L'usage par la Russie d'un missile balistique intercontinental RS-26 contre l'Ukraine semble se confirmer. Voilà qui est un signalement stratégique très fort et qui contraste singulièrement avec la retenue qu'avait observé le pays dans l'usage de ce genre de vecteur. 1/
Les Russes avaient lancé sur l'Ukraine a peu près tous les types de vecteurs duaux, de croisière ou balistiques, à courte portée (oui, moins de 500km en balistique c'est plutôt "courte portée"). Le RS26 est d'une autre nature. 2/
Vous lirez souvent que c'est un missile "intercontinental". C'est un peu plus compliqué. Il fait partie des missiles qui ont entrainé le retrait américain du traité FNI : "en théorie" il atteint plus de 5800 km et était donc exclu du traité... 3/armscontrol.org/factsheets/int…
traité qui interdisait les missiles de portée intermédiaire, "entre 500 et 5500 km". . Or le RS-26 atteignait plus de 5800km a peu près à vide. Une fois chargé de ses ogives sa portée semble bien moindre (2500+km ?) et en fait un missile "intermédiaire"4/treaties.un.org/doc/Publicatio…
Au delà de la sémantique, ce missile "à peine intercontinental" a toujours été considéré par les analystes comme "lié à la dissuasion nucléaire". Ce n'était pas un missile considéré comme "dual". 5/missilethreat.csis.org/missile/ss-x-3…
Il semblait plutôt que son rôle était de garantir une pénétration nucléaire d'un éventuel bouclier anti-missile américain qui couvrirait l'Europe et ainsi de pouvoir continuer à espérer un "découplage" sans engager de "vraie" force stratégique potentiellement plus escalatoire. 6/
Ceci s'inscrivant dans une logique de menace de l'Europe sans toucher au sol américain, associée à un spectre de vecteurs duaux assez fourni (toute la famille Iskander et dérivés), en espérant neutraliser une éventuelle protection américaine. 7/ bbc.com/news/world-eur…
Le fait de tirer un tel missile sur l'Ukraine n'est pas anodin, après que les premiers ATACMS soient tombés en Russie. C'est une démonstration de capacité. Le fait que cela suive la publication de la nouvelle doctrine nucléaire n'est sans doute pas anodin non plus. 8/
En l’occurrence, la Russie a sans doute très peur des frappes ukrainiennes à l'aide de missiles occidentaux dans sa profondeur (pc de commandement, dépôts, noeuds log). Pas pour sa survie, mais pour le maintien du tempo offensif de ses opérations contre l'Ukraine. 9/
Il s'agit aussi, sans doute, de maintenir la pression sur l'Allemagne pour qu'elle ne livre pas ses Taurus, et sur les Etats-Unis pour que l'administration Biden limite ses livraisons d'ATACMS, ses données de ciblage, et ne livre pas de JASSM. 10/
A ce titre, la livraisons de mines antipersonnel par les Etats-Unis ressemble un peu à un pansement (toxique) sur une jambe de bois. "On ne vous donnera pas de quoi stopper l'offensive russe, mais prenez ces mines qui vont vous polluer, pour essayer de les ralentir". 11/
Alors, faut-il "craindre" ce signalement russe ? Oui et non. D'un côté c'est un geste fort que d'utiliser un ICBM pour une frappe conventionnelle. C'est un vrai signalement stratégique. Mais il faut aussi voir s'il sera suivi ou pas. 12/
A mon sens, il est plutôt destiné à peser sur les livraisons d'armes qu'à menacer d'une réelle escalade nucléaire. Les conditions d'emploi de l'arme ne sont clairement pas réunies sur le plan politique et le coût mondial d'une rupture du tabou serait toujours de loin supérieur...
...à l'avantage que la Russie pourrait en espérer. Le seuil me semble encore très loin. En revanche, l'instrumentalisation de la peur d'une escalade, notamment vis à vis de l'OTAN, fonctionnera peut-être encore auprès de Berlin et Washington. 14/
...Et aura aussi pour conséquence d'inciter les Européens à pousser les feux pour le bouclier antimissile, peut-être au détriment de l'aide à l'Ukraine.
