Actuel Moyen Âge Profile picture
Blog de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Compte Twitter tenu principalement par Florian Besson

Dec 30, 2021, 22 tweets

Les lois médiévales sont parfois... bizarres. Aujourd’hui je vous parle d’un article de recherche que j’ai écrit au sujet d’un chapitre des Assises de Jérusalem : au menu, du sexe, des cadeaux, un Sarrasin et... une sodomie. Accrochez-vous. Un thread ⬇️!

Le "Livre des Assises de la Cour des Bourgeois de Jérusalem" est une grosse compilation de droit écrite vers 1240-1250 par un ou plusieurs auteurs anonymes. Œuvre touffue, qui mêle de nombreuses sources d’inspirations. Penchons-nous sur le chapitre 220...

Ce chapitre parle d’une situation précise : un homme (marié ou non) entretenant une relation suivie, hors mariage, avec une femme, à qui il donne des cadeaux en échange de faveurs sexuelles : « Il lui envoie des objets par lesquels elle doit coucher avec lui »

Cadeaux qui peuvent prendre plusieurs formes : « en boire et en manger, en vêtements et en chaussures ».

On pense forcément « prostituée » mais le chapitre ne le dit pas. Il peut s’agir d’une femme qui accepte, ponctuellement ou régulièrement, des cadeaux sans être pour autant une professionnelle du sexe. Bref, il faut veiller à ne pas plaquer de catégories toutes faites.

Notons d’ailleurs, car c’est hyper intéressant, que le texte insiste sur le fait que « si la femme ne veut plus coucher avec lui, elle ne doit pas être forcée de coucher avec lui ». Comme quoi le consentement (féminin) n’est pas qu’une invention contemporaine !

Les dernières lignes du chapitre se demandent si l’homme a le droit de récupérer ses cadeaux s’il décide de mettre fin à la relation.
Réponse : non, dit le texte, car la femme a accompli « un service », et ce serait du vol de lui reprendre ce qui a été donné pour ce service.

Mais...
Mais...
MAIS....
Il y a un moyen pour l’homme de récupérer ses cadeaux. Pour cela, il doit accomplir un rituel judiciaire plus qu’étrange...
(ce teasing 😉!)

Il faut faire venir un Sarrasin, qui devra coucher avec l’homme, « avec une verge de bois grosse comme la verge d’un homme », et ce « autant de fois que l’homme aura couché avec la femme ».

Oui oui, vous avez bien lu.
Je vous laisse 2 minutes pour vous remettre.

En 1844, le comte Beugnot, qui édite ce texte, commente dans une note que cette "punition bizarre" vient de la "corruption des Latins par les Orientaux" : on sait que l’imaginaire orientaliste associe étroitement Orient et homosexualité

En réalité, il ne s’agit pas d’une « punition » : l’homme doit choisir explicitement de se soumettre à ce rituel, pour avoir le droit de faire ce qui est normalement interdit (= récupérer des cadeaux librement offerts en échange d’un service effectivement accompli)

Evidemment, cette loi n’a sûrement jamais été appliquée. La configuration est totalement improbable et en réalité inacceptable pour l’époque (rapport sexuel entre hommes + rapport sexuel Sarrasin/chrétien => impossible, et illégal).

Cela peut sembler étonnant mais on connaît plusieurs lois médiévales qui sont inappliquables/inappliquées (par exemple "punir les infanticides en les jetant dans l’eau dans un sac avec une guenon et un chien"). Le droit invente un monde idéal, sans forcément s’appliquer "en vrai"

Ce qui est important ici c'est que ce rituel est cohérent. Le chapitre construit une réciprocité parfaite : pour avoir le droit de reprendre ses cadeaux, l’homme doit subir ce que la femme a subi (sexe en bois d’une taille réaliste, nombre de rapports sexuels équivalents)

Le don occupe une place clé dans les sociétés médiévales. Chercher à reprendre un don, c’est menacer le tissu social. D’où la violence de ce rituel, qui vient en quelque sorte annuler/corriger la violence de la demande de l’homme.

Mais reste que les questions sont nombreuses. On ne peut que proposer des hypothèses. Par exemple, pourquoi un sexe en bois ? Est-ce pour renforcer l’aspect humiliant du rituel ? Pour objectifier plus encore le Sarrasin ?

ET pourquoi un Sarrasin ? Dans la société latine d’Orient, les Sarrasins sont une catégorie dominée par les Latins, notamment juridiquement. Ici, le Sarrasin convoqué n’a pas son mot à dire : ce n’est qu’un outil utilisé par la justice des Latins.

Mais en même temps, les Sarrasins sont toujours autres, toujours dangereux. De nombreux textes écrits à l’époque insistent sur le fait que les musulmans violent les chrétiennes/les chrétiens durant les combats. Il y a donc un lien entre le corps/la sexualité/l'altérité/l'ennemi.

Or ici le Sarrasin est chargé de prendre, dans un sens très concret, le chrétien.
L’homme qui accepterait ce rituel dérogerait autant à sa position d’homme (qui ne doit pas être passif dans un rapport sexuel) que de chrétien (qui ne doit pas être soumis à un Sarrasin)

On comprend donc que ce chapitre, en creux, réaffirme des normes et construit un modèle de masculinité : l’homme « normal » est celui qui n’est pas dominé sexuellement, qui domine les Sarrasins, qui ne cherche pas à reprendre ses cadeaux, etc.

Derrière ce rituel judiciaire improbable (et, redisons-le, imaginaire), le chapitre réaffirme donc les normes sociales et symboliques qui structurent la société latine d’Orient, et rappelle que ces normes s’inscrivent au plus intime des corps.

Merci d’avoir suivi ce thread, j’espère que cela vous aura amusé ^^

Mon article :
« La pêcheresse, le Sarrasin et la verge de bois : une réflexion sur un chapitre mystérieux du Livre des Assises de la Cour des Bourgeois de Jérusalem », Génésis, n° XX:1, 2021, p. 89-107

Share this Scrolly Tale with your friends.

A Scrolly Tale is a new way to read Twitter threads with a more visually immersive experience.
Discover more beautiful Scrolly Tales like this.

Keep scrolling