formation conditionnée par la religion», en l’occurrence par «l’éthique protestante», qui valorise le travail et l’enrichissement. 2/25
Mais Walter Benjamin va plus loin : le capitalisme n’est pas seulement un système économique ayant une «affinité élective» avec l’éthique protestante ; c’est un «phénomène essentiellement religieux», découlant du christianisme en général. 3/25