Notons aussi que ce missile, très compliqué à intercepter, a bien un intérêt militaire "conventionnel"... 15/
Il pourrait notamment faire peser une menace sur la capitale ukrainienne et son gouvernement, pour forcer des négociations dans le cadre des lubies de Trump. Au delà du signalement, les cibles frappées seront à surveiller. 16/
Dans tous les cas, la réponse du "P3" en termes de signalement stratégique sera très intéressante à analyser aussi. Peu de chances que Français, Américains et Britanniques restent sans réaction. 17/
Voilà. C'est a peu près tout ce que je peux en dire à ce stade. Beaucoup de questions sont soulevées par ce tir... Il ne faut pas se précipiter sur les conclusions. FIN
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Le @CEMAT_FR a publié sur "un autre réseau" une réponse très structurée aux réactions qui avaient suivi son interview "Venez vous y frotter" dans Var Matin (j'avais fait partie des réactions). Je vous la copie en capture d'écran. La clarification est bienvenue... 🧶 1/
D'abord sur la forme, je pense qu'on peut tous se féliciter que des échanges puissent avoir lieu sur la base d'arguments construits, de manière respectueuse, sans trop d'autocensure ou de discours convenus. Les défis de notre époque méritent un tel débat, clair, franc. 2/
Sur le fond, le général Schill rappelle, il l'a souvent fait, que la cohérence prime sur la masse. Indéniablement. Une masse incohérente fournira des effets bien moindres qu'un + petit corps cohérent, qui génère d'avantage de synergies. Ce que permet la professionnalisation. 3/
Classique d'une réponse à côté de la question. Personne ne conteste la qualité, l'immense qualité de l'armée française. Mais répondre "venez vous y frotter" à "est-ce que vous n'êtes pas un peu sous-dimensionné ?" trahis, au delà de la formule, un biais sociologique évident. 1/
Au fond, "venez vous y frotter", c'est un peu la version 2024 du "pas un bouton de guêtre ne manque" de 1870. La confiance d'un militaire professionnel envers un appareil professionnel, cohérent, qui a remporté de grands succès et qui a de grandes qualités objectives. 2/
L'armée française de 2024 est issue de la mutation des années 1990 vers un modèle professionnel, affuté, qui a non seulement appris à faire sans la "masse", mais qui l'a aussi rejetée avec raison et passion. 3/
Alors au delà de la blague et de la réalité de "oui, il faut des armes, beaucoup et vite", l'Ukraine n'a pas besoin "que" d'armes. Réduire le plan de victoire à une liste de courses est une grave erreur...
Un fil "mon plan de victoire en 24 tweets" 🧶 1/
L'Ukraine a besoin aussi d'autres facteurs pour survivre, puis gagner :
- un soutien économique continu pour empêcher le collapsus de son économie, de son budget, de sa dette et de sa population. De ce côté, l'UE fait le job, mais un retrait américain nous laisserait seuls. 2/
- un soutien matériel qui dépasse les seules armes, et qui comporte un soutien aux infrastructures et à l'énergie. La reconstruction "en guerre" est encore insuffisante et repose trop sur les Ukrainiens seuls. Mais difficile d'avancer sans sécurisation aérienne (cf plus bas). 3/
Au delà des 12 000 soldats nord-coréens possiblement en Russie et bientôt au combat, l'impact le plus significatif de la Corée du Nord, de loin, est la livraison à la Russie de millions d'obus et de charges artillerie (8 millions ?), de tubes, de canons, de roquettes, ...etc. 1/
Ce qui doit surtout inciter à la méfiance vis à vis de tous les rapports qui, depuis 2022, tirent les lignes à la baisse dans des projections optimistes en mode "dans un an la Russie sera foutue, épuisée, fini les stocks". La Russie s'adapte, sous la contrainte. 2/
Une fois les stocks nord-coréens épuisés, une fois les dépôts sibériens vidés, rien ne nous dit que les Russes ne trouveront pas "autre chose", comme par exemple l'importation discrète de munitions chinoises, notamment de vieux stocks chinois via la Corée du Nord. 3/
L'annonce "officielle" confirmée par les Etats-Unis que oui, les troupes nord-coréennes sont bien en Ukraine nous rappelle à quel point nos "lignes rouges" sont, en tant qu’États occidentaux, difficiles à discerner vis à vis de la guerre d'Ukraine. 1/ 🧶
En février 2022, nous avons tous, collectivement, bien marqué les lignes rouges de l'OTAN. Le signalement stratégique a été là, depuis les forces de réassurance aux sous-marins nucléaires en mer, en passant par des déclarations très fermes : "pas d'attaque contre l'OTAN, Vlad".2/
Clair. Limpide. L'aide occidentale a l'Ukraine est entrée par les pays du flanc est, les réfugiés ont fuit, et jamais la Russie n'a osé tirer délibérément sur un État de l'OTAN (même si des missiles ont pu s'y écraser de manière occasionnelle). Cette ligne rouge tient bon. 3/
D'ailleurs depuis une douzaine d'années, l'irruption des grandes compagnies chinoises dans le classement des acteurs majeurs de la défense s'est fait un peu au détriment des Européens, mais aussi des Japonais (un fil "marchands de canons). 1/
En 2001, le classement des 20 premiers (sur le site de Defense News) est une hégémonie anglo-saxonne. DOUZE entreprises américaines, trois anglaises. Avec quand même trois françaises, une russe et une japonaise. 2/
Fast forward, en 2018. Stabilité apparente. Toujours 12 américaines, plus que deux anglaises, deux françaises et une "franco néerlandaise" (Airbus), une italienne. Et deux russes. A l'époque on sait que les Chinois sont "gros", mais personne ne sait encore dire "de combien". 3/