J'étais content de voir que le dernier épisode de "Quand l'histoire fait date" portait sur l'Asie centrale médiévale. Je l'étais beaucoup moins après l'avoir vu. Que cela soit ça qui, de l'histoire centrasiatique, passe auprès du public, est désolant. 1/23
En un sens, l'émission est symptomatique de l'angle des études sur le monde musulman en France, où elles semblent avoir pour seul horizon ce que l'on considère être le cœur de l'Islam, le Moyen-Orient arabe, auquel vient s'ajouter le Maghreb pour des raisons historiques. 2/23
L'Asie centrale n'en est qu'une très lointaine périphérie, sans autonomie et histoire propres, qui n'intéresse qu'en tant qu'elle marque la limite orientale du monde islamique et définit d'autant mieux, par contrepoint, son centre plus à l'Ouest. 3/23
Le contexte et le déroulé de la bataille de Talas, dont le très bref exposé est rempli d'approximations et d'erreurs, ne sont qu'un prétexte à un long et curieux développement sur le pouvoir omeyyade jusqu'à son renversement par les Abbassides. 4/23
On en oublierait presque, d'ailleurs, que la bataille a eu lieu après la chute des Omeyyades, ce qui n'est jamais explicitement mentionné dans l'émission. Pas davantage que c'est ce qui pousse les Chinois à intervenir, profitant des troubles dans l'Empire islamique. 5/23
On nous en dit plus sur la difficile conquête du Maghreb que sur celle de l'Asie centrale, qui prend pourtant plus de soixante ans. Au-delà de la "concurrence entre tribus nomades pour une petite royauté de Sogdiane", on ne saura rien des principautés turco-sogdiennes. 6/23
Rien non plus sur leur intrication avec les pouvoirs turcs, rien sur l'Empire türk qui dominait la région ni sur comment les Tang ont fait s'effondrer celui-ci, colonisé l'Asie centrale orientale et pris sa place de suzerain des seigneurs locaux, ce qui explique... 7/23
pourquoi ces derniers firent appel à l'Empire chinois contre les Arabes. Rien encore sur les conséquences locales de la bataille, qui laissa les mains libres à Abū Muslim pour décimer les élites sogdiennes. 8/23
Les marchands sogdiens sont évoqués, mais les routes sur lesquelles ils vont semblent exister d'elles-mêmes comme si alors l'économie n'était pas encastrée dans le politique. De leur rôle dans la conquête arabe, rien n'est dit, ni de leur présence beaucoup plus loin à l'Est. 9/23
N'aurait-il d'ailleurs pas été intéressant d'en dire plus, par exemple, sur An Lushan (et non An Lushen !), tout juste évoqué alors que lui-même sogdo-turc, général en Chine et si représentatif de cette histoire de l'Asie centrale du Haut Moyen Âge dont Talas fait partie ? 10/23
Non, car l'émission préfère de grands discours incantatoires et essentialisants - dont je ne reconnais que trop bien, hélas, l'origine - sur le choc des empires à leurs périphéries et sur les conséquences soi-disant gigantesques sur le long terme de la bataille. 11/23
Il est complètement faux de prétendre que Talas "livre à l'Islam" (sic !) "l'ensemble du monde turc" (re-sic !) qui se convertit et se rallie à l'Empire islamique : la 1ère conversion des Turcs hors de l'empire, celle des Qarakhanides, aura lieu 2 siècles plus tard ! 12/23
Il est ridicule de dire que la Chine se retrouve "privée de la violence" des nomades des steppes - parce que oui, c'est ça les nomades, des barbares qui servent de réservoir de violence pour les empires sédentaires - et se définit alors durablement en rupture avec elle. 13/23
C'est tellement ridicule que ce qui sauve les Tang de la révolte d'An Lushan, c'est l'aide militaire... des Ouïghours, le grand empire des steppes de l'époque, qui par ailleurs ne s'est franchement pas livré à l'Empire islamique, puisqu'il rivalise avec lui. 14/23
En parlant d'Ouïghours, la conclusion qui laisse entendre que les Ouïghours actuels, aujourd'hui oppressés par la Chine parce qu'elle veut rétablir la route de la soie, sont islamisés du fait des suites de la bataille de Talas, est tout bonnement honteuse. 15/23
