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Platon – la théorie des Idées 🧵⬇️

Commençons par l’idée de la justice : c’est une idée absolument fondamentale, et l’on peut passer sa vie à se battre pour un monde plus juste. Mais on rencontre un problème quand on pose la question de son statut ou de son origine.
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En effet, d’où nous vient-elle ? Le problème est qu'on ne peut pas lui supposer la même origine que pour la plupart de nos concepts, à savoir la perception.
Si on demande comment il se fait que nous avons l’idée de caillou ou d’arbre par ex., il n’est pas difficile de répondre :
nous avons simplement vu un certain nombre de cailloux et d’arbres, et à partir de ces perceptions, nous avons pu nous forger une idée de ces choses. Ce sont des concepts empiriques, c’est-à-dire issus de l’expérience.
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Pour l’idée de justice, ce n’est pas la même chose. On ne peut pas "percevoir" la justice quelque part, et ensuite forger l’idée de justice sur cette base : il faut au contraire avoir d’abord l’idée de justice pour pouvoir ensuite considérer une situation comme juste.
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Et c’est la même chose pour d’autres idées comme celle de ce qui est "éthique", de ce qui est "légitime", "bien", etc. : ce sont des idées qui entrent dans des jugements de valeur, par opposition à de simples descriptions factuelles.
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En les utilisant, on se prononce pour ou contre la chose ou la situation qui est perçue dans l’expérience. On peut les appeler des concepts normatifs, ou des valeurs, par opposition à des concepts descriptifs.
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Ces concepts normatifs ne peuvent pas provenir de l’expérience : la justice et l’injustice ne sont pas comme des choses qui se voient ; bien au contraire, pour considérer une action particulière comme juste ou injuste, il faut la comparer à notre idée de la justice.
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Mais alors, que sont les idées de la justice, de l’éthique, etc. ? Est-ce qu’il s’agit de simples inventions ? Construisons-nous arbitrairement en nous-mêmes ces idées ?
Une telle conclusion aurait des implications importantes : se battre pour la justice deviendrait vain.
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Il ne vaudrait pas la peine de dédier sa vie à des causes dites "justes", il serait fou de faire passer nos désirs personnels après la considération du juste, si finalement la justice n’est qu’une idée fabriquée en nous, quelque chose de conventionnel et d’artificiel.
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Pour sortir de cette difficulté, Platon réfléchit au statut d’autres idées, relevant d’autres genres, par exemple l’idée de l’égalité, l’idée de l’unité, l’idée de l’altérité, l’idée de l’être, l’idée du néant, l’idée de l’identité… Dans le Phédon, c’est l’idée d’égalité.
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D’où vient notre idée de l’égalité ? On pourrait soupçonner une origine empirique, c’est-à-dire qu’on pourrait penser que c’est en voyant des choses égales, par ex. des cailloux ou des bouts de bois de même taille, que l’on finit par construire en soi-même l’idée de l’égalité.
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Et, manifestement, c’est « à l’occasion » des perceptions sensibles que l’on acquiert la connaissance du concept d’égalité ; autrement dit, on ne se serait vraisemblablement pas avisé de penser à cette idée si l’on n’avait pas vu des objets sensibles égaux.
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Mais il n’en reste pas moins qu’il y a une espèce d’abîme entre l’idée d’égalité et les objets sensibles égaux.
D'abord, ils ne sont généralement pas parfaitement égaux, il y a souvent de petites différences, même entre deux gouttes d’eau.
