Thread. J’ai pu visiter l’immense morgue de fortune où s’entassent les centaines de corps des victimes de l’attaque du 7 octobre. Cette visite éclaire la nature de ce massacre. Comment négocier avec le Hamas après ça ?
La morgue est située dans une base militaire de la banlieue de Tel Aviv. Les corps sont conservés dans des dizaines de containers réfrigérés. Plusieurs centaines de dépouilles attendent d’être identifiées.
L’armée israélienne cherche à donner un nom aux corps suppliciés, mais aussi à documenter les atrocités commises par les hommes du Hamas. Car il y en a eu beaucoup.
Les corps des militaires sont plus faciles à reconnaître puisque l’armée dispose de leur ADN. Ceux des civils demandent beaucoup plus de travail. La plupart sont en très mauvais état.
Cette nuit d’octobre, à la lumière de puissantes lampes halogènes, Israël Weiss, 74 ans, nous accueille en uniforme avec un regard éteint. L’ex-chef du rabbinat militaire, revenu de sa retraite, porte une fine barbe blanche, une paire de lunettes et une kippa.
: « Je suis militaire depuis 50 ans, j’ai vu beaucoup de choses, mais je n’ai jamais vu ça. Jamais, nous n’avons vu autant de corps. Tous les matins, je me lève et j’en vois de nouveaux et l’odeur s’infiltre jusque dans mon cœur. Il faut que le monde sache ce qu’ils ont fait ».
Selon Israël Weiss, l’attaque du Hamas ne visait pas seulement à tuer. Le déchaînement de violence, l’orgie de sévices, la récurrence dans l’horreur ne peuvent tenir du hasard. D’une voix monocorde, épuisée, il énumère les atrocités recensées.
Selon les investigations, un grand nombre de victimes ont été brûlées vives. Des vieillards ont eu les doigts des mains et des pieds coupés, avant d’être tués, d’autres personnes ont été décapitées avec une hache.
Beaucoup de femmes ont été retrouvées nues, violées avant d’être massacrées. Une femme enceinte a été découverte le ventre ouvert, le fœtus arraché ; des hommes avec les organes internes sortis du ventre.
Le cadavre calciné d’une femme semblait normal, sauf au niveau du thorax. A l’imagerie médicale, les légistes ont compris qu’elle serrait son enfant dans ses bras quand ils ont été brûlés vifs.
Selon Israël Weiss, les tueurs du Hamas ont aussi brûlé un groupe d’ouvriers agricoles thaïlandais liés ensemble pour compliquer l’identification. « Ils n’étaient pourtant pas Juifs. Pourquoi ? On les compare à Daech. Mais moi, ils me font penser aux nazis. »
« Ils ont tiré dans les bouches, les têtes, plusieurs fois, pour détruire les visages. Mais nous prendrons le temps d’identifier tout le monde. Aucune mère de victime ne sera oubliée. »
Comment négocier la libération de presque deux cents otages avec un groupe responsable d’un tel carnage ?
Depuis une semaine, au bord du volcan, Abigaël se pose la question en s’occupant de l’indentification des femmes et des fillettes et des derniers rites de purification avant de rendre le corps aux familles pour les funérailles.
Elle doit avoir à peine 30 ans, on lui en donne le double. Son visage est parcheminé, sa voix est un filet tremblant.
: « Chaque fois, je pense avoir vu le pire et quelque chose d’encore plus atroce arrive. Des enfants sans tête, ou vidés de leur cervelle, des gens dont la tête est explosée par plusieurs balles, des fillettes massacrées, encore en pyjama, des corps piégés. »
« On est préparés à ça. Enfin, on croyait qu’on était préparés à ça. Mais c’est impossible. On travaille 24 heures sur 24, sept jours sur sept, depuis le lendemain de l’attaque. Cette cruauté est incompréhensible ».
Sur la base, des dizaines de personnels en combinaisons blanches, masque sur le nez, déambulent entre plusieurs tentes gigantesques. Des types aux yeux écarquillés, beaucoup de religieux, de jeunes soldats, des étudiants en médecine venus prêter main forte.
Israël Weiss demande à deux hommes équipés de combinaisons blanches et de masques de chantier, d’ouvrir deux containers où gisent une centaine de victimes. Un remugle épouvantable empuantit l’air.
C’est une odeur pestilentielle, entêtante, un mélange d’effluves de viande pourrie, de fromage gâté, d’excréments. Dans les containers, les sacs sont de toutes les tailles.
A côté, régulièrement, des soldats vomissent. Les personnels ne peuvent rester longtemps sur place. Il faut organiser un roulement. Dentiste, l’officier Maayan, s’occupe de récupérer l’ADN des victimes, les empreintes, vérifie les dentitions quand elles sont encore présentes.
