On peut définir la science comme étant l’ensemble des connaissances dont la véracité est établie par des méthodologies spécifiques et éprouvées. Elle aurait émergé aux XVIe et XVIIe siècles, grâce aux travaux de Copernic, Galilée, Kepler et bien sûr Newton. 1/25
Cependant, l’historien Guillaume Carnino montre qu’en France, cette définition et cette filiation se sont construites au XIXe siècle.
C’est en effet durant cette période que le mot de «science» change de signification. 2/25
Traditionnellement, «science» est un synonyme de «savoir» ou d’«érudition». La science de quelque chose, c’est la connaissance approfondie de cette chose. Il y aurait donc une «science du maître confiseur», une «science du crucifix» ou encore une «science de l’homme de mer». 3/25
À leur époque, Galilée, Kepler, Descartes ou Newton ne font pas à strictement parler de «la science», mais de la philosophie, plus précisément de la philosophie naturelle (terme qui correspond à ce que nous nommons aujourd'hui la physique). 4/25
Encore au début du XIXe siècle, Galilée est considéré comme un philosophe. En 1816, dans une notice de la «Biographie universelle» de Michaud, le physicien Jean-Baptiste Biot affirme que Galilée a montré «la route de la vraie philosophie». 5/25
Ce n’est qu’à partir des années 1840 que Galilée est associé à «la science», au singulier et dans son sens actuel. Il semble que la première occurrence de ce mot se trouve dans le 5e volume du «Cours de philosophie positive» d’Auguste Comte, paru en 1841. 6/25
Comte écrit que, pour advenir, «la science […] devait enfin combattre, non seulement la théologie, mais encore davantage la métaphysique [...]» À cause de son procès, Galilée occuperait une place éminente dans la cristallisation de cette opposition. 6/25
Son «odieuse persécution», écrit le philosophe, «consacrera toujours le souvenir populaire de la première collision directe de la science moderne avec l’ancienne philosophie.» Comte et ses disciples sont les premiers à utiliser le terme «science» dans sa nouvelle acception. 8/25
Le concept de «science» est donc brandi comme une arme contre la théologie et la métaphysique, modes de pensée qui auraient le tort de chercher des «connaissances absolues», l’une en convoquant des forces surnaturelles, l’autre de pures abstractions. 9/25
La science, elle, est plus modeste : elle renonce à la quête du savoir total «pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation», les lois qui régissent l’univers et la société (Comte forge alors le mot de sociologie). 10/25
Ainsi compris, le mot de science se diffuse au cours des années 1840 et surtout 1850. Pour les anticléricaux de cette dernière décennie, il sert à disqualifier l’Église catholique, qui aurait soumis Galilée à la torture pour le contraindre à l’abjuration. 11/25
Cette affirmation est un mythe, mais elle est ardemment défendue par les ennemis de l’Église (en réalité, Galilée a été assigné à résidence et n’a jamais été torturé).
Dans le même temps, d’autres controverses permettent aux anticléricaux d’opposer «la science» à l’Église. 12/25
La théorie darwinienne («The Origin of Species» paraît en 1859) ou l’existence de la préhistoire (des fossiles découverts entre 1859 et 1863 attestent de l’antiquité de l’être humain) seraient des preuves scientifiques de la fausseté du dogme catholique. 13/25
Les savants catholiques ne sont pas en reste et s’approprient eux-même l’idée de science pour justifier leur foi. Par exemple, le doyen de la faculté de Rennes, l’astronome Thomas-Henri Martin soutient que les lois dévoilées par la science reposent sur la volonté divine. 14/25
Au milieu du XIXe siècle, «la science» est devenue une autorité publique incontournable, aussi bien pour les anticléricaux que pour les catholiques.
Le fait est qu’à cette époque, la croyance en «la science» se généralise à la faveur de l’industrialisation. 15/25
Ce processus, qui se fonde sur la mécanisation et une nouvelle organisation du travail, permet l’accroissement de la production. Sous le Second Empire (les années 1850-1860), régime modernisateur, le pouvoir soutient fortement son développement. 16/25
L’idée selon laquelle la science est la base de l’industrie se répand. D’ailleurs, parallèlement au mot de science, celui d’industrie connaît une évolution sémantique importante. À l’origine, il désigne simplement une activité nécessitant un savoir-faire. 17/25
À partir du milieu du XIXe siècle, il qualifie les «activités ayant pour objet la transformation des matières premières en produits manufacturés, à l’exclusion de l’agriculture et du commerce» (François Jarrige). «La science» serait la clé de cette transformation. 18/25
On voit que l’évolution des idées dépend largement du contexte politique et économique : l’industrie apparaît comme la matérialisation de «la science», car elle dépend de plus en plus de savoirs spécialisés détenus par ceux qu’on commence à appeler les «scientifiques». 19/25
Quand Auguste Comte introduit l’idée moderne de science, il a précisément en tête cette matérialisation : d’après lui, l’âge industriel est l’âge scientifique, succédant à l’âge métaphysique (les Lumières) et théologique (la monarchie féodale et d'Ancien Régime). 20/25
Dans ce contexte, les revues de vulgarisation sont créées par dizaines. Guillaume Carnino en relève une trentaine entre le début des années 1850 et la fin des années 1870. Certaines, comme «L’année scientifique et industrielle», tire jusqu’à 15.000 exemplaires. 21/25
La littérature s’empare aussi de l’idée de science. À cet égard, l’exemple le plus fameux est celui de Jules Verne. Ce dernier a pour ambition d’écrire «le roman de la science, c’est-à-dire substituer à la féerie littéraire le merveilleux scientifique» (Guillaume Carnino). 22/25
En 1863, il publie «Cinq semaines en ballon», chez un éditeur lui-même féru de science : Hetzel. Au total, près de 70 volumes signés Jules Verne paraissent.
Outre les écrits, la science devient un spectacle, qui se manifeste notamment dans les Expositions universelles. 23/25
La Première est inaugurée le 15 mai 1855. L’objectif est de montrer au monde la puissance de l’industrie française, qui s’appuie sur la meilleure des sciences. Encore une fois, dans la France du second XIXe siècle, les idées de science et d’industrie sont intriquées. 24/25
La science sert l’industrie, non seulement pour ses applications, mais aussi en tant qu’idéologie légitimante.
À l’origine outil de combat contre le clergé, elle est progressivement devenue, selon Guillaume Carnino, «la religion de l'âge industriel». 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25