Il y a quelques semaines, je suis revenu sur le concept de banalité du mal d’Hannah Arendt : le mal commis de manière totalement détachée, comme si de rien n’était. Selon la philosophe, agir de la sorte implique une «pure absence de pensée». Que faut-il entendre par là ? 1/25
En premier lieu, rappelons que ce concept s’applique au génocidaire nazi Adolf Eichmann. Contrairement à une mauvaise interprétation de la pensée d’Arendt, cette dernière dit bien qu’il est coupable et responsable de ses crimes, lesquels sont «sans précédents». 2/25
Cependant, certaines formules qu’elle utilise posent problème : le fait qu’Eichmann n’aurait eu «aucun mobile», aucune conviction forte, et qu’il aurait agi «sans se rendre compte de ce qu’il faisait». Il y a ici un paradoxe difficile à résoudre. 3/25
Pour l’élucider, le concept d’absence de pensée est crucial. Comme le rappellent les philosophes Martine Leibovici et Anne-Marie Roviello, il ne faut pas comprendre ici le mot «pensée» comme un simple synonyme de réflexion ou de raisonnement. 4/25
Dans «La vie de l’esprit», paru en 1978, Arendt dit de la pensée qu’elle est «l’habitude de tout examiner de ce qui se produit et de s’interroger sur la signification de ce qui arrive.» Cette quête de signification est fondamentalement liée à la faculté de juger. 5/25
Selon Arendt, le jugement est ce qui rend la pensée concrète, car il porte sur des actions, des situations ou des objets particuliers. La pensée, quant à elle, permet d’unifier les jugements et de forger à partir de ceux-ci des concepts généraux et abstraits. 6/25
Arendt ajoute que «la manifestation du vent de la pensée» est l’aptitude à faire un jugement moral : «distinguer le bien du mal». Influencée par la morale de Kant, elle énonce le principe de l’action bonne sous la forme d’un impératif :
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«Agis en sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par toi en loi générale, c’est-à-dire en loi dont tu pourrais toi-même être le sujet.» Pour suivre ce principe, faire l’expérience concrète du mal en ayant conscience d’avoir mal agi est souvent nécessaire. 8/25
Si comme Eichmann, on a aucun remords alors qu’on a perpétré des crimes gigantesques, c’est qu’on se refuse à penser le mal, et par conséquent, qu’on ne désire ni le bien ni la justice.
En effet, la dimension affective de la pensée est essentielle. 9/25
Pour reprendre les termes de Martine Leibovici et Anne-Marie Roviello, l’absence de pensée est une «absence de cœur», une incapacité à éprouver émotionnellement, affectivement, le mal comme mal et le bien comme bien. 10/25
Mais pour éprouver de telles émotions, encore faut-il avoir conscience de la pluralité humaine : le bien, le mal, le juste appartiennent au sens commun et au sens du commun : ils ne se pensent pas sans présence d’autrui et relation aux autres. 11/25
Une autre faculté entre alors en jeu : celle de l’imagination. Si je désire le bien, ce n’est pas seulement car j’éprouve un mal qui touche ma seule personne, mais aussi parce que je suis capable d’imaginer le mal fait aux autres pour le ressentir. 12/25
On le voit, l’absence de pensée d’Eichmann revêt plusieurs aspects : absence «d’interrogation sur la signification de ce qui arrive» (de son fait) ; absence d’imagination, et donc de pitié et d’empathie, de conscience du mal et de désir du bien. 13/25
Pour Eichmann, la présence des autres n’est même plus pensable. Ce qu’Arendt a appelé le mal radical dans «Les origines du totalitarisme», et plus tard le mal extrême, est alors pleinement à l’œuvre : un mal qui rend tous les êtres humains superflus. 14/25
L’expert-psychiatre du procès, Shlomo Kulcsar, ne dit pas autre chose dans son rapport : «pour Eichmann les autres étaient seulement des accessoires sur une scène dont il occupait le centre...» Leur présence était si menaçante qu’«il devait leur dénier tout statut humain.» 15/25
L’expression de «mise en scène» est significative, car Eichmann lui-même n’apparaît pas tel qu’il est vraiment. Il porte toujours des masques : celui du bureaucrate zélé, du rouage irresponsable de la machine nazie, etc. Par l’absence de pensée, il se rend lui-même absent. 16/25
Une manière pour Eichmann de se rendre absent est l’emploi systématique de clichés, qui selon Arendt est le «symptôme d’un nazisme inexpugnable». Par exemple, il disait qu’il était un idéaliste, pour rendre compte de sa loyauté totale, et en fait fanatique, à Hitler. 17/25
Ce cliché sert à effacer dans le langage toute trace de crime. Il appartient à «la langue du IIIe Reich», analysée par le philologue Victor Klemperer ; une langue dans laquelle le gazage est qualifié de «mort miséricordieuse», et l’extermination de «solution finale». 18/25
Ces mots permettent de neutraliser le mal par le banal, c’est-à-dire par le détachement qui caractérise l’absence de pensée. C’est en raison de ce détachement qu’Eichmann «ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait», au sens où il ne se rendait pas compte du mal commis. 19/25
Pire qu’un simple détachement par rapport au mal, il s’agit d’un désintéressement : de soi et des autres.
Le désintéressement est un trait essentiel des régimes totalitaires, qui visent à dominer les masses au nom d’un seul intérêt : l’application de l’idéologie. 20/25
Dans le contexte totalitaire, le terme «idéologie» doit être compris au sens littéral : la «logique d’une idée», d’après laquelle, écrit Arendt dans les «Origines du totalitarisme», «vous ne pouvez poser A sans poser B et C, jusqu’à la fin de l’alphabet du meurtre.» 21/25
Les horreurs démesurées du totalitarisme, en l’occurrence du nazisme, sont dans cette perspective le produit d’une démesure logicienne : «il faut» éliminer les Juifs et les «races inférieures», car ce serait une nécessité absolue, pour sauver le peuple Allemand. 22/25
C’est ce qui fait, selon Arendt, toute la spécificité de l’antisémitisme totalitaire : un antisémitisme illimité car allant jusqu’au bout de sa logique mortifère, une logique révélée par un Führer qui connaîtrait le sens profond et la direction de l’histoire. 23/25
Ainsi, quand Arendt diagnostique l’absence de pensée d’Eichmann, voire son absence de mobile, elle veut dire que ce dernier a accepté de suivre le principe inverse de la morale : «Agis de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de ton action, l’approuverait.» 24/25
Le «mobile» d’Eichmann, c’est en fait celui d’Hitler, supposément maître de la «logique» historique. Ce pervertissement de l’action ne conduit nullement à l’irresponsabilité. Bien au contraire : il a été pensé pour mieux se désinhiber dans l’horreur. 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25