Michaël Mangeon Profile picture
Histoires du #nucléaire. Docteur, chercheur associé @evsumr5600, consultant, enseignant. Mes tweets n’engagent que moi.

Mar 15, 2022, 38 tweets

Savez-vous qu’en avril 1961, en plein coup d’État des ultras de l’Algérie française, le cœur en plutonium d’une bombe #nucléaire traverse discrètement le désert du Sahara, en pleine nuit, caché dans le coffre d’une 2 CV ?

Thread : Gerboise verte, du plutonium dans le coffre.
⤵️

1/ L’idée de ce thread vient de nombreux commentaires sur mes posts format GIF ou photo, montrant une bombe nucléaire transportée dans le désert sur le toit d’une 2 CV ou même tirée par des dromadaires…

Légende ou véritable histoire ?

2/ On sait que cet événement se déroule fin avril 1961 pendant le putsch des généraux en Algérie, et fut notamment (mais pas que) popularisé par la série « au service de la France ». Voici un extrait de l’épisode 6 de la saison 2.
J’ai donc mené ma petite enquête…

3/ Tout d’abord, il convient de mentionner qu’il n’existe pas de sources militaires relatant directement cet évènement. Il faut donc se rediriger vers des témoignages pour comprendre ce qu’il s’est passé.
Voici une liste d’ouvrages qui traitent de cet événement.

4/ Démarrons par la situation politique et militaire, qui elle, est bien connue et documentée. Trois essais nucléaires sont réalisés avant Gerboise verte dans la Sahara algérien en 1960 sur le site de Reggane.

5/ Gerboise bleue (voir thread) le 13 février, Gerboise blanche le 1er avril et Gerboise rouge le 27 décembre. Pour ces 3 essais, le conflit en Algérie n’a que peu d’impacts directs sur leur déroulement. Le site d’essai vit en vase clos.

6/ A la suite de Gerboise rouge, un nouvel essai d’environ 10 kt, Gerboise verte est prévu pour le mois d’avril 1961 avec notamment des exercices militaires en « ambiance nucléaire » pour simuler des combats en territoire contaminé après une attaque nucléaire !

7/ La situation en Algérie est chaotique. De Gaulle se rend à Alger en décembre 1960 alors que des partisans de l’Algérie française livrent des batailles de rue contre la police (60 morts). De Gaulle écourte sa visite à Constantine en raison de menaces d’assassinat...

8/ Le 8 janvier 1961, les électeurs (en France et en Algérie) se prononcent à près de 75 % en faveur de l'autodétermination du peuple algérien. Il paraît inévitable que l’Algérie devienne indépendante après plus de 130 ans d’une colonisation qui s’achève par une guerre.

9/ Le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA, photo) lié au Front de libération nationale (FLN) débutent les négociations. Pour de nombreux militaires et français présents en Algérie, il n’est pas question de quitter le pays !

10/ Pour des raisons liées à la préparation de l’engin, l’essai nucléaire Gerboise verte est finalement décalé au 1er mai. Mais, à Alger, fief des partisans de l’Algérie française, la tension est à son paroxysme. Il se prépare quelque chose…

11/ Le 11 avril 1961, De Gaulle déclare que l’Algérie n’appartiendra bientôt plus à la France. A Alger, d’anciens généraux (De G à D sur la photo : Jouhaud, Challe, Salan et Zeeler) et colonels français vont mettre au point un putsch militaire pour prendre le contrôle du pays.

12/ Le samedi 22 avril 1961, à 2h du matin le putsch démarre. Une partie de l’armée française en Algérie (25 000 soldats) rejoint les putschistes qui prennent rapidement le contrôle des points stratégiques (Radios, aéroport, palais, hôtel de ville…) d’Alger.

13/ À 7h du matin, la radio algérienne annonce que « l'armée a pris le contrôle de l’Algérie et du Sahara […] L'Algérie française n'est pas morte […] Vive l'Algérie française pour que vive la France ». Dans la journée, à Paris, le gouvernement français décrète l’état d’urgence.

14/ Gerboise verte doit exploser dans les jours à venir. C’est le général Jean Thiry (photo de décembre 1960) qui dirige le commandement interarmées des armes spéciales (CIAS) à Reggane dans le Sahara algérien et qui est donc responsable des essais nucléaires.

15/ Dans cette crise extrême, la situation de la base de Reggane est paradoxale…Elle dépend d’Alger pour ses approvisionnements et ses liaisons aériennes, alors aux mains des putschistes tout en relevant de Paris pour le commandement opérationnel !
Que faire de l’essai ?

16/ Le samedi 22 dans la journée, De Gaulle et son Premier ministre Michel Debré (cercle rouge, photo de 1959), prennent la décision de revenir au calendrier initial et réaliser l’essai au plus vite pour se débarrasser de la bombe.

17/ Le dimanche 23 avril, le général Thiry reçoit deux ordres différents. Selon Yves Rocard (un des responsables du programme atomique) le général Challe, putschiste et proche de Thiry lui dit « Évite de tirer ta petite bombe, garde-la pour nous, elle pourra toujours servir ».

