L’urgence, lot quotidien de quantité de personnes, instaure un rapport au temps asservissant et destructeur. D’après le philosophe Christophe Bouton, elle est la norme temporelle dominante imposée par le capitalisme triomphant. 1/25
Certes, l’urgence n’est pas un phénomène nouveau : il a toujours fallu réagir rapidement en cas de danger imminent. Cependant, elle est désormais un «fait social total» : «elle se propage dans la totalité des institutions et secteurs de la société». 2/25
L’économie, le travail, le droit, la politique, l’enseignement, la vie de tous les jours et de nombreux autres domaines sont touchés par l’urgence. Celle-ci s’impose de manière implacable et sans qu’on ait vraiment prise sur elle. Autrement dit, elle est systémique. 3/25
L’urgence fait des ravages : elle dégrade la santé des travailleurs, contraints d’accélérer constamment la cadence ; elle nuit à la politique, en oblitérant toute vision à long terme ; elle rend impossible la vie bonne, car elle empêche de faire des choix de vie éclairés. 4/25
Le développement du capitalisme a joué un rôle clé dans l’histoire de l’urgence. Dès les XIIe-XIIIe siècles, l’essor du commerce dans le Nord de l’Europe et en Méditerranée crée une opposition entre le «temps de l’Église» et le «temps des marchands». 5/25 persee.fr/doc/ahess_0395…
Selon l’historien Jacques Le Goff, le temps de l’Église n’appartient qu’à Dieu : c’est dans les monastères qu’à la fin du XIIIe siècle, l’horloge mécanique est inventée pour déterminer le plus précisément possible l’heure des prières et des différentes tâches à accomplir. 6/25
Le temps des marchands est laïcisé : l’horloge, adoptée dans les villes au cours du XIVe siècle, sert avant tout à fixer la durée du travail et du transport des marchandises. Parallèlement, l’interdiction de l’usure est assoupli : le temps peut être une source de profit. 7/25
Dès lors, une véritable contrainte temporelle se met en place. «L’horloge communale», écrit Jacques Le Goff, «est un instrument de domination économique, sociale et politique des marchands qui régentent la commune. […] Et déjà se dessinent les "cadences infernales".» 8/25
Cependant, l’urgence est encore loin d’être une norme temporelle dominante. L’écrasante majorité de la population travaille alors dans les champs, en suivant les rythmes naturels, sans avoir besoin d’une mesure exacte du temps. La «hâte» concerne surtout la bourgeoisie. 9/25
Le temps de l’urgence commence à se généraliser au tournant des XVIIIe-XIXe siècles. Cette période correspond au début de l’industrialisation, processus qui se caractérise notamment par la mécanisation de la production, le travail en usine et une croissance quasi continue. 10/25
Comme l’a montré l’historien E. P. Thompson, les ouvriers de l’industrie sont contraints de respecter le «temps-horloge» : horaires strictes, durée rapide d’exécution des tâches, chasse aux temps morts. Le «temps-nature», celui des rythmes agraires, est pour eux obsolète. 11/25
Dans la société industrielle, l’horloge est un outil majeur de ce que Foucault a appelé la «société disciplinaire» : elle impose une «coercition ininterrompue», un «contrôle minutieux des opérations du corps», un quadrillage complet du temps et de l’espace. 12/25
Ainsi, Christophe Bouton affirme que le capitalisme industriel est «une machine à produire de l’urgence» : il faut produire toujours plus, et de plus en plus vite. Pour le capitaliste, c’est la condition sine qua non pour rester compétitif et générer des profits. 13/25
Marx a finement analysé le lien entre la course au profit et l’urgence. Il explique en effet que dans le système capitaliste, la marchandise à une valeur d’usage (son utilité concrète), mais aussi une valeur d’échange (sa capacité à être échangée sur le marché). 14/25
Pour le capitaliste, c’est la valeur d’échange qui prime. Or, celle-ci est contenue dans sa durée moyenne de fabrication des marchandises. Cette durée moyenne est le «travail abstrait», pure quantité qui permet la commensurabilité de toutes les marchandises. 15/25
«Le capitalisme est au fond une affaire de temps », commente Christophe Bouton. Si la durée moyenne pour produire 10 kg de tissus est de 12h, celui qui n’en produit que 5 kg pour la même durée est hors jeu : sa marchandise est trop chère. 16/25
Le capitaliste a donc intérêt à exploiter de manière optimale la force et le temps de travail des ouvriers : en allongeant la durée de travail (sans les payer plus, et donc en imposant un «surtravail»), et en augmentant le rythme de la production. 17/25
Par ailleurs, il est nécessaire d’accélérer les transports de marchandises, provoquant ce que Marx appelle un «anéantissement de l’espace par le temps». Le capitalisme apparaît ainsi comme l’un des principaux vecteurs de l’accélération généralisée. 18/25
À partir de la fin du XIXe siècle, une nouvelle manière d’organiser la production a renforcé la dictature de l’urgence : le taylorisme. Conceptualisé par l’ingénieur américain Frederick Taylor, le taylorisme est une lutte sans merci contre «la flânerie». 19/25
Il s’agit de diviser au maximum les tâches dans la production d’un bien et d’astreindre les travailleurs à les exécuter le plus rapidement possible. La chaîne de montage devient alors le symbole de l’aliénation : la perte de maîtrise et d’autonomie du travailleur. 20/25
Le taylorisme a été raffiné, par exemple avec la mise au point du le toyotisme, à la fin du XXe siècle. L’une des nouveautés du toyotisme est le «kaizen», l’amélioration continue, à laquelle les ouvriers eux-mêmes doivent participer en proposant de nouvelles méthodes. 21/25