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Mais surtout, il y a une propriété vraiment remarquable de l’idée d’égalité (qu’on retrouve dans toutes les autres "idées" de Platon), c’est son caractère immuable: elle ne change jamais, elle est toujours la même, de la même façon, et elle ne peut pas changer, être autrement.
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Au contraire, il n’y a aucune immuabilité des objets sensibles : comme dit Héraclite, "tout passe", tout change avec le temps (Panta rhei), les choses sensibles sont détruites, autre chose les remplace, de sorte que les concepts purement empiriques doivent varier eux aussi.
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Cela se voit bien par ex. pour les concepts portant sur la vie humaine, ou sur les objets techniques : il y a beaucoup de concepts qui étaient très courants il y a 2 ou 3 siècles et qui sont aujourd'hui oublié, ou qui se sont totalement transformés. Pour prendre un ex. précis
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que Platon ne connaissait pas, vers le 18ème siècle on parlait de la "condition" de quelqu’un, et cela désignait le niveau dans la société qu’il était destiné à occuper par sa naissance ; il fallait viser un emploi compatible avec cette "condition", cf mon fil sur Tocqueville)
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Il est vrai que beaucoup de concepts purement empiriques restent pertinents pour décrire la réalité pendant des périodes de temps immense, par ex. il y a bien sûr encore aujourd’hui des cailloux et des arbres comme à l’époque de Platon, et ces concepts n’ont pas changé,
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néanmoins ils n’ont pas l’immuabilité de ce que Platon appelle les "idées", puisque les cailloux et les arbres n’ont pas toujours existé. Alors que pour les "idées" fondamentales comme l’égalité, tout se passe comme si elles avaient une sorte d’existence éternelle...
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Pour le moment, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous exposer de la meilleure manière possible la théorie des idées de Platon. Je ne peux pas vraiment le défendre davantage, d’ailleurs lui-même a émis des objections assez décisives contre sa propre théorie dans le Parménide.
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Pour défendre l’importance de la justice, de l’éthique, etc. et aussi pour donner un statut à des concepts logiques fondamentaux comme l’égalité, il va jusqu’à dire que ces idées sont des réalités qui existent "séparées" du monde sensible, "ailleurs", dans un "lieu intelligible".
Et nous pourrions selon lui accéder à cette « réalité intelligible » par l’activité de la pensée, de la réflexion, de l'intellect. Cela est représenté métaphoriquement dans le fameux « mythe de la caverne » (pour une vidéo à ce sujet, voir le lien plus bas).
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Cette théorie platonicienne, qui admet l’existence d'idées éternelles et séparées du monde sensible, est indéniablement bizarre. Mais elle répond à plusieurs problèmes réels, c’est pourquoi elle a été suivies par beaucoup d’autres tentatives.
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L’une des voies pour « améliorer » cette théorie a été le théisme, c’est-à-dire le fait de considérer que les idées existent bien, mais dans la pensée d’un être divin ; cela parut bien plus crédible que l’existence d’idées séparées subsistants simplement par elles-mêmes.
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Dans les philosophies qui récusent l'existence d'un tel être divin, il s’agit de savoir comment on peut accorder à des idées qui ne sont que des productions humaines une validité qui serait quelque chose de plus qu’une simple convention arbitraire. Nous en reparlerons.
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Jun 1
D’Holbach – L’origine des idées religieuses.

