Guillaume Nicoulaud Profile picture
Apr 9 41 tweets 6 min read Read on X
En 2004, après presque trois décennies de croissance explosive, Microsoft était déjà une énorme entreprise très rentable, régulièrement accusée d’abuser de sa position dominante.

Un #Thread Image
Il faut dire que sur les systèmes d’exploitation, par exemple, la firme de Bill Gates s’adjugeait une part de marché de presque 95% — le reste étant partagé à peu près à parts égales entre Linux et MacOS.
Bref, Microsoft était un monstre qui avait déjà énormément grossi et qui, du coup, commençait à avoir du mal à trouver de nouveaux projets d’investissement à moins de changer radicalement de métier.
C’est donc logiquement à cette époque que Microsoft a commencé à faire quelque chose de complètement nouveau pour eux : payer des dividendes à leurs actionnaires (le premier tombe le 19 février 2003).
Sauf que voilà : ça ne suffit pas à dégonfler l’énorme pile de cash qui se développe au bilan. Le 30 juin 2004, pour vous donner une idée, il y en a pour plus de $60 milliards de dollars et 65.6% du total de bilan.
Or ça, du point de vue des actionnaires, ça ne va pas du tout : ils ont acheté des actions, pas un machin qui est en train de se transformer en gigantesque Livret A. Placer du cash, ils savent le faire tout seul.
Et donc ça râle sec : à moins que la direction ait un gros projet d’investissement intelligent à leur présenter, ils veulent qu’on leur rende le cash pour le réinvestir ailleurs, là où ça servira à quelque chose.
D’où le méga-dividende du 15 novembre 2004 : $3.08 par action — c’est-à-dire $3 de plus qu’un dividende normal — ce qui, au total, fait quelque chose comme $32 milliards (une bonne moitié de la pile de cash).
<technique>
La date du dividende, c’est la « ex-dividend date » — date à laquelle vous devez *déjà* être actionnaire pour avoir droit au dividende. Le 15/11/2004 étant un lundi, vous aviez jusqu’au vendredi 12 en clôture pour acheter.
<technique>
Bref, si vous cherchiez un exemple de gros dividende, celui qu’a payé Microsoft le 15 novembre 2004 se pose là — ce qui me permet fort opportunément d’illustrer un point important.
Le vendredi 12 novembre à la clôture, l’action Microsoft se négociait $29.97. Le week-end est passé puis, à l’ouverture du marché le lundi 15 novembre, elle ne valait plus que $27.34 — $2.63 de moins (-8.8%).
L’observateur non-averti en conclura que les actionnaires de Microsoft ont perdu pas mal d’argent pendant le week-end mais il se trompe puisque, vous l’avez compris, ils ont tous touché $3.08 de dividende par action.
C’est-à-dire que, une fois pris en compte le dividende, ça fait $27.34 + $3.08 = $30.42 — et donc un gain de $0.45 (+1.5%). Autrement dit, le marché a ajusté (à la baisse) le cours de l’action pour tenir compte du dividende.
Ce qui est parfaitement logique : $32 milliards sont sortis des comptes de Microsoft et donc, il est tout à fait normal que la valeur de la boîte (et donc des actions) baisse d’à peu près le même montant.
Le reste, les +1.5%, c’est grosso modo la variation du cours qui aurait eu lieu si Microsoft n’avait pas payé de dividende entre temps. En conséquence de quoi, ce paiement en cash n’a pas enrichi les actionnaires.
En anglais, on appelle ça la « dividend irrelevance theory » : quand une entreprise paie un dividende, cette sortie de cash est immédiatement compensée par une baisse du cours.
La difficulté, c’est que ramené aux variations quotidiennes d’une action, cet effet peut passer inaperçu. Dans mon exemple, si Microsoft avait payé $0.08, ça n’aurait fait que +0.27% par rapport au cours du vendredi.
D’où l’intérêt d’utiliser cet exemple un peu extrême de méga-dividende : une baisse de presque 9% sur un titre comme celui de Microsoft à l’époque, ça ne passe pas inaperçu.
(De la clôture de la veille à l’ouverture du jour, c’est la 6e plus grosse baisse jamais enregistrée sur le cours de Microsoft sur 9'593 jours de cotations et de très loin la plus grosse entre 2003 et 2005.)
Comment sait-on que la théorie susmentionnée fonctionne partout et tout le temps ? Eh bien parce que pas mal de gens ont essayé de gagner de l’argent sans prendre de risque en exploitant une éventuelle défaillance.
