Michaël Mangeon Profile picture
Histoires du #nucléaire. Docteur, chercheur associé @evsumr5600, consultant, enseignant. Mes tweets n’engagent que moi.

Jun 21, 2022, 54 tweets

Savez-vous qu’il y a plus de 30 ans, un consortium franco-allemand commence à réfléchir à un projet de réacteur #nucléaire européen ?

Il va prendre le nom d’European Pressurized Reactor (EPR) et connaître une histoire tumultueuse.

Thread : EPR, l’histoire sans fin ?

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1/ Avant-propos : Il est impossible d’être exhaustif sur cette longue histoire qui n’est pas encore terminée. Il y a donc des raccourcis et des limites sur le niveau de détails techniques. N'hésitez pas à compléter, critiquer et partager !

C’est parti !

2/ Après le lancement du programme nucléaire des années 1970 (Plan Messmer), la France achève progressivement le basculement de la construction de 58 réacteurs nucléaires de la filière à eau pressurisée (REP) de Framatome vers leur exploitation par EDF.

3/ Suite à l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 et avec une croissance économique en berne, la France se cherche un avenir pour son programme nucléaire, notamment symbolisé par le réacteur nucléaire à Neutrons rapides (RNR) Superphénix de Creys-Malville (photo 1984).

4/ EDF envisage également la construction d’un nouveau type de REP, appelé à remplacer vers 2010, les 1ers réacteurs mis en service dans les années 1970, dont on avait imaginé à l'origine (vidéo du DG d’EDF Marcel Boiteux de 1979) une durée de fonctionnement de 30 ou 40 ans.

5/ En parallèle d’un projet « Durée de vie » visant à gérer et accroître la longévité du parc nucléaire, EDF lance en 1986 le projet REP 2000 (pour “REP de l’an 2000”), un nouveau palier “évolutionnaire” dont les réacteurs doivent entrer en service entre 2000 et 2015.

6/ Au départ, le REP 2000 est imaginé pour la France avec des progrès sur la sûreté, les coûts de production et l’utilisation de l'uranium.
Framatome, le concepteur de réacteurs, pense à l’export mais la concurrence entre industriels à l'international est féroce.

7/ Les partenariats apparaissent essentiels. En 1989 naît NPI (Nuclear Power International), filiale du français Framatome et de l’allemand Siemens pour développer un « Produit Commun» basé sur le niveau de puissance du dernier palier de réacteur français dit « N4 » (1500 MW).

8/ En Allemagne, Kraftwerk Union (KWU) filiale de Siemens développe alors le projet « Konvoi B », la suite du réacteur Allemand à eau pressurisée (REP) Konvoi de 1300 MW (Photo : construction de la centrale nucléaire allemande d'Emsland dans les 80’s).

9/ Fin 1991, EDF et plusieurs grandes compagnies d'électricité allemandes fusionnent leurs programmes respectifs avec le projet NPI de Siemens/Framatome.

En 1992, ce nouveau projet franco-allemand prend le nom de European Pressurized Water Reactor (EPR), anagramme de REP.

10/ L’EPR se veut le projet phare du nouveau nucléaire européen pouvant également s’exporter à l’international !

Pour rappel, l’EPR naît dans un contexte favorable avec la signature du traité de Maastricht (1992), traité fondateur de l'Union européenne.

11/ Le partenariat s’étend rapidement aux autorités de sûreté et experts publics français et allemands. Dans l'après Tchernobyl, il faut définir des règles de sûreté plus strictes pour l’EPR.
Les autorités de sûreté des deux pays fixent les objectifs généraux de sûreté en 1993.

12/ Si le projet démarre fort, le besoin n'apparaît pas encore très pressant. La crise économique liée à la 1ère guerre du Golfe (Vidéo de 1991), la hausse de la disponibilité des centrales et la baisse de la consommation permettent à la France d’exporter de l’électricité.

13/ Dans ce contexte de « surproduction », des projets de réacteurs N4 imaginés (Conseil d'Administration EDF de 1993) à Penly et Flamanville ainsi qu’un réacteur REP 2000 au Carnet, sont abandonnés. Penly garde les traces des travaux des réacteurs 3 et 4.

14/ Dans les années 1990, le projet EPR avance sur le papier, tant du point de vue du design que de la sûreté. La conception de l’EPR repose sur celle des réacteurs existants, les réacteurs nucléaires de type N4 français et Konvoi allemands.