Les populations du Turkestan oriental qu'on appelle de nos jours Ouïghours ont été islamisées dans le contexte de la fin de l'Empire mongol, aux XIVe-XVe s., sept siècles après Talas. SEPT SIÈCLES !!! Sept siècles d'histoire centrasiatique, comme ça, à l'emporte-pièce ! 16/23
Au lieu de conséquences sur sept siècles, la bataille de Talas est en vérité tellement insignifiante qu'à peine deux ans plus tard, les Chinois sont de retour et le roi du Chach (la "petite royauté de Sogdiane) leur prête hommage,... 17/23
alors que les troupes musulmanes, quant à elles, se retirent et ne reviennent dans la région qu'à la fin du IXe s. ! Je passe sur la révolution abbasside présentée comme une révolte persane dirigée contre le pouvoir arabe. 18/23
Franchement, c'était bien la peine de brocarder (à raison) en introduction le fantasme de la bataille de Poitiers comme sauvetage de l'Occident face au péril musulman si c'est pour raconter autant de bêtises sur celle de Talas. 19/23
À trop vouloir forcer le jeu de miroir entre les deux évènements, l'émission nous présente de Talas un reflet tout aussi grotesque que la bataille de Poitiers du roman national. 20/23
Ce que je vois, moi, au miroir de cette émission, qui prétend faire du "décor" centrasiatique le protagoniste principal mais le réduit vite au rang de potiche au profit du vrai décor du palais omeyyade de Qusayr 'Amra, c'est l'image d'une certaine historiographie. 21/23
Elle ressemble à l'une des danseuses du ventre de ce décor de Qusayr 'Amra, qui se regarde le nombril en snobant les rois du monde - thème centrasiatique, j'en parlais ici 👇 - qu'elle a pourtant convoqués et qui sont représentés près d'elle. 22/23
Ce faisant elle ignore - si l'on veut jouer avec les symboles - que ce que dit bien la présence des rois du monde, y compris sans doute le qaghan des Turcs, au palais de Qusayr 'Amra, en Jordanie, c'est justement que l'Asie centrale se trouve au cœur du monde islamique. 23/23
P.S. : la musique de Rome : Total War dans "Quand l'histoire fait date", j'étais pas prêt.
@GaryGareGare Je ne connais pas de synthèse telle que vous en chercher (de manière générale, les bonnes synthèses sur l'Asie centrale sont très rares). Mais je vais chercher. Je pourrai éventuellement poser la question à Alexandre Papas.
@GaryGareGare Concernant l'épithète "Ouïghour" du souverain ladakhi de mère musulmane que vous étudiez, je me demande s'il ne faudrait pas peut-être pas y voir une influence en tibétain de l'usage chinois qui se développe après le XVe s. d'appeler "Ouïghours" les musulmans de façon générale.
@GaryGareGare (D'où les Ouïghours du Xinjiang actuel). Il me semble surtout avoir lu quelque part que Hor en tibétain en était venu à désigner des Ouïghours les Mongols à partir de l'époque de l'empire. Il faudra que je retrouve, mais j'en suis à peu près certain.
@GaryGareGare J'aime beaucoup votre sujet de recherche et serais très curieux de lire votre thèse une fois celle-ci achevée !
@GaryGareGare l'essentiel des Ouïghours gagnaient le Tarim. S'y sont ensuite adjoints des Mongols, et c'est un groupe mi-turcophone, mi-mongolophone. Ils sont à la lisière entre le Gansu et le Qaidam, et l'on trouve également parmi eux des Tibétains.
@GaryGareGare Voir à leur sujet Saguchi Toru, "The Historical Development of the Sarigh Uyghurs", The Memoirs of the Toyo Bunko XLIV, 1986, p. 1-26 (je peux vous l'envoyer si vous peinez à le trouver).
@GaryGareGare Le problème est que je ne sais pas dans quel mesure Yugur en tibétain n'en est pas venu à désigner les Ouïghours en général après que Hor se soit mis à désigner les Mongols. Et on est totalement de l'autre côté du plateau Tibétain. Mais c'est la piste vers laquelle je chercherai.
@ulyssecolonna Et les nomades des steppes paient des impôts.
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Pourquoi les sociétés steppiques ne sont pas des sociétés 𝘵𝘳𝘪𝘣𝘢𝘭𝘦𝘴: un fil. 🧶
Première partie : le problème de la tribu.
