Il y a dans des réflexions sur les risques de guerre un non-dit qui imprègne tous les discours alarmistes du "doom porn" depuis 2022 : l'idée que l'escalade serait automatique et que le moindre mort en treillis précipiterait la 3e guerre mondiale. Non.
Un fil de désescalade. 🧶1/
"L'escalade", en termes militaires, c'est la surenchère. Horizontale (l’extension du conflit à d'autres zones) ou verticale (accroissement de l'intensité du conflit). L'escalade est un risque, bien entendu. Dans toute situation de violence armée. 2/
Clausewitz parlait de la tendance à "la montée aux extrêmes". Mais s'il considérait que la "guerre théorique" ne pouvait que monter aux extrêmes, la guerre réelle ne le pouvait pas. Il y a toujours et il y aura toujours des limites. 3/
Mais l'important quand on pense ces limites, ce qui nous fait défaut depuis 2022, c'est de prendre en compte le fait que l'escalade est TOUJOURS le fait de choix politiques. Plus ou moins contraints et éclairés bien entendu. 4/
Or la plupart des commentateurs alarmistes considèrent que dès qu'un certain "seuil" serait franchi, l'escalade serait "automatique". Non. Ce n'est historiquement jamais le cas. Disons-le encore une fois : on ne se fait pas la guerre par "accident". Jamais, jamais, jamais. 5/
Lorsque la volonté de combattre est là, le plus petit prétexte peut être invoqué comme Casus belli. Et s'il n'y en a pas, on en invente un. On dit que le voisin est un nazi, ou invente une fausse attaque de la part de l'autre (Moukden 1932, Pologne 1939)... 6/
Mais à l'inverse, lorsque la volonté de se battre n'est pas là, les "incidents" peuvent aller assez loin en fait. Par exemple, le 12/12/1937, l'aviation japonaise coule un navire de guerre américain, la canonnière USS Panay. 3 morts, 45 blessés. Mais le Japon s'excuse... 7/
Et bien que les Etats-Unis soient vent debout contre l'intervention japonaise en Chine, ils ne déclarent nullement la guerre.
Autre exemple : le 08 octobre 1950, l'aviation américaine attaque une base soviétique par erreur, pensant frapper la Corée du Nord. Pas de guerre... 8/
La Guerre froide fut d'ailleurs émaillée de très nombreux "incidents" aériens, sans que jamais personne ne considère qu'ils étaient porteurs d'une escalade automatique.
1969, conflit en Sibérie entre URSS et Chine. Des centaines de morts. Des régiments entiers s'affrontent. 9/
(j'avais d'ailleurs publié un petit papier sur cet incident d'ampleur ). Là encore, malgré une grosse mise en alerte nucléaire, pas d'escalade "automatique". 10/theatrum-belli.com/le-conflit-sin…
Je crois que cette paranoïa sur l'escalade a deux origines : d'une part l'incompréhension sur les doctrines de la guerre froide et d'autre part un imaginaire cybernétique qui nous imprègne et qui fait reculer le politique au sens noble du terme. 11/
L'incompréhension sur les doctrines, c'est la vision fantasmée d'une escalade nucléaire automatique, portée par une appréhension simpliste de la notion de "représailles massives" qui aurait répondu à "toute attaque contre un membre de l'OTAN. 12/
Mais le fait qu'on ne donne pas un seuil précis par ambiguïté stratégique ne veut pas dire qu'il n'y a pas de seuil. Simplement, on souhaite le garder flou pour que l'ennemi ne puisse pas, par calcul, aller aussi près que possible du seuil. 13/
C'est une différence fondamentale qui sépare les relations internationales, par essence contractuelles, transactionnelles et ambiguës, de l'ordre juridique interne du gouvernement par les lois, qui a au contraire besoin de lois communes, claires, publiques et univoques. 14/
Ce qui nous amène à l'imaginaire cybernétique, qui imprègne nos sociétés du "new public management". L'idée que dans la conduite des sociétés modernes complexes, c'est la science qui devrait décider, parce qu'il existe une et une seule solution "efficace" à tout. 15/
C'est le grand glissement dénoncé par Alain Supiot du gouvernement par les lois vers la gouvernance par les nombres. Avec ce qu'elle suppose d’imaginaire cybernétique, qui priverait le politique de son pouvoir de décision jugé obsolète et inefficace. 16/ fayard.fr/livre/la-gouve…
Or la guerre, au delà des capacités, reste un duel de volontés. Jamais rien n'est "plié" d'avance et la décision du renoncement ou de la continuation du combat peut prendre des détours parfois surprenants. 17/
Donc pour revenir à la notion d'escalade, non, il n'y a rien et il n'y aura jamais rien d'automatique. Si demain un avion occidental est abattu par un avion russe, qu'un militaire occidental est tué en Ukraine par un soldat russe... 18/
Même si un navire de guerre est coulé, l'escalade ne sera ni immédiate, ni automatique, ni totale, ni forcément nucléaire. C'est d'ailleurs un fantasme qu'ont intérêt à entretenir les opposants à l'arme nucléaire : l'idée qu'elle serait d'emploi "automatique". 19/
Retenez-le : l'escalade militaire, c'est comme les antibiotiques. C'est pas automatique. Vous pouvez déclarer un blocus (Berlin) sans entrainer de guerre si la volonté mutuelle n'est pas là. Vous pouvez "résoudre les incidents" par la diplomatie (Fachoda). 17/
Bien entendu le fait que ce conflit se déroule le long du territoire d'une puissance nucléaire majeure en fait un cas à part. Indéniablement, une certaine prudence est justifiable : il vaut mieux penser deux fois à ce qu'on fait et discuter entre partenaires. 18/
Je crois que le plus important dans tout ça c'est la clarification du calcul stratégique. Or elle suppose de l'information de qualité, un minimum de transparence et du temps pour la réflexion. Autant dire que c'est un défi pour les décideurs en 2024... 19/
Donc dire que "dès février 2022 on aurait du tout livrer à l'Ukraine" me semble un raisonnement un peu fallacieux face à l'inconnu dans lequel on était. Mais dès la mi 2022, on avait a peu près compris les limites des uns et des autres. 20/
Depuis lors, les "pudeurs de gazelle" (coucou Olaf) peuvent avoir des motivations politiques et des arrières pensées (la plus courante étant "ne pas trop insulter le futur des relations avec la Russie), mais les risques d'escalade sont objectivement connus. 21/
En tous cas, envoyer des "instructeurs" ou même des pilotes "volontaires" n'a jamais été motif à déclencher l’Armageddon et je ne vois pas pourquoi cela serait différent cette fois. L'escalade, c'est pas automatique. FIN
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Ukraine, quels chars pour la suite ?
