C’est ce qu’affirme le philosophe Walter Benjamin dans un court texte inachevé écrit en 1921, et publié pour la première fois en 1985. Dans ce fil, nous allons exposer cette thèse radicale, mais plus actuelle que jamais. 1/25
Pour Benjamin, Max Weber a raison d’analyser le capitalisme comme une «formation conditionnée par la religion», en l’occurrence par «l’éthique protestante», qui valorise le travail et l’enrichissement. 2/25
Mais Walter Benjamin va plus loin : le capitalisme n’est pas seulement un système économique ayant une «affinité élective» avec l’éthique protestante ; c’est un «phénomène essentiellement religieux», découlant du christianisme en général. 3/25
Ce phénomène possède trois traits principaux. «Premièrement, le capitalisme est une pure religion cultuelle [...] Il n’a rien en lui qui ne soit pas immédiatement en rapport avec la signification cultuelle, il ne connaît aucun dogme spécifique, aucune théologie.» 4/25
La religion capitaliste se réduirait donc essentiellement à des pratiques servant à rendre hommage à une divinité. Benjamin est peu disert sur la nature de cette divinité, mais il évoque, dans une note allusive, Plutus (qu’il confond avec Pluton), dieu de la richesse. 5/25
Par ailleurs, il compare «les images de saints de diverses religions» aux «billets de banque de divers États.» Le Dieu du capitalisme est donc l’argent. À cet égard, il est intéressant de mentionner l’influence du philosophe Ernst Bloch sur la pensée benjaminienne. 6/25
Le titre du texte en question, «Le capitalisme comme religion», est une expression forgée par Bloch dans un livre consacré à Thomas Münzer, le réformateur révolutionnaire du début du XVIe siècle. Dans cet ouvrrage, Bloch décrit le capitalisme comme «l’Église de Mammon». 7/25
Mammon ou Plutus, ces avatars de la richesse symbolisent la domination de l’argent. Benjamin cite aussi à ce propos l’«Appel au socialisme» du penseur libertaire Gustav Landauer, pour qui «la seule idole, le seul Dieu, auquel les êtres humains ont donné vie, c’est l’argent.» 8/25
Benjamin ne donne pas d’exemples des pratiques cultuelles rendues à cette divinité sans transcendance, mais on peut songer, avec Michael Löwy, à la spéculation, à l’investissement du capital, ou encore aux actes d’achats et de vente des marchandises. 9/25
Concernant ce dernier point, on peut rapprocher l’analyse de Benjamin du concept marxiste de fétichisme de la marchandise. D’après ce concept, les biens produits en régime capitaliste se voient pourvus d’une valeur intrinsèque, indépendante de leur utilité. 10/25
Pour Marx, concevoir la marchandise comme une chose valant pour elle-même, en occultant les rapports sociaux à l’origine de sa valorisation, c’est bien en faire un fétiche : un objet purement matériel, inerte, mais doté d’une sorte de pouvoir magique. 11/25
Benjamin attribue quant à lui le caractère fétiche à l’argent. Il n’emploie pas le terme de fétiche mais, s’écartant de l’idée d’une affinité élective entre christianisme et capitalisme, il fait le parallèle entre celui-ci et le «paganisme originaire». 12/25
Il convient ici de préciser qu’à l’époque où il écrit «Le capitalisme comme religion», il n’est pas encore marxiste. Ce n’est qu’à la fin des années 1920 qu’il reprend la critique du fétichisme de la marchandise, dans «Le livre des passages», un autre texte inachevé. 13/25
Toujours est-il que, selon Benjamin, le capitalisme a tout d’une religion fétichiste. Le culte rendu au fétiche-argent est d’autant plus important que sa durée est permanente. C’est là le deuxième «trait caractéristique» de la religion capitaliste. 14/25
«Le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci. Il n’y a là aucun "jour ouvrable", aucun jour qui ne soit pas jour de fête au sens affreux du déploiement de toute la pompe sacrée, de l’extrême tension habitant celui qui vénère.» 15/25
Cette «pompe sacrée», commente Michael Löwy, est celle des «rituels de la Bourse ou de l’Usine», rituels qui doivent générer toujours plus d’argent. Aussi, idéalement, il faudrait travailler sans cesse pour servir Plutus, aujourd’hui on dirait : «la croissance». 16/25
Le troisième élément faisant du capitalisme un phénomène religieux est son caractère culpabilisant. Le texte de Benjamin est peu explicite sur ce sujet, mais on peut y voir, encore une fois avec Michael Löwy, l’influence décisive de Max Weber. 17/25
D’après Weber, le bourgeois protestant et capitaliste doit se sentir coupable d’accumuler de la richesse, car «ce qu’on consacre à des fins personnelles est dérobé au service de la gloire de Dieu.» Pourtant, c’est Dieu qui appellerait à l’enrichissement, signe de la grâce. 18/25
Ainsi, il n’y aurait pas de possibilité d’expier la culpabilité. Il en irait de même pour les pauvres, coupables d’avoir échoué à gagner de l’argent, et donc la grâce divine (celle de la richesse fétichisée comme celle du Dieu chrétien). 19/25
Du point de vue des pauvres, Dieu lui-même devrait être coupable, car c’est lui qui déciderait de leur sort : pauvres ici-bas, damnés dans l’au-delà. Comme l’écrit Benjamin, contredisant Nietzsche, Dieu «n’est pas mort, il est inclus dans le destin de l’homme.» 20/25