Elle ne retient pas ses larmes en parlant : « On entend les cris des familles, les cris des mères. On voit des enfants dans un tel état, je ne peux trouver les mots. »
A la sortie de la base, on croise Evelyn Chmaya qui attend depuis trois jours de récupérer les corps de son mari et de son fils, tués par la même balle alors qu’ils s’enlaçaient dans le kibboutz de Re’im.
Le jour l’attaque, le père est allé chercher son fils militaire. Ils sont morts à l’instant où ils se sont retrouvés.
L’attente interminable a mis fin aux espoirs d’Evelyn. Trop de corps. Trop d’heures perdues. Elle a perdu sa course contre la montre : « Je voulais récupérer le sperme de mon fils pour lui permettre d’enfanter malgré sa mort, mais c’est trop tard. »
A côté d’elle, deux assistances sociales rentrent chez elles. Elles n’ont plus de visage. Ce sont elles qui accueillent les familles : « C’est très dur, l’armée montre à la presse la partie ordonnée, mais tout un côté de la base est submergé de cadavres. C’est sans fin. »
Pour répondre à la violence inouïe du pogrom du 7 octobre, Israël a choisi de répondre à la violence par la violence. Œil pour œil, dent pour dent. Une pluie de bombes s’abat sur Gaza.
Une enquête indépendante devra déterminer qui d’Israël et du Djihad islamique est responsable du bombardement de l’hôpital Ahli Arab à Gaza. Quoi qu’il en soit, près de 3000 Palestiniens sont déjà morts sous les bombes.
La plupart des civils, des familles, des centaines enfants.
Dans l’esprit de beaucoup d’Israéliens rencontrés, résonne cette phrase célèbre prononcée par Golda Meïr : « Nous pouvons pardonner aux Arabes d'avoir tué nos enfants. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous avoir obligés à tuer leurs enfants. »
Mais tous les Israéliens ne pensent pas qu’il faille annihiler Gaza pour épancher cette inextinguible soif de vengeance. Vous avez peut-être entendu parler de Noa, enlevée sur une moto par deux hommes alors qu’elle tend la main vers son amoureux, Avinatan, impuissant.
On a rencontré son père dans une maison moderne d’un lotissement de Beer Shiva, au sud d’Israël. Yaacov faisait ses prières en lisant la Tora, devant une télévision branchée en permanence sur une chaîne d’info continu, sans le son.
On a rencontré son père dans une maison moderne d’un lotissement de Beer Shiva, au sud d’Israël. Yaacov faisait ses prières en lisant la Tora, devant une télévision branchée en permanence sur une chaîne d’info continu, sans le son.
Dans la salle à manger de la maison, les enfants du quartier ont installé un petit autel à la mémoire de la jeune fille. « Noa, on t’attend, reste forte. »
Yaacov n’a aucune nouvelle de sa fille ni des tractations en cours pour la sauver. Et il ne pense pas que bombarder Gaza lui rendra Noa : « A quoi ça sert de nous entretuer ? La vengeance n’apporte rien. »
« Il faut penser avec son cœur, pas avec sa logique. Je pense qu’une négociation est bonne pour les deux côtés. Le commerce, pas les armes, comme disait Shimon Perez »
« Il y a des morts à Gaza, des gens qui pleurent aussi. En quoi est-ce utile ? La meilleure des choses, c’est de s’asseoir, de discuter. C’est ce qu’on a fait avec l’Égypte, la Jordanie. Avec les Palestiniens, nous sommes comme des frères. Nous avons pratiquement le même sang. »
Yaacob supplie les ravisseurs de laisser en vie sa fille, « la chose la plus précieuse à mes yeux ». « Échangeons nos prisonniers, faisons la paix ; je sais qu’il y a des gens sensibles à Gaza avec un vrai cœur. Je ne les vois pas comme des sauvages. »
Yaacov retient ses larmes. Il raconte Noa, son énergie, ses voyages, hésite entre le présent et le passé, rappelle qu’elle est sa fille unique, « ma continuité, la source de ma force. » Sa femme, la maman de Noa, est malade, elle a un cancer. La situation a aggravé son cas.
« Depuis que Noa est née, il y a une lumière dans la maison. Et regardez autour de vous, il n’y a plus rien maintenant. Je ne peux plus manger, dormir, je ne peux plus rien faire ».
Le 12 octobre, Noa a fêté son 26e anniversaire en captivité. Yaacov a organisé une fête chez lui avec une trentaine de proches : « On a chanté « Joyeux anniversaire » en pleurant ».
#fin
Reportage à lire en intégralité demain dans @ParisMatch. Photos Alvaro Canovas.
