Actuel Moyen Âge Profile picture
Blog de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Compte Twitter tenu principalement par Florian Besson

Jul 23, 2020, 19 tweets

La page parodique de Wikipédia sur « une femme » permet d'attirer l'attention sur l'invisibilisation des femmes dans les médias (coucou @PepiteSexiste). Or il s'agit là d'une tendance structurelle qu'on observe déjà dans la majorité des sources médiévales. Un thread ⬇️ !

Dans les chartes médiévales, en effet, il n'est pas rare de croiser des femmes qui ne sont pas nommées. Elles sont fréquemment identifiées par rapport à un homme : elles sont « mère de Pierre », « femme de Jean », « fille de Paul », etc.

Mais leur prénom individuel n'a pas été conservé par le scribe ou le notaire, alors même que souvent elles jouent un rôle important dans l'échange foncier ou économique dont traite la charte.

Un exemple, parmi littéralement des milliers possibles, rapporté par le médiéviste François Rivière @Cartulaire21 :

Même bilan du côté des chroniques, où l'on croise des femmes qui jouent un rôle politique majeur, mais dont aucune source ne donne jamais le nom...

On peut prendre l'exemple de la fille d’Isaac Comnène, dirigeant de Chypre à la fin du XIIe siècle. Cette princesse grecque est capturée par Richard Cœur de Lion, envoyée en Occident, épouse Raymond VI, comte de Toulouse, puis Thierry de Flandre...

… Puis elle revient en 1204 en Orient pour réclamer aux Lusignans son héritage, en vain, et trouve enfin refuge à la cour du roi arménien Lewon Ier. En quinze ans, la jeune fille est ainsi apparue plusieurs fois au premier plan des jeux politiques...

...Mais aucune source ne la nomme jamais : elle n’est connue que comme la « Damoiselle de Chypre ».

Evidemment, on trouverait facilement des centaines – voire des milliers – de femmes nommées dans les sources, qu'elles soient reines, nonnes, marchandes, car les femmes jouent des rôles très divers au Moyen Âge. Reste qu'on a bien là une tendance de fond.

Dans les Lignages d'Outremer, une compilation de la généalogie des principales familles nobles de l'Orient latin, cinquante filles de seigneurs restent anonymes, contre seulement dix-huit fils – alors même que le texte mentionne moins de femmes et plus d'hommes.

En Italie du sud, Thierry Stasser note qu'environ 30 % des épouses, mères ou filles ne sont jamais nommées. La proportion peut être encore plus forte : dans la Chronique de Morée, rédigée au XIVe siècle, seules dix femmes sont nommées, contre plusieurs centaines d'hommes.

Les femmes qui interviennent dans l'action – et, là encore, pour des rôles essentiels : défendre un château, conclure un traité, etc. – sont identifiées comme « la mère d'un tel » ou « l'épouse de tel seigneur », ou au mieux comme « les princesses », « les dames », etc.

Cet anonymat généralisé a souvent poussé les historiens à... inventer des noms. C'est le cas par exemple de l'épouse arménienne de Baudouin Ier, roi de Jérusalem, prénommée « Arda » par un éditeur italien du XVIIIe siècle, alors qu'aucune source médiévale ne cite jamais ce nom.

Comment comprendre cette invisibilisation ? L'auteur de la Chronique de Morée connaît forcément les prénoms de ces femmes nobles. Il choisit donc de ne pas les citer, preuve qu'il n'y accorde aucune importance. Le rôle de la femme appartient à l'histoire ; pas son identité.

Difficile de ne pas voir ici certaines continuités avec des journalistes contemporains qui se contentent d'écrire « une femme élue à la tête de tel pays » ou « une femme monte l'Everest ». Dans les deux cas, on mentionne l'acte, mais en gommant autant que possible l'actrice

Certains auteurs médiévaux vont même plus loin. Ainsi, plusieurs versions de la continuation en ancien français de Guillaume de Tyr effacent Marie de Jérusalem, épouse de Jean de Brienne, et décrivent une cérémonie de couronnement où seul son époux reçoit la couronne.

Ce qui est d'autant plus incompréhensible que c'est Marie l'héritière, Jean ne devenant roi que grâce à son mariage avec elle ! Raconter le couronnement sans mentionner Marie, c'est donc livrer un récit qui n'a aucun sens...

Pour que les historiennes et historiens du futur n'aient pas à se demander, comme le fait T. Stasser pour l'Italie du XIe siècle, « où sont les femmes », il est grand temps de prendre l'habitude de les nommer systématiquement. Notre article du jour :
actuelmoyenage.wordpress.com/2020/07/23/une…

Notre article sur l'invisibilisation des femmes dans les sources médiévales repris sur @Rue89 !
nouvelobs.com/notre-epoque/2…

Share this Scrolly Tale with your friends.

A Scrolly Tale is a new way to read Twitter threads with a more visually immersive experience.
Discover more beautiful Scrolly Tales like this.

Keep scrolling