C’est un truc de trader ou de hedge fund qu’on appelle du « dividend stripping ». L’idée, c’est d’acheter l’action la veille du paiement du dividende, de toucher le cash puis, de revendre le titre immédiatement.
Dans le cas du méga-dividende de Microsoft : vous achetiez des actions le vendredi 12 en clôture à $29.97, vous touchiez le dividende de $3.08 puis, dès le lundi matin à l’ouverture, vous revendiez vos titres à $27.34.
Dans ce cas précis, vous gagniez $0.45 par action moins les frais de transaction ce qui, à vue de nez, vous laissait une bonne petite marge. Faites ça sur un million d’actions et vous êtes bien.
Sauf que voilà, c’est un coup de bol. Tous ceux qui se sont essayé à ça de façon systématique vous le confirmeront : en moyenne, cette stratégie rapporte peanuts, à peine mieux qu’un livret A.
Pourquoi ? Eh bien simplement parce que tout le monde connait le truc et parce que tout le monde veut gagner de l’argent rapidement et ce, en ne prenant qu’un risque très limité (i.e. le cours baisse de plus de $3.08).
C’est-à-dire que, quand vous vous pointez le lundi matin pour revendre vos actions Microsoft, vous n’êtes pas vraiment seul à vouloir faire exactement la même chose au même moment.
Ce qui, mécaniquement, exerce une pression à la baisse sur le cours et donc, grignote les gains que vous aviez espéré faire. En moyenne, après frais de transaction, le gain résiduel est ridicule.
C’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, ce ne sont plus des traders humains qui font ça mais des machines surpuissantes directement connectées au marché avec de la fibre optique.
C’est une manifestation de la fameuse « main invisible » d’Adam Smith qu’on appelle plutôt, sur les marchés financiers, le principe d’absence d’opportunité d’arbitrage.
Un arbitrage, d’une façon générale, c’est une situation dans laquelle — comme ci-dessus — vous pouvez gagner de l’argent (au moins l’équivalent d’un livret A) en ne prenant aucun risque ou très peu.
Et comme tout le monde recherche ce genre d’opportunité (y compris pas mal de robots), elles sont presqu’immédiatement arbitrées — c’est-à-dire qu’elles disparaissent quasiment instantanément.
Et encore : c’est à supposer qu’elles soient apparues parce que, du coup, c’est sur la base de ce même principe que nous déterminons la valeur d’un paquet pas possible d’actifs et de dérivés financiers.
C’est aussi pour ça, par exemple, que la différence entre le cours de l’action HSBC à Hong Kong (cotée en Dollars de Hong Kong) et de l’action HSBC à Londres (cotée en Livres sterling), c’est *toujours* la parité HKD/GBP.
Bref non : les actionnaires ne s’enrichissent pas plus grâce aux dividendes qu’au travers de la hausse du cours de leurs actions. Si vous intégrez la fiscalité des dividendes, c’est même plutôt moins.
C’est d’ailleurs exactement pour ça que, de plus en plus, des entreprises préfèrent racheter leurs actions plutôt que verser des dividendes : ça booste le cours avec un impact fiscal moindre pour les actionnaires.
Et l’exemple de Microsoft en 2004 illustre très bien ce qui pousse des actionnaires à se verser des dividendes plutôt que réinvestir leurs profits dans la boîte : ce cash ne servirait à rien, c’est du pur gaspillage.
Même dans une économie planifiée, c’est exactement ce que ferait le planificateur : redéployer les cash des entreprises (publiques) qui en ont trop vers celles (publiques aussi) qui en ont besoin.
Bref, cette espèce de chasse aux dividendes (et aux rachats d’actions) est une pure imbécilité née dans l’esprit d’idéologues populistes qui ne comprennent strictement rien à la vie d’une entreprise.
Les seuls effets qu’on obtiendra, ce sera de transformer nos boîtes rentables en espèces d’énormes conglomérats qui investissent dans tout et n’importe quoi jusqu’à se mettre en faillite…
… et, parallèlement, de priver toutes les jeunes entreprises qui cherchent à se développer, nos emplois de demain, de l’épargne à long terme qui devait permettre de financer leur croissance. #CartonPlein
Retrouvez ce thread sous forme d’article sur Substack à l’adresse suivante :


#Finordrespontane.substack.com/p/le-super-div…

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Apr 23
Selon l’IMF, mesuré en trillions* de roubles et à prix constants (i.e. en corrigeant de l’inflation), le PIB russe devrait croitre de 138.95 trillions en 2023 à 143.35 trillions** — soit +3.16%.