15/ En octobre 1997, les partenaires du projet EPR envoient aux Autorités de Sûreté le « Basic Design Report » (4000 pages en 9 volumes, 1 million d'heures d'ingénierie). Le projet présente notamment des innovations en matière de sûreté nucléaire (docs de 1999).

16/ Une de ces innovations est la mise en place d’un récupérateur pour le corium (magma métallique et minéral constitué d'éléments fondus du cœur d'un réacteur nucléaire) (vidéo de 1999).

17/ En 1997, EDF envisage une puissance de 1700 MW. La puissance finalement retenue est de 1650 MW, considérée comme « le moins difficile à vendre sur le marché international et le plus facilement acceptable par l’opinion publique ».

18/ En 1997-1998, près de 10 ans après le lancement du projet, les industriels du nucléaire estiment qu’il est temps d’envisager sérieusement la construction d’une tête de série du réacteur EPR. En 1999, le projet EPR est présenté à la TV.

19/ Mais, alors que les derniers réacteurs (Chooz et Civaux) entrent progressivement en service, cela fait déjà bientôt 10 ans que la France n’a plus lancé de nouveaux chantiers de réacteurs nucléaires en France. Une perte de savoir-faire est envisagée.

20/ 10 ans après le début du partenariat franco-allemand, celui-ci connaît une crise majeure avec les arrivées au pouvoir, en Allemagne et en France, de coalitions au sein desquelles sont intégrés des écologistes (notamment 2 ministres de l’environnement), opposés au nucléaire.

21/ En France, le 2 juin 1997 s’ouvre une période de cohabitation avec le gouvernement du socialiste Lionel Jospin. Dominique Voynet, membre des Verts, devient ministre de l’Environnement. Lionel Jospin annonce rapidement l’arrêt du réacteur nucléaire Superphénix.

22/ En 1998, un gouvernement de coalition « rouge-verte » mené par Gerhard Schröder prend le pouvoir en Allemagne. En 2001, G. Schröder, J. Trittin, ministre de l’Environnement, et U. Hartmann, PDG de l’électricien E.ON signent un accord sur l'abandon progressif du nucléaire.

23/ L’utopie d’un réacteur Européen franco-allemand s’envole et avec elle, une partie du nom du réacteur. L’European Pressurized Reactor devient l’Evolutionary Power Reactor mais garde son acronyme EPR. La France n’a pas l’intention d’abandonner le projet.

24/ En 1999, EDF formule une demande de construction d’un 1er réacteur, probablement pour le site de Penly. L’ensemble des recommandations de sûreté de l’EPR sont formalisées en 2000.

25/ Mais, au cœur de tensions entre Socialistes et Verts et alors que le parc nucléaire apparaît en surcapacité, les pouvoirs publics ne lancent pas de projet de construction.

Les industriels s’impatientent.

Voir aussi :

26/ En 1999, les activités nucléaires de Framatome et de Siemens fusionnent dans une nouvelle société appelée Framatome ANP (ANP pour advanced nuclear power, pub de 2001) qui deviendra Areva NP en 2006 (pub de 2006), concepteur de l’EPR.

27/ Dans un contexte de libéralisation et d'internationalisation, des différends existants entre Areva et EDF s'accentuent. Areva développe une stratégie de vente d'EPR “clé en main”, s’opposant ainsi à EDF qui veut être le chef de file du développement du nouveau nucléaire.

28/ En 2003, l’électricien Finlandais TVO lance un appel d’offres pour la fourniture d’un réacteur nucléaire « clé en mains » à Olkiluoto. Cet appel d’offres est remporté en décembre 2003 par Areva/Siemens, face à des concurrents américains et russes.

29/ En France, il n’y a toujours pas de projet d’EPR malgré l’arrivée de la droite au pouvoir en 2002. Les oppositions à l’EPR se structurent, notamment lors d’un débat national sur les énergies qu’elles boycottent. CF conclusions d’une note de Wise Paris (@YvesMarignac, 2003).

30/ Après des années de tergiversation, un projet d’EPR est finalement autorisé en 2004 pour la France à Flamanville. Le décret d’autorisation de construction est signé en avril 2007 et le 1er béton est coulé en décembre 2007…pour un démarrage envisagé en 2012 !

31/ L'optimisme est de mise : Alors que le temps moyen de construction d’un réacteur dans le monde est de 121 mois entre 1996 et 2000, en 2004 la durée de construction retenue pour l’EPR de Flamanville est autour de 60 mois pour un coût de construction d’environ 3 milliards d’€.