Dans toutes les cultures humaines jusqu’à une époque récente, on trouvait des croyances et des rites concernant des puissances invisibles, qui étaient vénérées, craintes, etc.
Pourquoi de telles idées sont-elles apparues ?
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La réflexion du baron d'Holbach à ce sujet commence ainsi : dans la mesure où nos idées proviennent initialement de l’expérience sensible, il ne vient d’abord à l’esprit d’aucun être humain de croire à l'existence d'une chose "totalement différente de tout ce qu’il aperçoit"
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L’histoire des religions n’a ainsi pas pu commencer par la croyance en un être tout à fait immatériel ; il est bien plus vraisemblable de penser qu’elle a commencé par une certaine façon de voir les réalités sensibles, consistant à leur attribuer une pensée et une volonté.
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May 25
Aujourd’hui, je vous propose une présentation de la “Métaphysique des mœurs” de Kant.

Dans cet ouvrage majeur, il développe les différents principes du juste et de l’éthique auquel on aboutit en appliquant ce qu'il appelle la "loi fondamentale" de la raison.

Allons-y !
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La "loi fondamentale" de la raison dont parle Kant peut être vue comme une formulation un peu plus précise de principes que l’on utilise souvent dans la vie courante ; par exemple on dit « si tout le monde faisait comme toi… » (on ne finit pas la phrase généralement)
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Ou encore : « est-ce que ça te plairait que tout le monde fasse la même chose que toi ? ». Et, en effet, au nom de quoi aurions-nous le droit de faire une exception pour nous-même ? Je ne vais pas ici m’étendre sur cette loi fondamentale en elle-même,
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May 11
En 1802, Chateaubriand publie "René", un ouvrage qui connaît un grand succès. C’est le roman d’un sentiment étrange : la mélancolie romantique. René est celui qui souffre mais qui a honte de souffrir parce que, contrairement à ses interlocuteurs, il n’a aucun problème réel.
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Alors que la plupart des humains souffrent à cause d’un “malheur réel”, de problèmes réels, concrets, bien déterminés, René - du moins jusqu’à un certain moment de sa vie - ne connaît rien de tel, mais une souffrance “vague”. C’est un mal “imaginaire”, en quelque sorte,
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mais qui produit pourtant des effets bien perceptibles.
René dit ainsi : “j'avais été jusqu'à désirer d'éprouver un malheur, pour avoir du moins un objet réel de souffrance”. La distinction entre souffrances “sans objet” et souffrances “avec objet” est née.
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Mar 30
Hegel - théorie du tout

Hegel est connu pour de nombreuses idées, concernant par ex. les processus dialectiques, la conscience, le besoin de reconnaissance, l'éthique, l'histoire, l'art, etc. Ces idées sont intégrées dans une conception de l'ensemble du réel. Petit aperçu⬇️
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Hegel a développé un système dont le but est de conceptualiser les principaux aspects du réel. Il s’agit de faire une théorie de la “totalité”, parce que “seul le tout est le vrai”, c’est-à-dire qu’on ne peut pas véritablement comprendre une partie du réel (par exemple le vivant)
sans lui donner sa juste place dans l’ensemble de tout ce qui est. Dès lors, l’une des thèses majeures de Hegel se trouve dans l’architecture d’ensemble de son système, et consiste en ceci : le tout est constitué de trois “moments” que sont le logique, la nature, et l’esprit.
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Read 33 tweets
Mar 23
Kant - l’éducation morale

Pour parler des devoirs moraux aux enfants, il ne faut pas leur dire qu’il est dans leur "intérêt" d’être respectueux, honnêtes, etc., mais au contraire leur monter que l’intégrité peut être la chose la plus difficile du monde...
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Il y a un certain nombre de proverbes qui énoncent une convergence entre l’intérêt personnel et la moralité, par exemple : « l’honnêteté paie », « bien mal acquis ne profite jamais »...
Mais enseigner de telles idées, c’est corrompre la moralité à la racine.
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Certaines actions immorales peuvent être dans notre intérêt (quand on a la certitude de l’impunité), et tout l’enjeu de la moralité est justement de parvenir à dépasser la mentalité centrée sur l’intérêt personnel. Agir moralement c’est agir « par devoir [aus Pflicht] ».
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Read 24 tweets
Mar 9
Voici un résumé de la pensée de Hume concernant la justice et l’éthique. Nous allons voir que Hume s’oppose au scepticisme en morale, au système de l’égoïsme, et au rationalisme ; il développe une philosophie de l’invention des normes et de la généralisation de la sympathie.
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Le scepticisme en morale consiste à dire que les distinctions du bien et du mal, du juste et de l’injuste,etc. sont arbitraires, sans nécessité, valables seulement pour la personne qui les fait. Il n’y aurait que des opinions personnelles sur ce qu’il faut faire et ne pas faire
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et seulement des lois dites "positives", c’est-à-dire valides à un moment donné, dans un espace juridique déterminé (un Etat ou une autre institution ayant voté ces lois), sans qu’on puisse considérer ces lois comme justes ou injustes (on parle de "positivisme juridique").
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