18/ Évidemment, l’histoire ne dit pas « servir à quoi », mais, on imagine alors les putschistes se servir de la bombe comme « otage » et/ou monnaie d’échanges. A Paris, on craint la guerre civile et la rumeur enfle d’une arrivée de soldats venus d’Alger dans la capitale.

19/ Dans la soirée du dimanche 23 avril, De Gaulle, en uniforme et sur un ton impérieux, s’exprime à la TV ! Aucun mot sur la bombe. Néanmoins, un ordre de Paris (Peut-être un télégramme signé du général de Gaulle) ordonne à Thiry de procéder au tir « dès que possible » …

20/ À Reggane, le général Thiry hésite entre les 2 ordres contradictoires. On apprend alors que le général Gustave Mentré, qui commande les forces de la région du Sahara a rejoint les putschistes.
L’atmosphère sur la base de Reggane est irrespirable.

21/ Plusieurs centaines de soldats, chars et unités motorisés sont déjà présents pour l’explosion dans le cadre d’un exercice en « ambiance nucléaire », avec une manœuvre offensive et défensive (Vidéo d’un exemple avec l’opération Desert Rock aux USA milieu 50’s).

22/ Dans la nuit du 23 au 24 avril, certaines de ces unités fêtent le « coup d’État » d’Alger !
Elles sont, le 24 après-midi à 1500 mètres du site où doit exploser Gerboise verte, prêtes pour l’exercice...

23/ De plus, la chaleur qui monte pourrait compromettre l’essai et affecter le matériel sur place. Les résultats de l’expérience pourraient être inexploitables. L’Élysée intervient de nouveau pour ordonner le tir immédiatement. Le général Thiry subit une pression extraordinaire.

24/ Le dimanche 23 ou le lundi 24 avril, le général Thiry décide finalement de suivre Paris et de procéder à l’essai. Le personnel est informé que le tir aura lieu le mardi 25, les conditions météorologiques étant mauvaises le lundi.

25/ La tradition veut que le cœur en plutonium soit transporté depuis les souterrains de Reggane sur le champ de tir d’Hammoudia (à environ 50 km au sud) avec un décorum de camions escortés de mitrailleuses, motards… Les militaires parlent du « convoi du cœur ».

26/ Mais, dans le contexte sulfureux de cette fin de mois d’avril et pour éviter que le cœur puisse être pris en otage par des soldats mal intentionnés, Jean Viard, responsable des essais, demande discrètement à un ingénieur, Pierre Thierry, de changer de programme…

27/ Le cœur de la bombe en plutonium est chargé discrètement dans le coffre d’une 2 CV, véhicule largement utilisé sur place en raison de « sa suspension légendaire ». Au cœur de la nuit, le cœur en plutonium de Gerboise verte sort des souterrains de la base de Reggane.

28/ Dans la nuit saharienne, Pierre Thierry roule avec un cœur en plutonium dans le coffre de sa 2 CV pendant 50 km (qui ont dû lui sembler une éternité). Il rejoint Hammoudia puis le champ de tir de l’essai. Voici le trajet via Google Earth avec la route du désert empruntée !

29/ Petite pause pour souffler : Qu’est-ce qu’un « cœur en plutonium » ? Ça ressemble à ça. C’est une photo d’archive, montrant le cœur en plutonium de « Fat Man », la bombe nucléaire larguée sur Nagasaki le 9 août 1945 (De 35 000 à 80 000 morts).

30/ Revenons au champ de tir. Malgré un fort vent de sable et des conditions défavorables, à 6h05, l’engin est discrètement monté sur une tour de 50 mètres (photo). Gerboise verte explose enfin soulageant les responsables de Reggane et le gouvernement à Paris !

31/ Techniquement et scientifiquement, cet essai Gerboise verte est un véritable échec…L’initiation de la réaction de fission ne se déroule pas correctement, la bombe ne produit qu’une puissance située entre 0,7 et 1,1 Kt contre les 10 kt espérés.

32/ L’exercice militaire en ambiance nucléaire se déroule également dans une atmosphère infernale, à l’aube avec une visibilité quasi nulle en raison des vents de sable et en zone radioactive. Mais, l’essentiel est ailleurs : On s’est débarrassé de la bombe.

33/ L’ironie de l’histoire c’est que le putsch a échoué avant l’explosion de Gerboise verte. Les soldats ne suivent pas les insurgés et le général Challe, un des 4 généraux impliqués, est même arrêté le jour de l’explosion.

34/ La légende est donc « en partie » vraie. Le cœur en plutonium de Gerboise verte a parcouru 50 km entre Reggane (pas depuis Alger) et le site d’essai dans le désert du Sahara dans le coffre d’une 2 CV (et pas sur le toit). Aucun dromadaire n’a tracté la bombe...

35/ L’année suivante, en 1962, l’Algérie devient indépendante mais les essais se poursuivent jusqu’en 1966 dans la Sahara algérien. Les conséquences environnementales et sanitaires des essais nucléaires français sont encore au cœur de tensions entre la France et l’Algérie.

FIN.

36/ Merci à @e_punctatus et @butch2k pour les échanges et relectures.

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