Un mini #Thread

(*) 1 trillion = 1'000 milliards.
(**) source :
imf.org/en/Publication…
Dans le même temps, le budget alloué par le Kremlin à la défense est passé de 3.75% du PIB en 2023 à 5.83% du PIB — soit une hausse remarquable de 2.09 points de PIB.

Source :
reuters.com/world/europe/e…
Autrement dit : la croissance attendue de l’économie russe en 2024 se décompose en 2.09% de dépenses militaires et 1.08% d’autres choses.

Comme d’habitude, la guerre créé une illusion de croissance.
Read 5 tweets
Apr 22
La taxe sur les superprofits, en substance, c’est l’idée qui consiste à fiscaliser plus lourdement les profits inhabituellement élevés des entreprises. Un #Thread.
Une façon simple de mesurer ça consiste à mesurer le profit moyen sur les (mettons) 4 dernières années, à calculer un seuil de superprofit à 20% de plus que cette moyenne et à fiscaliser tout ce qui dépasse à (mettons) 60%.
(Il est bien entendu que nous raisonnons sur des profits nets d’impôt sur les sociétés — ce qui signifie que tout ça a déjà été fiscalisé au taux normal de l’IS, c’est-à-dire à 25%. Les 60%, c’est 60% de plus.)
Read 12 tweets
Apr 21
Ce qui m’amène à vous proposer un #thread sur la loi n°81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang », qui instaure le principe du prix unique du livre.

Le législateur souhaitait deux choses :
1/ On souhaitait que les éditeurs, au lieu de se concentrer sur les bouquins qui se vendent facilement (les blockbusters), soient incités à publier plus d’œuvres écrites par un plus grand nombre d’auteurs.
2/ Face aux assauts de la grande distribution, on a aussi voulu favoriser un système de distribution caractérisé par un maillage fin de librairies indépendantes, notamment les petites librairies.
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Apr 19
Ci-dessous, un #Thread plutôt rédigé à l’attention des économistes et financiers qui me suivent. C’est-à-dire qu’il est un peu technique mais ça n’est clairement pas la plus mauvaise nouvelle du jour.
En général, lorsqu’on essaie de se faire une idée de la santé de nos entreprises avec les données de la comptabilité publique, on utilise le ‘taux de marge’ (en gros : EBE/VAB) qui nous dit que tout va plutôt bien. Image
<note>
Ce graphe et les suivants ont été réalisés en sommant les données des sociétés financières (S12) et non financières (S11) de 1978 à 2022.

Sources :


</code>insee.fr/fr/statistique…
insee.fr/fr/statistique…
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Apr 19
Vous le savez, la France est un pays ultralibéral dans lequel les politiques mises en œuvre ces dernières décennies favorisent le capital au détriment des honnêtes citoyens que nous sommes. Un mini #Thread.
Une façon de bien voir ça consiste à calculer une sorte de taux de marge des sociétés résidentes : la rémunération du capital (l’excédent net d’exploitation, voir ci-dessous) rapportée au volume total des ventes.

Par ‘sociétés résidentes’, on entend les sociétés (financières ou pas) qui ont des activités en France. Ça revient à exclure les activités de LVMH hors de France mais à compter celles d’Apple en France.
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Apr 19
Travail vs. Capital : comment se passe (vraiment) la rémunération des facteurs de production en France ? Un #Thread qui, au-delà du sujet principal, devrait vous apprendre deux ou trois petites choses utiles.
La meilleure source que vous puissiez trouver pour ce genre de données, c’est la comptabilité nationale et notamment le tableau 1.106 des comptes nationaux.

C’est ici :


(NB : je prends 2022 parce que les donnés 2023 ne sont pas encore publiées.)insee.fr/fr/statistique…
Là-dedans, vous trouvez la valeur ajoutée brute, c’est-à-dire la richesse brute (je reviendrai sur le « brute » plus loin) créée par l’économie française chaque année. Pour 2022, ça fait 2'361.2 milliards d’euros. Image
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