1/69
Lorsqu'on évoque les steppes d'Eurasie centrale, on songe souvent à de vastes étendues quasi vides et en marge des centres de civilisations sédentaires. Par opposition à celles-ci, la qualification des sociétés steppiques pratiquant le nomadisme pastoral est significative. 2/69
Les nomades des steppes sont en effet instinctivement associés au tribalisme. Chinggis Khan, par exemple, en fondant l'empire, aurait ainsi unifié les nombreuses 𝘵𝘳𝘪𝘣𝘶𝘴 et sous-𝘵𝘳𝘪𝘣𝘶𝘴 du plateau Mongol : Qonggirad, Merkid, Kereyid, Naiman, Oyirad,... et Mongols. 3/69
Dites, les partis du #NFP, si vous croyez un seul instant que nous autres électeurs de gauche avons, hormis la poignée de vos militants respectifs, voté pour vous, les partis, et non pour le Nouveau Front Populaire et son programme dans son ensemble, a fortiori contre le RN... 1
si vous croyez que la somme de vos parties n'est pas considérablement inférieure au tout que vous avez formé pour ces élections, si vous croyez que le nombre de députés d'un tel ou un tel ou vos scores aux élections passées sont représentatifs d'un quelconque rapport de force...2
si vous croyez que votre (notre) victoire étriquée, issue d'un résultat en nombre de voix beaucoup trop faible pour une gauche unie et qui devrait fortement tous vous interroger, vous autorise à vous entredéchirer dès le lendemain sans même en avoir ramassé les fruits... 3
Un préjugé courant consiste à considérer que les technologies de gouvernance déployées par les pouvoirs nomades ont nécessairement été empruntées aux sociétés sédentaires. Cela aurait été notamment le cas du jam, le système de poste de l'Empire mongol. Or, c'est faux. 1/39
Qu'on soit bien clair, je ne reproche rien à l'auteur du fil cité qui s'appuie sur un article sérieux de Didier Gazagnadou, qui a beaucoup écrit sur le sujet. C'est la vision de ce dernier, et de bien d'autres auteurs, que j'entends remettre en cause. 2/39 books.openedition.org/psorbonne/2534…
Ces auteurs interprètent le jam mongol, ou yam sous sa forme turcisée, en termes de transfert culturel, en omettant complètement, d'après moi, tous les éléments pointant vers une origine indigène de cette institution essentielle au fonctionnement de l'Empire mongol. 3/39
Le cas des Mongols et de la pseudo-dynastie Yuan 元 n’est pas isolé. Il trouve en fait un exact parallèle dans celui de leurs prédécesseurs, les Khitan, et de la dynastie qu'ils auraient soi-disant fondée en Chine du Nord, les Liao 遼. Là encore, c'est plus complexe. 🧶1/24
Pour rappel, les Khitan sont un peuple nomade des franges de la Mongolie Intérieure et de la Mandchourie actuelles, parlant une langue cousine du mongol, attesté dès le VIe s. Ils participent de cette culture commune des steppes eurasiatiques qui court de l'Amour au Danube. 2/24
Bien qu'il existât avant un royaume khitan, les Khitan dirigent un empire étendu à la Mandchourie, une partie du plateau Mongol et la Chine du Nord entre 907 et 1125. Son fondateur, le qaghan Abogin/Abaoji 阿保機 (Taizu 太祖), prend le titre impérial chinois huangdi 皇帝. 3/24
Nasreddin Khoja apprend la venue de Temür (Tamerlan) dans la région. Il lui apporte en hommage un panier des plus beaux abricots cueillis dans son verger, ignorant ce qui est pourtant de notoriété publique, à savoir que Temür déteste les abricots. 1/4
Se sentant insulté, l’irascible souverain se saisit d'un des fruits les plus mûrs du panier et le jette à la figure de Nasreddin. Celui-ci s'exclame : "Dieu soit glorifié !" Temür lui jette un deuxième abricot, à quoi le khoja répond : "Dieu soit loué !". 2/4
Au troisième qui s'écrase sur lui, il dit d'une voix forte : "Dieu est le plus grand !" De plus en plus irrité, Temür balance pratiquement tout le contenu du panier sur le pauvre Nasreddin, pendant que celui-ci récite la basmala. Excédé, Temür finit par s'écrier : 3/4
Les Mongols ont conquis la Chine, mais la Chine aurait conquis ses farouches vainqueurs. Preuve en serait la fondation des Yuan, incorporant les Mongols à la longue succession des dynasties chinoises, des Xia jusqu'aux Qing. Mais y a-t-il vraiment une dynastie Yuan ? Un fil. 🧶1
Pas de faux suspens : comme l’a montré l’historien coréen Kim Hodong, non, Yuan n’est pas le nom d’une dynastie à la chinoise créée par les Mongols. Ou du moins, ce n’est pas le cas dans l’esprit des élites mongoles qui tiennent les rênes du pouvoirs. Mais alors, c'est quoi ? 2
On a coutume de voir dans la date de 1260 une césure dans l'histoire de l'Empire mongol : après la mort de Möngke, la guerre civile éclate entre ses frères Qubilai et Arïgh Böke, qui se proclament tous les deux qa'an (empereur). Le 2nd serait un tenant de la tradition mongole...3