En écrivant cela, Benjamin contredit aussi Weber, pour qui le triomphe du capitalisme a conduit à la sécularisation du monde. En réalité, le religieux serait partout sous l’empire capitaliste : par la fétichisation de l’argent, mais aussi par la généralisation du désespoir. 21/25
Le fait est que le capitalisme interdit toute expiation, car il se présente comme un processus irrésistible de culpabilisation permanente. En outre, le désespoir provient de la «dévastation» de l’être provoquée par le culte de l’argent. 22/25
Ce culte, explique Michael Löwy, «remplace l’être par l’avoir, les qualités humaines par les quantités marchandes, les rapports humains par des rapports monétaires, les valeurs morales ou culturelles par la seule valeur qui vaut : l’argent.» 23/25
La religion capitaliste est implacable. Il serait dans sa nature de «persévérer jusqu’à la fin». C’est en son sein, et malgré le désespoir universel qu’elle crée, qu’il faudrait espérer le salut. Ce serait l’habitacle de servitude décrit par Weber. 24/25
Est-il possible de briser les chaînes de cet habitacle ? Benjamin pensait peut-être, comme Gustav Landauer, que le socialisme peut être un «nouveau commencement». Mais plus d’un siècle plus tard, les barreaux de la cage se sont resserrés. 25/25
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L’État israélien poursuit sa politique potentiellement génocidaire dans l’impunité la plus totale. Pour ce faire, il utilise notamment des drones tueurs, qui d’après le philosophe Grégoire Chamayou, «sont les armes d’un terrorisme d’État». 1/25
Défini comme un «véhicule terrestre, naval ou aéronautique, contrôlé à distance ou de façon automatique», le drone est d’abord un engin de reconnaissance : c’est à cette fin qu’il est utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. 2/25
En 1973, lors de la guerre du Kippour, l’État israélien et son armée, Tsahal, envoie également des drones, mais pour leurrer son ennemi égyptien. Cet usage est fidèle au sens premier du mot «drone» en anglais : le faux bourdon, bruyant mais dépourvu de dard. 3/25
Si le Rassemblement National (RN) est arrivé en 3e position lors des dernières élections législatives, ce sont plus de 10 millions de Françaises et de Français qui ont opté pour ce parti. D’après le sociologue Félicien Faury, ce choix est largement motivé par le racisme. 1/25
Là où il a enquêté, dans le sud-est de la France, Félicien Faury a constaté que les électeurs RN tiennent régulièrement des propos racistes contre les minorités d’origine non-européennes. Celles-ci sont vues comme étant «homogènes», «différentes et séparées». 2/25
Surtout, elles sont assimilés «à des comportements suscitant des affects négatifs (peur, hostilité, mépris, ressentiment), en opérant implicitement une hiérarchisation entre les valeurs et les attitudes de ces groupes et celles du reste de la population.» 3/25
Dernièrement, je suis revenu sur le mythe selon lequel le Frente Popular a provoqué la guerre civile espagnole. Aujourd’hui, je voudrais démonter un autre mensonge anti-gauche : la prétendue responsabilité du Front Populaire (FP) dans la défaite de 1940. 1/25
Ce mensonge, fréquemment ressorti par la droite et l’extrême droite, a une sombre origine. Il est formulé dès le 20 juin 1940 par Philippe Pétain, alors président du Conseil des ministres, deux jours avant la signature de l’armistice avec l’Allemagne nazie. 2/25
Ce jour-là, Pétain explique la défaite par la victoire de «l’esprit de jouissance» sur «l’esprit de sacrifice». La cause du désastre serait le programme social trop généreux du FP, soit l’union entre les partis communiste, socialiste et radicaux, au pouvoir de 1936 à 1938. 3/25
En réaction à la constitution du Nouveau Front Populaire, le journaliste @JJDORADO a déclaré sur @RTLFrance que la France court un grave danger, car «le Front Populaire en Espagne, en 1936, nous a amené la guerre civile».
Démontons cet argument habituel de l’extrême droite. 1/25
Comme toujours en histoire, pour bien comprendre les choses et faire les bonnes comparaisons, il faut prêter attention au contexte. En 1936, cela fait cinq ans que l’Espagne est une République, régime créé par des modérés après la dictature de Miguel Primo de Rivera. 2/25
Niceto Alcalá-Zamora, catholique et ancien royaliste, préside le nouveau régime de décembre 1931 à avril 1936. Il tente de suivre une ligne centriste dans une Espagne divisée, où la République est constamment menacée par une droite autoritaire, voire fasciste. 3/25
Récemment, un article du Monde sur l’engagement écologiste d’un grand nombre de scientifiques (notamment des spécialistes du climat) a relancé un vieux débat : la science est-elle neutre ? Je soutiens que ce n’est pas le cas. Voyons pourquoi. 1/25 lemonde.fr/sciences/artic…
Avant toute chose, il convient de clarifier les termes de cette question. S’accorder sur une définition générale de «la science» n’est pas chose aisée, car ce mot recouvre des disciplines extrêmement diverses, dont les objets et les méthodes peuvent différer radicalement. 2/25
Néanmoins, quelques une de ces caractéristiques font consensus : c’est un ensemble de savoirs qui peuvent être tenus pour vrais, dans la mesure où ils ont été établis par des méthodologies éprouvées (expérimentation, raisonnement logique, administration de la preuve, etc.) 3/25