Pourquoi les marxistes gagneraient-ils à lire Max Weber ? Pas seulement car ce dernier est l’auteur d’une critique implacable du capitalisme, mais aussi parce que ses analyses rejoignent en grande partie celle de Marx et de ses continuateurs. 1/25
Premièrement, il faut redire que l’opposition entre un Weber «idéaliste» et un Marx «matérialiste» n’a aucun fondement solide. Le premier écrit clairement dans «Sociologie des religions» que ce qui importe «en premier lieu», c’est… 2/25
de prendre en compte les conditions économiques pour expliquer «dans sa genèse la particularité du rationalisme occidental», dont le capitalisme est un produit. Pour Weber, privilégier les facteurs idéaux aux facteurs matériels est une démarche «absurdement doctrinaire». 3/25
Ainsi, dans un texte rédigé en 1914, mais traduit en français seulement en 2012, «Fondements économiques de l’"impérialisme"», Weber affirme que le capitalisme a partie liée avec la violence de l’exploitation coloniales. Il déclare notamment que… 4/25
«le capitalisme impérialiste – et tout particulièrement le capitalisme de rapine coloniale fondé sur la violence directe et le travail forcé – est de loin celui qui, de tout temps, a offert les plus grandes opportunités de gain, … 5/25
des opportunités bien plus grandes, normalement, que celles des activités d’exportation orientées vers des échanges pacifiques avec les membres des autres communautés politiques.» Ces mots rappellent fortement l’analyse que fait Marx de l’accumulation primitive du capital. 6/25
Certes, contrairement à Marx, Weber n’historicise pas les notions d’impérialisme et de capitalisme : ces réalités auraient existé conjointement depuis l’Antiquité. Cependant, il précise que le capitalisme impérialiste n’a jamais été aussi profitable… 7/25
que dans ses «formes d’organisation spécifiquement modernes».
Ce passage est bien moins cité que ceux qui mettent en avant la place de l’éthique protestante (le travail comme profession-vocation) dans la formation et le développement du capitalisme moderne. 8/25
Cependant, l’idée selon laquelle l’ascèse des puritains a donné son «esprit» au capitalisme ne contredit pas le fait que ce système économique a prospéré sur le pillage et la violence. Sur ce point, d’ailleurs, la pensée de Weber rejoint celle de Marx. 9/25
En effet, si Marx insiste surtout sur la dimension impérialiste du capitalisme, il n’ignore pas le rôle de l’éthique protestante. Il note ainsi dans «Le Capital» que «le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise»… 10/25
ayant donné «une nouvelle et terrible impulsion à l’expropriation violente du peuple au XVIe siècle». De manière plus explicite encore, il écrit : «le protestantisme joue déjà, par la transformation qu'il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables,… 11/25
un rôle important dans la genèse du capital.» Plus tard, Engels soutient dans «Socialisme utopique et socialisme scientifique» que le calvinisme est «une doctrine taillée et cousue» à la mesure de la bourgeoisie. Weber, de fait, abonde dans ce sens. 12/25
Il est peu probable que Weber ait vraiment lu le Capital, mais il reconnaît que la thèse de l'affinité élective entre capitalisme et éthique protestante a été formulée par un penseur marxiste (certes «révisionniste») : Eduard Bernstein. 13/25
Dans le premier volume de son «Histoire du socialisme», paru en 1895, Berstein serait le premier à «avoir suggéré ces importantes connexions» entre l'ascèse de la bourgeoisie protestante et l'accumulation du capital. 14/25
À la lueur de ces éléments (qui complète le fil sur la «cage d’acier» cité dans le premier tweet), on peut donc voir une certaine «affinité» entre le marxisme et le weberisme, en dépit du fait que le premier est révolutionnaire, et le second conservateur. 15/25
Un auteur marxiste l’a bien compris : György Lukács, principal représentant, au XXe siècle, du courant que Maurice Merleau-Ponty a appelé le marxisme weberien. Lukács a bien connu Weber, avec qui il est resté en relation jusqu’en 1920. 16/20
En 1923, le philosophe hongrois publie «Histoire et conscience de classe», un classique de la pensée marxiste. Le chapitre central de ce livre porte sur le concept de réification des rapports sociaux, c’est-à-dire la transformation de ces rapports en choses monnayables. 17/25
Lukács explique que le capitalisme a tendance à faire travailleurs de purs automates, dépouillés de leurs qualités humaines et n’ayant aucune maîtrise réelle sur la production. Ils ne sont plus que ce qu’ils «valent» : leur force et leur temps de travail. 18/25
Cette situation provient du fait que la production est entièrement rationalisée en vue de la maximiser. C’est à ce propos que Lukács se réfère à Weber et à son concept de rationalité en finalité : la capacité à atteindre une fin de manière optimale. 19/25