Il est frappant de voir que l'évolution du conflit ukrainien semble entrainer un recul des chars de combat dans leur utilisation "habituelle" (si tant est qu'elle ne le fut jamais). En tous cas, les besoins évoluent, le char est à repenser 1/
Les usages du char en Ukraine sont de plus en plus ceux vus dans certains conflits précédents (Yémen, Syrie) : un rôle de pièce d'artillerie mobile, soit pour le tir d'appui direct, soit pour le tir indirect. Les formations blindées de rupture/exploitation s'effacent. 2/
Plusieurs raisons : d'abord le manque de savoir faire, l'usage de formations blindées en interarmes demandant des compétences pointues, un haut niveau d’entrainement et de coordination, depuis l'opérateur jusqu'à l'état-major. Niveau inconnu des levées en cours de conflit. 3/
L'idée d'une trop grande dépendance à la Chine pour approvisionnement des linters de coton qui servent à faire la poudre propulsive des charges d'artillerie (et non les obus) revient souvent. Mais... Mais... 1/
Bon, de quoi on parle, déjà ? Pas des obus, mais de la charge propulsive qui pousse l'obus hors du canon. Cette charge est constituée d'une poudre, généralement un dérivé de nitrocellulose. 2/
Descendante lointaine des poudres "sans fumée" qui ont remplacé la poudre noire au tournant XIXe-XXe siècle, il s'agit d'un composé qui, pour faire simple, repose sur un traitement aux acides de fibres de cellulose très pures, issues du coton. 3/
Même si la progression russe se fait à un coût matériel et humain considérable, l'armée russe reste à l'initiative.
Pourquoi une telle alerte maintenant alors que cette détérioration est connue ? Plusieurs hypothèses : 2/
1) mettre la pression sur les Européens, qui "regardent ailleurs", entre conflits au Proche orient, élections européennes, questions internes et lassitude. Il faut que les Européens accélèrent le soutien, ce qui pour l'heure patine en Europe occidentale... 3/
Israël - Iran : "une soirée à 1,5 milliards".
La révélation d'une estimation du cout des interception met en exergue la disparité des coûts de la frappe iranienne - 5 à 6 fois moins couteuse je pense. 1/ defencesecurityasia.com/en/in-just-one…
La frappe iranienne n'a pas couté ce prix là, loin de là. L'Iran a donc tiré :
- environ 130 drones Shahed 136, ~20k$/pièce
- 30 missiles de croisière (Paveh ? Soumar ?) ~1M$/pièce (?)
- 110 missiles balistiques (surtout du Ghadr-110, un peu de Emad ?) ~2-3M$/pièce ? 2/
Soit une salve dans les 250 millions de dollars. Sachant que les vieux missiles Ghadr-110 sont payés depuis longtemps... Autant les tirer que d'avoir à payer pour les entretenir. Le parc se renouvelle de toute façon.
6 fois plus cher donc de défendre Israël que de l'attaquer. 3/
Cette question revient depuis hier : "les Américains, Français et Britanniques ont abattu des drones et missiles iraniens pour défendre Israël, pourquoi pas au profit de l'Ukraine" ? Alors... "c'est compliqué" 1/
D'abord, le soutien "officiel" : depuis 1968, Israël bénéficie, à défaut de traité, d'un 'engagement de soutien militaire' assez fort de la part des Etats-Unis (sans aller en 1973 jusqu'à participer, mais sans doute pas de beaucoup). 2/
Donc le soutien américain, sans avoir valeur de traité, s'inscrit quand même dans une tradition politique bien ancrée. Rien de tel n'existe vis à vis de l'Ukraine (même si les Etats-Unis pourraient sans doute invoquer - un peu tard - leur engagement dans le mémo de Budapest). 3/
A minima, l'attaque iranienne modifie la façon dont se vivent les rapports du conflit irano-israélien depuis... Presque depuis 1979 en fait. L'Iran armait et entrainait des groupes de proxies plus ou moins contrôlés (Hamas, Hezbollah, Houthis), qui frappaient Israël... 1/
L'Iran interceptait aussi des navires dan le Golfe, soutenait le régime syrien et les milices en Irak, et maintenait une rhétorique anti-israélienne, mais sans frapper directement le sol israélien. 2/
En "échange", Israël frappait les groupes armés qui le menaçaient et des cibles liées à leur action, notamment en Syrie. La frappe sur le consulat iranien s'inscrivait dans ce type de rapports de conflictualité "indirecte". 3/