Le mois dernier, sur la chaîne YT de @NoeJacomet, j’ai dialogué avec @Positions_revue sur les thèmes de la démesure, de la décroissance et du socialisme. J’aimerais revenir sur un point essentiel de la discussion : le mythe de la neutralité de la technique. 1/25
Par technique, on peut entendre avec l’historien François Jarrige l’ensemble «des dispositifs imaginés pour suppléer les forces de l’homme et accroître son emprise sur le monde et la nature». Dans un sens plus large, la technique englobent tous les savoir-faire. 2/25
Il va de soi que l’être humain est fondamentalement technicien : toute son histoire est traversée par l’utilisation de techniques, des plus rudimentaires aux plus sophistiquées, des savoir-faire artisanaux aux puissantes technologies actuelles. 3/25
Il convient ici de distinguer technique et technologie. La différence entre les deux réside dans la complexité : contrairement à la technique, la technologie est indissociable des acquis théoriques de la science moderne et du développement de la grande industrie. 4/25
Ces définitions étant posées, on peut maintenant énoncer l’argument de la neutralité de la technique : c’est l’idée suivant laquelle une technique n’est ni bonne, ni mauvaise ; elle ne serait que ce qu’on en fait, pour le meilleur ou pour le pire. 5/25
Ainsi, un couteau peut être utilisé de manière innocente, pour faire la cuisine, ou de manière criminelle, pour tuer quelqu’un.
Ce type d’argument est ancien : le sophiste Gorgias l’emploie déjà contre Socrate pour justifier ses savoir-faire en matière de rhétorique. 6/25
À l’époque contemporaine, l’argument de la neutralité de la technique a notamment servi à légitimer les nouvelles machines industrielles. Il s’agissait de convaincre les ouvriers qui refusaient ces machines de l’utilité de celles-ci. 7/25
En effet, comme l’a montré François Jarrige, les cas de bris de machines sont très nombreux à l’aube de l’industrialisation : les métiers à tisser, les tondeuses et les presses mécaniques sont accusées de provoquer la hausse du chômage et la déqualification du travail. 8/25
Outre-Manche, les bris de machines sont associés au «luddisme», du nom de Ned Ludd, opposant légendaire à la mécanisation de la production. De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, ces actions forment un important mode de protestation ouvrier dans les pays industriels. 9/25
À travers elles se pose la «question des machines» : quel est l’impact de ces dernières sur la société ? Faut-il limiter ou favoriser leur expansion ? À ces interrogations, les défenseurs du «progrès» industriel répondent que ce qui importe, c’est leur bon usage. 10/25
Ainsi, en 1828, dans son «Cours complet d’économie politique pratique», l’économiste Jean-Baptiste Say affirme que «délibérer sur l’emploi ou la prohibition des machines» est totalement vain. 11/25
Cela reviendrait à se demander s’il est possible ou non de «remonter un fleuve à sa source». D’après Say, les machines ne sont que des moyens au service de fins supérieures : l’augmentation de la productivité, la baisse des prix et la création de nouveaux emplois. 12/25
L’argument de la neutralité des machines n’est pas l’apanage des libéraux, car il est aussi adopté par les socialistes. Pour Saint-Simon et ses disciples, par exemple, ce sont les rapports d’exploitation qu’il faut abolir pour permettre un usage émancipateur des machines. 13/25
En 1848, Étienne Cabet déclare dans le journal «Le Populaire» : «ce ne sont pas les machines qui font du mal, c’est seulement le mauvais système industriel qui les emploie.» Outre-Manche, Robert Owen regrette que le potentiel des machines soient bridé par le capitalisme. 14/25
Owen écrit : «Les machines qui pourraient être le plus grand des bienfaits pour l’humanité, constituent, sous le système actuel, son pire fléau.»
Marx et Engels ont critiqué ces socialistes, vus comme utopistes en raison de la faiblesse de leur théorie politique et sociale. 15/25
Cependant, ils partagent leur optimisme technologique. Dans le «Manifeste du parti communiste», publié en 1848, ils rejettent à leur tour les bris de machines. 19 ans plus tard, dans «Le Capital», Marx fait explicitement sien l’argument de la neutralité de la technique :
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«Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de la production, mais contre son mode social d’exploitation.» 17/25
Outre les libéraux et les socialistes, l’idée suivant laquelle la technique serait neutre se retrouve sous la plume des militants du suffrage universel. Selon eux, le vote permet de changer l’organisation sociale, et donc la manière dont les machines sont employées. 18/25
Au Royaume-Uni, le suffrage universel masculin est une revendication de la charte du peuple de 1838. Le leader chartiste Feargus O’Connor dénonce l’inanité du luddisme. Pour lui, la question des machines doit se résoudre par la démocratisation des institutions. 19/25
En France, le droit de vote des hommes est acquis le 2 mars 1848, après la proclamation de la IIe République en février. Le journal républicain «La Réforme» y voit la meilleure solution pour civiliser les machines, «puissance éminemment révolutionnaire et démocratique». 20/25
«Puisque le peuple a conquis sa souveraineté» lit-on dans ce journal, «puisque les lois sociales et politiques seront à l’œuvre, le peuple commettrait un acte de folie contre lui-même en brisant la machine, son instrument et son serviteur.» 21/25
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les contestations de la mécanisation s’essoufflent. Toute une littérature pédagogique est diffusée pour enseigner le respect des machines et lutter contre les préjugés à leur égard. 22/25
Sous le Second Empire, des municipalités, des chambres de commerce et des établissements d’instruction populaires organisent des cours d’économie dans lesquels les machines occupent une place importante. 23/25
On enseigne ainsi aux «ouvriers intelligents» qu’«il ne faut jamais répudier le progrès», pour reprendre les mots de l’économiste Frédéric Passy dans le cours qu’il donne, dans les années 1860, à l’asile impérial de Vincennes.
De là provient un paradoxe. 24/25
Si ce n’est que leur usage qui peut être bon ou mauvais, pourquoi le développement des machines serait-il synonyme de progrès ? La résolution de ce paradoxe tient au fait qu’en réalité, les machines ne sont pas neutres.
Je développerai ce point dans un prochain fil.
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25