Lukács est en outre convaincu que le capitalisme est voué, à terme, à entraîner la réification de tous les domaines de la vie, et non seulement du travail et des travailleurs. Cette prévision serait partagée par «tous les historiens clairvoyants du capitalisme moderne.» 20/25
En fait, Lukács ne cite qu’un seul de ces «historiens» : Max Weber… Pour le sociologue, en effet, la modernité est un processus de «désenchantement du monde», où tout devient potentiellement calculable et donc réductible à un assemblage d’engrenages. 21/25
Après Lukács, ce sont surtout les penseurs de l’École de Francfort qui ont repris le flambeau du marxisme weberien. Cette école de pensée marxiste compte parmi ses grandes figures Max Horkheimer et Theodor Adorno. 22/25
En 1944, ces deux philosophes publient «La dialectique de la raison» (sous le premier titre de «Fragments philosophiques»), un livre imprégné par le pessimisme weberien, même si l’auteur de «l’Éthique protestante» n’est pas directement cité. 23/25
Horkheimer et Adorno approfondissent la critique de la rationalité en finalité propre au capitalisme ; une «rationalité instrumentale», dont la «lumière glacée fait lever la semence de la barbarie». En plaçant au-dessus tout l’objectif du gain, … 24/25
elle éclipse toute rationalité substantielle, qui vise «l’idée du plus grand bien».
Bien d’autres auteurs marxistes ont été influencés par l’intelligence pessimiste de Weber : Gramsci, Mariategui, ou aujourd’hui Michael Löwy, dont je recommande encore la lecture. 25/25
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Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25
Dans le monde capitaliste, l’augmentation de la production – «la croissance» – serait la concrétisation de l’idée de progrès. Ce lien entre croissance et progrès a été théorisé par un important penseur des Lumières : Adam Smith.
Dans l’œuvre de Smith, l’équivalence entre croissance et progrès repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une conception de l’humanité et de l’évolution des sociétés. C’est ce que montre Christian Marouby, spécialiste du XVIIIe siècle, dans «L’économie de la nature». 2/25
Selon l’anthropologie smithienne, «modèle théorique capital […] pour toute la pensée de la modernité», toutes les sociétés humaines progressent en suivant quatre stades de développement successifs, conditionnés par leur mode de subsistance ou de production. 3/25
L’urgence, lot quotidien de quantité de personnes, instaure un rapport au temps asservissant et destructeur. D’après le philosophe Christophe Bouton, elle est la norme temporelle dominante imposée par le capitalisme triomphant. 1/25
Certes, l’urgence n’est pas un phénomène nouveau : il a toujours fallu réagir rapidement en cas de danger imminent. Cependant, elle est désormais un «fait social total» : «elle se propage dans la totalité des institutions et secteurs de la société». 2/25
L’économie, le travail, le droit, la politique, l’enseignement, la vie de tous les jours et de nombreux autres domaines sont touchés par l’urgence. Celle-ci s’impose de manière implacable et sans qu’on ait vraiment prise sur elle. Autrement dit, elle est systémique. 3/25
L’idéologie de la Silicon Valley est souvent décrite comme un mélange d’idées libertaires, héritage des pionniers hippies de l’informatique, et de libéralisme économique. En réalité, elle est traversée par des idées réactionnaires et autoritaires. 1/20
C’est ce que montrent les auteurs et autrices de l’anthologie «Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley». @CellardLoup et @G_Heuguet, coordinateurs de l’ouvrage, reprennent à ce propos le concept de Jeffrey Herf de «modernisme réactionnaire». 2/20
Sans nier l’apport du libéralisme libertaire, mis en lumière par Richard Barbrook et Andy Cameron dans leur article paru en 1995, «L’idéologie californienne», ils insistent sur le fait que bien des «hippies» se sont opposés à celle-ci. 3/20 comune.torino.it/gioart/big/big…
C’est ce qu’affirme le philosophe Walter Benjamin dans un court texte inachevé écrit en 1921, et publié pour la première fois en 1985. Dans ce fil, nous allons exposer cette thèse radicale, mais plus actuelle que jamais. 1/25
Pour Benjamin, Max Weber a raison d’analyser le capitalisme comme une «formation conditionnée par la religion», en l’occurrence par «l’éthique protestante», qui valorise le travail et l’enrichissement. 2/25
Mais Walter Benjamin va plus loin : le capitalisme n’est pas seulement un système économique ayant une «affinité élective» avec l’éthique protestante ; c’est un «phénomène essentiellement religieux», découlant du christianisme en général. 3/25