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Depuis dimanche, nous essayons de couvrir avec Alvaro Canovas quelque-chose que je peine à définir, mais qui à mon sens de relève pas de la guerre.
La soif de sang, la frénésie meurtrière inouïe qui ont emporté en 24 heures la vie de plus 1200 personnes, la plupart des civils, tués comme des chiens, écrasés comme des insectes, ne sont pas, à mon sens, des actes de guerre.
Tuer des vieilles dames qui attendent le bus, massacrer des enfants, indistinctement des militaires, avec, souvent, une ferveur sadique, relève à mon sens du pogrom, du crime de masse, du crime contre l’humanité.
Le photographe Maks Levin n’a pas donné signe de vie depuis sa disparition le 13 mars en Ukraine. Il a peut-être été tué comme cinq autres journalistes depuis le début du conflit. Ou kidnappé par les forces russes comme cela est arrivé à d'autres reporters.
J’ai travaillé pendant deux jours aux côtés de Maks. Nous avons dormi ensemble dans le même gourbi en première ligne dans les tranchées du Donbass quand on croyait que la guerre exploserait à cet endroit précis. La veille de l’invasion.
On s’attendait au Chemin des Dames en 2022. A l’aube, on s'est réveillé sans recevoir la monnaie de notre trouille. Et comme le monde entier, on est resté sans voix : Kiev, Kharkiv, tout le pays était touché. « Il faut que j’aille mettre mes gamins en sécurité ! », a dit Maks.
Amis journalistes, si vous êtes en Ukraine ou si vous y partez, vous risquez de croiser sur votre route des gens en grande détresse psychologique ou de vous retrouvez vous-même en état de sidération.
Par un hasard total, juste avant de partir en Ukraine, j’ai fait une formation au protocole 6C utilisé par les armées israélienne, américaine et allemande. C’est un outil efficace pour les premiers secours psychologiques d’urgence.
J’ai eu l’occasion d’appliquer ce protocole une dizaine de fois pendant mon reportage. Il permet très simplement de sortir de leur état de sidération des victimes en leur posant des questions simples qui mobilisent leur cortex préfrontal. C’est pas de la magie. Ça marche.
A l’instant où j’écris ces lignes, on entend les avions survoler Jytomyr, les détonations plus ou moins proches des bombardements. La ville n’est pas matraquée par les bombes. Elle est frappée au compte-goutte, trois, quatre, cinq fois par jour, et le compte-goutte grossit.
Des chapelets de gouttes de 500 kilos d’explosif. Je ne suis pas un stratège, mais depuis notre arrivée, les bombardements montent en puissance, ces bombes préparent quelque-chose. Jytomyr est entre Lviv et Kiev. Un point où poser sa hache pour couper le pays en deux
Chaque fois qu’une sirène hurle, que les cloches carillonnent, que les avions vrombissent, on sait que quelque-part dans la ville, dans quelques secondes, trois ou quatre personnes vont mourir, broyées sous les décombres, vaporisées par le souffle, éventrées par les éclats.
Quand Viktor conduit sa voiture, on dirait qu’il pilote une auto-tamponneuse. Il a les genoux au niveau du volant. Il mesure 1m97. Il a 30 ans. Un visage encore juvénile. Il parle l’anglais avec un accent américain. Il n’a jamais foutu les pieds aux USA. Il est russe.
Il nous conduit vers des fumées noires. Une nouvelle raffinerie a été bombardée la nuit dernière. « C’est du diesel pour les camions, pas du gasoil pour le chauffage, relax, on ne va pas encore se geler les couilles ». Tant mieux, il va faire -10 cette nuit.
Viktor est né à Jytomyr, mais toute la famille est russe et vient de Vladivostok. Son père était pilote de bombardier à l’époque de l’Union soviétique. Il est mort. Cela lui fait bizarre à Viktor d’entendre passer à basse altitude ces jets qu’aurait pu piloter son père.
« Bateau russe, allez-vous faire f… ! » La réplique des 13 soldats de l’île des Serpents aux semonces de la marine de Poutine est devenue un meme dans la vie réelle. On le trouve affiché aux arrêts de bus à Jytomyr.
Malgré les frappes quotidiennes sur les cibles militaires, les hurlements des sirènes et le bruit des avions menaçants, la ville est loin d’être à l’arrêt. Pendant la journée, les gens circulent, font leurs courses, s’arrêtent au feu rouge et le tram fonctionne.
La ville est en équilibre sur un fil, les Russes sont à 100 km au nord, derrière la frontière biélorusse, 50 km à l’est vers Kiev, et l’aéroport de Vinnitsa au sud a été détruit aujourd’hui. Ce n’est pas l’enfer de Kharkiv ou de Marioupole, ça pourrait le devenir.