32/ Anne Lauvergeon, présidente du directoire d’AREVA pense alors vendre 34 EPR dans le monde. AREVA signe un contrat pour la construction de 2 EPR en Chine, à Taishan en 2007. Après un échec aux Émirats arabes unis, 2 EPR sont lancés à Hinkley Point en 2012 (Royaume-Uni).

33/ Entre-temps, le projet (2009) d’un EPR à Penly est reporté à la suite à l’accident de Fukushima en 2011 puis abandonné après l’arrivée de François Hollande au pouvoir en 2012, qui décide de fermer Fessenheim mais de poursuivre le chantier de l’EPR de Flamanville.

34/ 6 réacteurs sont donc en construction au début des années 2010. Nouveau théâtre de la lutte antinucléaire (photo Greenpeace 2007) et au cœur de tensions entre AREVA et EDF, ces réacteurs vont accumuler retards et hausses de coûts de construction. Focus sur Flamanville…

35/ Entre 2007 et 2014, la construction est retardée par des problèmes de défauts ou difficultés de soudures, de béton, décès sur le chantier, et bien entendu par les suites de l’accident de Fukushima. Revenons sur quelques épisodes marquants plus récents.

36/ Fin 2014, Areva NP découvre une anomalie de fabrication de l’acier du couvercle et du fond de la cuve du réacteur EPR de Flamanville, cuve installée dans le réacteur la même année (vidéo @ASN ).

37/ Après des mois d’expertise par l’Institut de radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN) et un groupe permanent d’experts, l’Autorité de sûreté nucléaire juge que la cuve doit faire l’objet de contrôles approfondis, le couvercle devra lui être remplacé à l’horizon 2024.

38/ Ces difficultés font exploser les coûts et les délais. En 2015, on estime que le premier chargement de combustible se déroulera en 2018 et que le coût du réacteur sera de plus de 10,5 milliards d’euros.

39/ Enfin, début 2017, EDF ne peut pas justifier l’exclusion de rupture de tuyauteries du circuit secondaire principal. Après des mois d'expertise technique, les soudures (dont 8 soudures, dites de « traversée d’enceintes ») doivent être réparées.

40/ Sur les autres chantiers d’EPR, les bonnes nouvelles viennent d’abord de Taishan. Les 2 EPR, qui accusent également, mais dans une moindre mesure, retards et surcoûts, démarrent en 2018-2019.

41/ Mais, les débuts d’exploitation des EPRs Chinois vont également être marqués par un incident très médiatisé. En juin 2021, on découvre que des gaines de combustibles du réacteur 1 sont endommagées, entraînant des fuites dans le circuit primaire du réacteur.

42/ Enfin, l’EPR Olkiluoto-3 (photo) diverge en décembre 2021 et est connecté au réseau en mars 2022 pour une mise en service commerciale définitive prévue fin 2022. En juin 2022, 3 EPR sont en chantier : 2 à Hinkley Point et 1 à Flamanville.

43/ Avec la crise du Covid, la reprise de soudures défectueuses et la prise en compte des difficultés rencontrées à Taishan, le démarrage de l’EPR de Flamanville est aujourd’hui annoncé au second semestre 2023, pour un coût de 12,7 milliards d'euros.

44/ Évidemment, ces problèmes font les gros titres de la presse. Le rapport Folz (2019) explique ces phénomènes par des pertes de compétences industrielles dans la soudure, l’ingénierie et la gouvernance du projet…ce qu’un collègue chercheur nomme "désapprentissage".

45/ Pour les partisans de l’atome, cette expérience difficile doit être capitalisée. Grâce à une restructuration de la filière autour d’EDF et un modèle simplifié, l’EPR 2, les industriels se disent aptes à réaliser un programme de plusieurs réacteurs en France et à exporter !

46/ Un nouveau “printemps nucléaire”, au cœur des crises climatiques et énergétiques, pousse même le gouvernement à acter la construction d’un programme de construction d’EPRs en complément du déploiement des énergies renouvelables.

47/ Pour les opposants, la lutte continue : Le projet EPR, trop long et coûteux, ne répond pas à l’urgence climatique. C’est un fiasco industriel qui doit être totalement abandonné.

L’histoire de l’EPR n’a pas fini de s’écrire…

FIN

48/ Merci à @buchebuche561 pour la relecture technique et à celles et ceux qui ont proposé leur aide.

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