Aujourd’hui, l’urgence ne touche pas uniquement le monde de l’industrie. Elle est également la norme dans les services : que ce soit dans les emplois peu ou non qualifiés ou dans les postes à responsabilité, nul n’échappe au spectre du burn-out. 22/25
Même des secteurs comme l’éducation ou la politique, qui ne sont pas censés être soumis à la logique du profit, ont été contaminés par l’urgence. Le fait est que le triomphe du capitalisme est aussi le triomphe de sa norme d’exhaustion du temps. 23/25
Bien sûr, d’autres causes expliquent que l’urgence soit devenue un fait social total : certaines personnes aiment «l’ivresse de l’urgence» ou tiennent à vivre le plus intensément possible. Mais pour Christophe Bouton, le facteur économique est la cause principale. 24/25
Celle-ci est à la source d’une aliénation temporelle : une «hétérochronie». Mais enrayer la roue de l’urgence est possible : malgré tout, le temps de travail a été réduit et les conditions de vie ont été améliorées. N’oublions pas les luttes à l’origine de ces progrès. 25/25
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L’idéologie de la Silicon Valley est souvent décrite comme un mélange d’idées libertaires, héritage des pionniers hippies de l’informatique, et de libéralisme économique. En réalité, elle est traversée par des idées réactionnaires et autoritaires. 1/20
C’est ce que montrent les auteurs et autrices de l’anthologie «Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley». @CellardLoup et @G_Heuguet, coordinateurs de l’ouvrage, reprennent à ce propos le concept de Jeffrey Herf de «modernisme réactionnaire». 2/20
Sans nier l’apport du libéralisme libertaire, mis en lumière par Richard Barbrook et Andy Cameron dans leur article paru en 1995, «L’idéologie californienne», ils insistent sur le fait que bien des «hippies» se sont opposés à celle-ci. 3/20 comune.torino.it/gioart/big/big…
C’est ce qu’affirme le philosophe Walter Benjamin dans un court texte inachevé écrit en 1921, et publié pour la première fois en 1985. Dans ce fil, nous allons exposer cette thèse radicale, mais plus actuelle que jamais. 1/25
Pour Benjamin, Max Weber a raison d’analyser le capitalisme comme une «formation conditionnée par la religion», en l’occurrence par «l’éthique protestante», qui valorise le travail et l’enrichissement. 2/25
Mais Walter Benjamin va plus loin : le capitalisme n’est pas seulement un système économique ayant une «affinité élective» avec l’éthique protestante ; c’est un «phénomène essentiellement religieux», découlant du christianisme en général. 3/25
L’État israélien poursuit sa politique potentiellement génocidaire dans l’impunité la plus totale. Pour ce faire, il utilise notamment des drones tueurs, qui d’après le philosophe Grégoire Chamayou, «sont les armes d’un terrorisme d’État». 1/25
Défini comme un «véhicule terrestre, naval ou aéronautique, contrôlé à distance ou de façon automatique», le drone est d’abord un engin de reconnaissance : c’est à cette fin qu’il est utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. 2/25
En 1973, lors de la guerre du Kippour, l’État israélien et son armée, Tsahal, envoie également des drones, mais pour leurrer son ennemi égyptien. Cet usage est fidèle au sens premier du mot «drone» en anglais : le faux bourdon, bruyant mais dépourvu de dard. 3/25
Si le Rassemblement National (RN) est arrivé en 3e position lors des dernières élections législatives, ce sont plus de 10 millions de Françaises et de Français qui ont opté pour ce parti. D’après le sociologue Félicien Faury, ce choix est largement motivé par le racisme. 1/25
Là où il a enquêté, dans le sud-est de la France, Félicien Faury a constaté que les électeurs RN tiennent régulièrement des propos racistes contre les minorités d’origine non-européennes. Celles-ci sont vues comme étant «homogènes», «différentes et séparées». 2/25
Surtout, elles sont assimilés «à des comportements suscitant des affects négatifs (peur, hostilité, mépris, ressentiment), en opérant implicitement une hiérarchisation entre les valeurs et les attitudes de ces groupes et celles du reste de la population.» 3/25
Dernièrement, je suis revenu sur le mythe selon lequel le Frente Popular a provoqué la guerre civile espagnole. Aujourd’hui, je voudrais démonter un autre mensonge anti-gauche : la prétendue responsabilité du Front Populaire (FP) dans la défaite de 1940. 1/25
Ce mensonge, fréquemment ressorti par la droite et l’extrême droite, a une sombre origine. Il est formulé dès le 20 juin 1940 par Philippe Pétain, alors président du Conseil des ministres, deux jours avant la signature de l’armistice avec l’Allemagne nazie. 2/25
Ce jour-là, Pétain explique la défaite par la victoire de «l’esprit de jouissance» sur «l’esprit de sacrifice». La cause du désastre serait le programme social trop généreux du FP, soit l’union entre les partis communiste, socialiste et radicaux, au pouvoir de 1936 à 1938. 3/25
En réaction à la constitution du Nouveau Front Populaire, le journaliste @JJDORADO a déclaré sur @RTLFrance que la France court un grave danger, car «le Front Populaire en Espagne, en 1936, nous a amené la guerre civile».
Démontons cet argument habituel de l’extrême droite. 1/25
Comme toujours en histoire, pour bien comprendre les choses et faire les bonnes comparaisons, il faut prêter attention au contexte. En 1936, cela fait cinq ans que l’Espagne est une République, régime créé par des modérés après la dictature de Miguel Primo de Rivera. 2/25
Niceto Alcalá-Zamora, catholique et ancien royaliste, préside le nouveau régime de décembre 1931 à avril 1936. Il tente de suivre une ligne centriste dans une Espagne divisée, où la République est constamment menacée par une droite autoritaire, voire fasciste. 3/25