Avec la parution de son nouveau livre, Emmanuel Todd fait à nouveau parler de lui. Ce dernier se présente notamment comme historien et anthropologue. Dans ce fil, j’aimerais donc revenir, de manière critique, sur la vision toddienne de l’histoire. 1/25
Emmanuel Todd lie effectivement de manière étroite l’histoire et l’anthropologie, en particulier l’anthropologie des systèmes familiaux. Sa thèse de doctorat, soutenu à l’université de Cambridge en 1976, portait déjà (en partie) sur ce sujet. 2/25
Sa pensée est très influencée par «l’école de Cambridge», en particulier par Peter Laslett, qui fut son directeur de thèse. Celui-ci est l’auteur de l’ouvrage «The World We Have Lost : England Before the Industrial Age», paru en 1965. 3/25
À travers l’étude des recensements, Peter Laslett montre qu’au XVIIe siècle, le modèle familial anglais est déjà «nucléaire» : les foyers sont constitués des parents et de leurs enfants, ceux-ci prenant leur indépendance dès le début de l’âge adulte, voire à l’adolescence. 4/25
En outre, Emmanuel Todd a été marqué par les travaux d’un autre universitaire de Cambridge : Alan MacFarlane, qui a publié en 1979 «The Origins of English Individualism : Family Property and Social Transition». Ce livre prolonge les réflexions de Peter Laslett. 5/25
En effet, pour Alan MacFarlane, la famille nucléaire anglaise est un fondement anthropologique de l’individualisme libéral : les enfants sont indépendants de leurs parents très jeunes ; quant aux parents, ils ne sont pas contraints de respecter une règle d’héritage stricte. 6/25
Dans deux livres publiés en 1983 et en 1984, Emmanuel Todd généralise l’intuition d’Alan MacFarlane. Sa thèse est la suivante : les structures familiales traditionnelles et paysannes déterminent largement la vie des sociétés, en particulier leur modernisation idéologique. 7/25
Ainsi, en Angleterre ou aux États-Unis, la famille nucléaire insufflerait des valeurs individualistes. En France, où la structure familiale est majoritairement nucléaire, mais aussi égalitaire dans les règles d’héritage, les idéaux de liberté et d’égalité domineraient. 8/25
En Russie ou en Chine, la famille est historiquement communautaire : les parents (surtout les pères) conservent leur autorité sur leurs enfants, même après que ces derniers se marient et deviennent à leur tour parents ; le foyer se compose dès lors de trois générations. 9/25
La famille communautaire ayant des règles d’héritage égalitaire, elle véhiculerait des valeurs d’autorité et d’égalité qu’on retrouverait dans le «socialisme réel».
Dernier exemple, en Allemagne et au Japon, le type familial traditionnel est la famille souche. 10/25
Ce modèle est autoritaire car les parents (et encore une fois, surtout les pères) gardent une tutelle sur leurs enfants adultes et mariés. Il est aussi inégalitaire, car dans les règles d’héritage, le fils aîné est généralement privilégié. 11/25
La famille souche aurait favorisé des principes autoritaires et inégalitaires qui, au XXe siècle, ont nourri des idéologies fascistes.
D’après Emmanuel Todd, donc, les idéologies s’élaborent dans un terreau anthropologique spécifique, couche «inconsciente» de l’histoire. 12/25
Mais pour que ces idéologies puissent éclore, une condition serait absolument nécessaire : l’alphabétisation, car la lecture facilite la politisation. Ce serait (avec l’instruction) la couche «subconsciente» de l’histoire, moins profonde que l’anthropologie familiale. 13/25
Sur ce point, Emmanuel Todd s’inspire d’un autre historien, de l’université d’Oxford celui-là : Lawrence Stone. Dans son article de 1969, «Literacy and education in England, 1640-1900», ce dernier remarque qu’avant la révolution anglaise de 1640, … 14/25
la population masculine était alphabétisée à près de 50 %. Ce taux a également été atteint en France avant 1789 et en Russie avant 1917. Ce seuil d’alphabétisation ouvrirait la voie à ce qu’Emmanuel Todd appelle «l’activation idéologique des masses». 15/25
Une telle «activation», passage à la couche «consciente» de l’histoire, aurait eu lieu ailleurs, comme en Iran à la veille de la révolution islamique. Les idéologies ainsi «activées» répondraient aux valeurs diffusées inconsciemment par les structures familiales. 16/25
Cette vision de l’histoire a le mérite d’être extrêmement cohérente, mais elle a aussi un défaut essentiel : elle nécessite beaucoup d'hypothèses ad hoc. Cela est flagrant quand Emmanuel Todd explique l’implantation de la Réforme protestante dans «L’invention de l’Europe». 17/25
Le protestantisme, interprété comme autoritaire et inégalitaire (du fait de la prédestination), se serait imposé dans des zones de famille souche, à proximité de Wittenberg où la Réforme a émergé, mais aussi dans l’Angleterre réputée libérale... 18/25
Autre exemple : la famille nucléaire égalitaire étant majoritaire en Espagne, comment expliquer l'histoire politique de ce pays, longtemps marquée par l'autoritarisme ? Pour Emmanuel Todd, il s'agit d'une réaction issue du modèle souche, minoritaire et périphérique. 19/25
Ce modèle aurait été politiquement dominant pour compenser la faiblesse de l'État espagnol.
À la lueur de ces éléments, la théorie toddienne paraît infalsifiable, au sens que Karl Popper a donné à ce terme : rien ne semble pouvoir la contredire. 20/25
Certes, le critère poppérien de falsifiabilité est critiquable, et l’on peut objecter que les meilleures théories scientifiques s'accompagnent souvent d'une foule d'hypothèses ad hoc. Pour prendre un cas célèbre, la théorie de la relativité générale est juste… 21/25
seulement et seulement si on postule l’existence de la matière et de l’énergie noires (sans elles, on ne saurait expliquer certains mouvements gravitationnels). Alors, Emmanuel Todd serait-il le Einstein (ou le Newton, comme il le dit parfois) des sciences sociales ? 22/25
Je crois qu’il faut répondre par la négative, car si nous sommes loin d'avoir une meilleure théorie de la gravitation que la relativité générale, nous avons de multiples explications du développement des idéologies (contextes socio-économiques, rapports de classes, etc.) 23/25
Précisément, le principal problème du toddisme réside dans la volonté de généraliser excessivement une explication trop déterministe : chaque société serait à un stade plus ou moins avancé de l'histoire, évoluant sur les mêmes rails de la modernisation et du «progrès». 24/25
Dans un de ses récents livres, «Où en sommes-nous ?», Emmanuel Todd précise qu’il ne propose que des «"fragments" d’explication ». Mais force est de constater qu’il fait de la modernisation une «fin de l’histoire», dictée par un mécanisme gommant toute aspérité saillante. 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25