Dans le monde capitaliste, l’augmentation de la production – «la croissance» – serait la concrétisation de l’idée de progrès. Ce lien entre croissance et progrès a été théorisé par un important penseur des Lumières : Adam Smith.
Dans l’œuvre de Smith, l’équivalence entre croissance et progrès repose sur une anthropologie, c’est-à-dire sur une conception de l’humanité et de l’évolution des sociétés. C’est ce que montre Christian Marouby, spécialiste du XVIIIe siècle, dans «L’économie de la nature». 2/25
Selon l’anthropologie smithienne, «modèle théorique capital […] pour toute la pensée de la modernité», toutes les sociétés humaines progressent en suivant quatre stades de développement successifs, conditionnés par leur mode de subsistance ou de production. 3/25
Le premier stade est celui des chasseurs (Smith pense à tort que la cueillette est marginale) ; le deuxième, celui des éleveurs (ou stade pastoral) ; le troisième est le stade agricole ; le dernier, le stade commercial. À chaque étape, la société s’enrichirait. 4/25
Dans son œuvre principale, «La Richesse des nations», parue en 1776, Smith distingue «l’état progressif», toujours plus prospère, «l’état stationnaire», «morne», et «l’état déclinant», «misérable» et «mélancolique». 5/25
Le stade commercial correspondrait à «l’état progressif», les stades pastoral et agricole à «l’état stationnaire», et le stade des chasseurs à «l’état déclinant». C’est la volonté de sortir de ce dernier état et d’améliorer sa condition qui serait le moteur du progrès. 6/25
Cette volonté serait naturelle et conduirait l’humanité à combler ce qui lui manque. Une fois ses premiers besoins satisfaits – se nourrir, se vêtir, se loger -, par le passage au stade pastoral, les humains rechercheraient «des raffinements encore plus grands.» 7/25
Mais les désirs s’ajoutent aux besoins et se confondent de plus en plus avec eux : désir de richesse, de distinction, de prestige, etc. D’où la nécessité de passer au stade suivant, ce qui engendre de nouveaux désirs, et ainsi de suite, suivant la même logique du manque. 8/25
Cela dit, même au-delà du premier stade, le manque peut aussi concerner les besoins vitaux. Le progrès des sociétés entraînant une augmentation de la population, la menace de la pénurie revient. Pour s’en prémunir, la seule solution serait de changer de mode de production. 9/25
C’est une des raisons principales que Smith donne pour expliquer le passage du stade pastoral au stade agricole : l’élevage permet une augmentation de la population, jusqu’au moment où les ressources viennent à manquer. Dès lors, la culture des plantes s’imposeraient. 10/25
Ici, il n’est plus question à strictement parler d’améliorer ses conditions de vie, mais de garantir l’accroissement de la production et de la population. Le progrès n’est plus une affaire de qualité, mais de quantité : il devient synonyme de croissance. 11/25
Fidèle à la tradition empirique, Smith cherche constamment des preuves à cette théorie du progrès. Dans l’ensemble de son œuvre, il multiplie les observations ethnologiques sur les «peuples sauvages» qui seraient restés au premier stade. 12/25
Ces «sauvages» seraient surtout représentés par les peuples amérindiens d’Amérique du Nord. À cet égard, il convient de préciser que la découverte du «nouveau monde» a joué un rôle déterminant dans la formulation de la théorie des quatre stades. 13/25
Les Amérindiens vivant de la chasse (et de la cueillette) apparaissent en effet dans des humains à l’état primitif. Dans son «Leçons sur la jurisprudence», Smith affirme que «la simple subsistance est presque tout ce qu’un sauvage peut se procurer». 14/25
Acculés à la survie, ignorant la production et la civilisation, les «sauvages» seraient en retard sur le reste de l’humanité. Pour démontrer le caractère précaire et pénurique du premier stade, Smith s’appuie sur toute une littérature ethnologique. 15/25
Il a très probablement lu l’«Histoire naturelle» de Buffon, pour qui les populations d’Amérique «sont toutes également ignorantes», «dénuées d’art et d’industrie» ; ce serait «un assemblage tumultueux d’hommes barbares […] qui hurlent de la même façon». 16/25
Cependant, force est de constater que Smith est très sélectif dans ses citations, privilégiant systématiquement les descriptions les plus misérabilistes. Quand les auteurs qu’il cite vont à l’encontre la théorie des quatre stades, il n’en tient généralement pas compte. 17/25
Par exemple, l’une de ses sources principales est le «Voyage dans l’Amérique septentrionale» de Pierre-François-Xavier de Charlevoix. Dans cet ouvrage, l’auteur remarque que «les chasseurs» du premier stade connaissent déjà la culture du maïs. 18/25
Comment un peuple resté au premier stade pourrait-il avoir un pied dans le troisième ? Pour Smith, cette culture est forcément marginale, comme la cueillette ; par conséquent sa théorie resterait valide.
Mais ce n’est pas là le seul «problème d’Adam Smith». 19/25
Selon ses propres sources, les Amérindiens passeraient beaucoup de temps à ne rien faire. Smith lui-même le concède dans son essai sur les arts imitatifs : «Chez les nations sauvages, la grande masse du peuple a fréquemment de grands intervalles de loisir.» 20/25
Comment un peuple peut-il avoir autant de temps libre – ce qu’a établi l’anthropologie moderne – et en même temps passer 99 % d’une journée à chasser ? Cette contradiction est d’autant plus forte que Smith loue la générosité de la nature dans les «terres incultes». 21/25
En fait, précise Smith, ce n’est qu’à partir du moment où les terres sont cultivées que les ressources se raréfieraient : la précarité du premier stade serait un effet du passage aux stades suivants, et non un fait originel. Smith ne résout pas non plus cette contradiction. 22/25
La théorie des quatre stades est confrontée a bien d’autres problèmes. Pour finir, évoquons celui de la durabilité de la croissance. Smith considère que dans le dernier stade, celui du commerce, la croissance n’est pas infinie, mais qu’elle peut durer très longtemps. 23/25
Le «système» finira par tendre «vers un état stationnaire», écrit-il dans la «Richesse des nations». Cette fin serait aussi naturelle que la progression stadiale, car l’ensemble serait le produit de lois économiques naturelles, autrement dit, de «l’économie de la nature». 24/25
Malgré toutes ces apories, la pensée de Smith est lourde de conséquences pour la pensée moderne : «dès lors», explique Christian Marouby, «le progrès sera toujours conçu sur le mode de la croissance» ; le mieux devient le plus, sous le règne du capital. 25/25
Errata : pour le tweet 14, il faut lire "apparaissent comme" et "dans ses leçons".
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À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25
L’urgence, lot quotidien de quantité de personnes, instaure un rapport au temps asservissant et destructeur. D’après le philosophe Christophe Bouton, elle est la norme temporelle dominante imposée par le capitalisme triomphant. 1/25
Certes, l’urgence n’est pas un phénomène nouveau : il a toujours fallu réagir rapidement en cas de danger imminent. Cependant, elle est désormais un «fait social total» : «elle se propage dans la totalité des institutions et secteurs de la société». 2/25
L’économie, le travail, le droit, la politique, l’enseignement, la vie de tous les jours et de nombreux autres domaines sont touchés par l’urgence. Celle-ci s’impose de manière implacable et sans qu’on ait vraiment prise sur elle. Autrement dit, elle est systémique. 3/25