Le nazisme est un mélange d’extrême réaction – racisme, primat de l’instinct sur la discussion rationnelle – et d’extrême modernité – industrialisme et technolâtrie. C’est cette synthèse qu’analyse l’historien Jeffrey Herf dans son ouvrage «Le modernisme réactionnaire». 1/25
Comme l’auteur le rappelle, l’idéologie nazie s’est développée dans un contexte tout à fait particulier : l’Allemagne de la République de Weimar, un pays meurtrie par la défaite de 1918 et marquée par une très grande instabilité politique et économique. 2/25
À cela s’ajoute une tension inhérente à société allemande : depuis le dernier tiers du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation du pays se sont fortement accélérées, alors que les structures de la société sont largement restées traditionnelles et illibérales. 3/25
La noblesse foncière des junkers, représentée notamment par Paul von Hindenburg, président du Reich à partir de 1925, a en effet gardé une importance considérable. C’est ce qui a fait dire à l’écrivain Thomas Mann que la société allemande était alors… 4/25
«une société à la fois ancienne et nouvelle ; un monde révolutionnaire et rétrograde.» Dans un tel contexte, de nombreux intellectuels de droite ont cherché à concilier ces deux tendances, au sein de la vaste galaxie qu’on appelle la révolution conservatrice allemande. 5/25
La révolution conservatrice est une mouvance extrêmement diverse (Jeffrey Herf comptabilise 530 journaux de droite entre 1918 et 1933), mais parmi ses membres, beaucoup ont défendu le modernisme réactionnaire : un irrationalisme allié à un culte de la technologie. 6/25
À l’époque, le champ intellectuel allemand est occupé par la «querelle de la technique» : la technologie est-elle l’alliée ou la «kultur allemande», spirituelle et authentique, ou celle de la «zivilisation occidentale», matérialiste et superficielle ? 7/25
Pour les réactionnaires rejetant la modernité et la civilisation, elle était évidemment une ennemie. C’est la position de penseurs comme Ernst Niekisch, Ludwig Klages, Paul Ernst ou Arthur Moller van der Bruck. Pour eux, la technique est une «mangeuse d’hommes». 8/25
Mais certains réactionnaires l’ont intégrée à la kultur : la technologie la plus moderne serait compatible avec l’autoritarisme, la hiérarchie, le nationalisme, l’esprit voire la «race» germanique, la prééminence de la volonté sur l’intellect et du sentiment sur la raison. 9/25
Ces modernistes réactionnaires ne sont pas tous nazis. L’un des plus fameux, l’écrivain Ernst Jünger, a cessé ses activités publiques dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il n’en reste pas moins que le nazisme s’est nourrie des idées pro-technologie et anti-rationalistes. 10/25
Jeffrey Herf analyse notamment la manière dont ces idées ont été promues par les «ingénieurs idéologues». Ceux-ci ont joué un grand rôle dans la «querelle de la technique», via des publications comme la revue mensuelle «Technik und Kultur». 11/25
Ce périodique est envoyé aux membres de l’Association des ingénieurs allemands (le sigle allemand est VDDI). Le tirage est de 4.000 exemplaires en 1914, 10.000 en 1937. Des idées typiquement modernistes réactionnaires y sont développées. 12/25
Ses auteurs s’accordent pour affirmer que la technologie est l’émanation de la créativité et de l’âme germaniques ; dépouillée de la soif du profit, caractéristique de «l’américanisme», elle pourrait permettre la revivification de la communauté du peuple allemand. 13/25
En 1937, «Technik und Kultur» cesse de paraître, étant remplacée par la revue nazie «Deutsche technik». Il y a pourtant une grande porosité entre le modernisme réactionnaire des ingénieurs idéologues et le national-socialisme. 14/25
Par exemple, Heinrich Hardensett, l’un des auteurs «les plus prolifiques et intéressants» de «Technik und Kultur», accueille favorablement la nomination d'Hitler à la chancellerie : il y voit la victoire de «l’homme technique» créateur sur «l’homme capitaliste» parasitaire. 15/25
Du reste, bien avant leur prise du pouvoir, les nazis ont élaboré leur variante du modernisme réactionnaire, fondée sur un antisémitisme forcené. Gottfried Feder, l’un des premiers soutiens d’uHitler et penseur de l’économie nazie, a écrit à ce sujet dès les années 1920. 16/25
Dans «Les fondements nationaux et sociaux de l’État allemand», publication de 1923, il défend la grande industrie et la technologie allemandes, contre l’esprit parasitaire du «juif», uniquement tourné vers le profit et la circulation monétaire. 17/25
Cette opposition entre «capital créateur», industrialo-technique et d’essence aryenne, et «capital parasitaire», financière et d’essence juive, est une idée constamment ressassée dans la propagande nazie, en particulier dans les discours de Joseph Goebbels. 18/25
Ce dernier utilise souvent une formule qui synthétise la conception nazie du modernisme réactionnaire : «le romantisme d’acier». Cette expression caractériserait l’époque nouvelle, dans laquelle l’exaltation du sentiment concret de la race contre la pensée abstraite… 19/25
nourrirait la puissance technologique de la «race des maîtres».
Le «romantisme d’acier» n’a pas été promu que par des discours, car il a donné lieu à une techno-politique, avec la création d’un bureau de la technique, sous la direction de l’ingénieur Fritz Todt en 1934. 20/25
Todt est surtout connu pour avoir lancé le programme autoroutier de l’Allemagne. L’objectif de ce programme n’était pas de répondre à une demande, mais de favoriser le développement du transport automobile, considéré comme étant à la pointe de la modernité technique. 21/25
Le modernisme réactionnaire des nazis s’est aussi illustré dans le cadre du plan de quatre ans, qui vise à soutenir l’industrialisation et le réarmement du pays (j'en parle dans cette vidéo : )
Malgré tout, cette idéologie s’est révélée inefficace. 22/25
Le nombre d’étudiants dans les universités techniques a baissé entre 1933 et 1939, passant de 17.745 à 12.287 étudiants. L’antisémitisme et la stigmatisation de la «science juive» (comme la physique quantique et nucléaire) ont fait fuir de très nombreux savants. 23/25
En conséquence, les nazis n’ont pu se hisser à la hauteur de leurs espérances : l’irrationalité de leur doctrine, à savoir la croyance idéaliste en une technologie informée par l’esprit de la «race» germanique, les a empêché de maximiser leur puissance. 24/25
Ainsi, la force de la volonté, censée s’incarner dans des «armes miracles» (les missiles V1 et V2), ne leur a pas évité la défaite en 1945.
Mais le modernisme réactionnaire n’est pas mort : aujourd’hui, il est porté par l’extrême droite «archéo-futuriste» et islamiste. 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25