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«Dans le capitalisme il faut voir une religion».

C’est ce qu’affirme le philosophe Walter Benjamin dans un court texte inachevé écrit en 1921, et publié pour la première fois en 1985. Dans ce fil, nous allons exposer cette thèse radicale, mais plus actuelle que jamais. 1/25 Première de couverture du livre «Le capitalisme comme religion», contenant plusieurs textes de Walter Benjamin (Payot, 2019).
Pour Benjamin, Max Weber a raison d’analyser le capitalisme comme une «formation conditionnée par la religion», en l’occurrence par «l’éthique protestante», qui valorise le travail et l’enrichissement. 2/25
Mais Walter Benjamin va plus loin : le capitalisme n’est pas seulement un système économique ayant une «affinité élective» avec l’éthique protestante ; c’est un «phénomène essentiellement religieux», découlant du christianisme en général. 3/25
Ce phénomène possède trois traits principaux. «Premièrement, le capitalisme est une pure religion cultuelle [...] Il n’a rien en lui qui ne soit pas immédiatement en rapport avec la signification cultuelle, il ne connaît aucun dogme spécifique, aucune théologie.» 4/25
La religion capitaliste se réduirait donc essentiellement à des pratiques servant à rendre hommage à une divinité. Benjamin est peu disert sur la nature de cette divinité, mais il évoque, dans une note allusive, Plutus (qu’il confond avec Pluton), dieu de la richesse. 5/25 Représentation de Plutus, dieu de la richesse, il est couronné et aveugle, il jette des cadeaux au hasard. «Mythologie de la jeunesse» par Pierre Blanchard 1803.
Par ailleurs, il compare «les images de saints de diverses religions» aux «billets de banque de divers États.» Le Dieu du capitalisme est donc l’argent. À cet égard, il est intéressant de mentionner l’influence du philosophe Ernst Bloch sur la pensée benjaminienne. 6/25 Dollar américain centré sur la devise «In God We Trust».
Le titre du texte en question, «Le capitalisme comme religion», est une expression forgée par Bloch dans un livre consacré à Thomas Münzer, le réformateur révolutionnaire du début du XVIe siècle. Dans cet ouvrrage, Bloch décrit le capitalisme comme «l’Église de Mammon». 7/25 Première de couverture du livre d’Ernst Bloch, «Thomas Münzer, théologien de la révolution», publié pour la première fois en 1921.
Mammon ou Plutus, ces avatars de la richesse symbolisent la domination de l’argent. Benjamin cite aussi à ce propos l’«Appel au socialisme» du penseur libertaire Gustav Landauer, pour qui «la seule idole, le seul Dieu, auquel les êtres humains ont donné vie, c’est l’argent.» 8/25 Première de couverture du livre «Appel au socialisme» de Gustav Landauer, publié pour la première fois en 1911.
Benjamin ne donne pas d’exemples des pratiques cultuelles rendues à cette divinité sans transcendance, mais on peut songer, avec Michael Löwy, à la spéculation, à l’investissement du capital, ou encore aux actes d’achats et de vente des marchandises. 9/25 Première de couverture du livre «La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien» de Michael Löwy (Stock, 2013).
Concernant ce dernier point, on peut rapprocher l’analyse de Benjamin du concept marxiste de fétichisme de la marchandise. D’après ce concept, les biens produits en régime capitaliste se voient pourvus d’une valeur intrinsèque, indépendante de leur utilité. 10/25 Première de couverture du premier livre du «Capital» de Karl Marx, publié pour la première fois en 1865. C'est dans ce texte que Marx développe le concept du «caractère fétiche de la marchandise».
Pour Marx, concevoir la marchandise comme une chose valant pour elle-même, en occultant les rapports sociaux à l’origine de sa valorisation, c’est bien en faire un fétiche : un objet purement matériel, inerte, mais doté d’une sorte de pouvoir magique. 11/25
Benjamin attribue quant à lui le caractère fétiche à l’argent. Il n’emploie pas le terme de fétiche mais, s’écartant de l’idée d’une affinité élective entre christianisme et capitalisme, il fait le parallèle entre celui-ci et le «paganisme originaire». 12/25
Il convient ici de préciser qu’à l’époque où il écrit «Le capitalisme comme religion», il n’est pas encore marxiste. Ce n’est qu’à la fin des années 1920 qu’il reprend la critique du fétichisme de la marchandise, dans «Le livre des passages», un autre texte inachevé. 13/25 Image
Toujours est-il que, selon Benjamin, le capitalisme a tout d’une religion fétichiste. Le culte rendu au fétiche-argent est d’autant plus important que sa durée est permanente. C’est là le deuxième «trait caractéristique» de la religion capitaliste. 14/25
«Le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci. Il n’y a là aucun "jour ouvrable", aucun jour qui ne soit pas jour de fête au sens affreux du déploiement de toute la pompe sacrée, de l’extrême tension habitant celui qui vénère.» 15/25
Cette «pompe sacrée», commente Michael Löwy, est celle des «rituels de la Bourse ou de l’Usine», rituels qui doivent générer toujours plus d’argent. Aussi, idéalement, il faudrait travailler sans cesse pour servir Plutus, aujourd’hui on dirait : «la croissance». 16/25
Le troisième élément faisant du capitalisme un phénomène religieux est son caractère culpabilisant. Le texte de Benjamin est peu explicite sur ce sujet, mais on peut y voir, encore une fois avec Michael Löwy, l’influence décisive de Max Weber. 17/25
D’après Weber, le bourgeois protestant et capitaliste doit se sentir coupable d’accumuler de la richesse, car «ce qu’on consacre à des fins personnelles est dérobé au service de la gloire de Dieu.» Pourtant, c’est Dieu qui appellerait à l’enrichissement, signe de la grâce. 18/25
Ainsi, il n’y aurait pas de possibilité d’expier la culpabilité. Il en irait de même pour les pauvres, coupables d’avoir échoué à gagner de l’argent, et donc la grâce divine (celle de la richesse fétichisée comme celle du Dieu chrétien). 19/25
Du point de vue des pauvres, Dieu lui-même devrait être coupable, car c’est lui qui déciderait de leur sort : pauvres ici-bas, damnés dans l’au-delà. Comme l’écrit Benjamin, contredisant Nietzsche, Dieu «n’est pas mort, il est inclus dans le destin de l’homme.» 20/25
En écrivant cela, Benjamin contredit aussi Weber, pour qui le triomphe du capitalisme a conduit à la sécularisation du monde. En réalité, le religieux serait partout sous l’empire capitaliste : par la fétichisation de l’argent, mais aussi par la généralisation du désespoir. 21/25
Le fait est que le capitalisme interdit toute expiation, car il se présente comme un processus irrésistible de culpabilisation permanente. En outre, le désespoir provient de la «dévastation» de l’être provoquée par le culte de l’argent. 22/25
Ce culte, explique Michael Löwy, «remplace l’être par l’avoir, les qualités humaines par les quantités marchandes, les rapports humains par des rapports monétaires, les valeurs morales ou culturelles par la seule valeur qui vaut : l’argent.» 23/25
La religion capitaliste est implacable. Il serait dans sa nature de «persévérer jusqu’à la fin». C’est en son sein, et malgré le désespoir universel qu’elle crée, qu’il faudrait espérer le salut. Ce serait l’habitacle de servitude décrit par Weber. 24/25
Est-il possible de briser les chaînes de cet habitacle ? Benjamin pensait peut-être, comme Gustav Landauer, que le socialisme peut être un «nouveau commencement». Mais plus d’un siècle plus tard, les barreaux de la cage se sont resserrés. 25/25

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lemonde.fr/sciences/artic…

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