« TWITTÈR C'EST L'ENFER »
conte satirique en alexandrins
(version intégrale & révisée)
PREMIÈRE PARTIE

Il était une fois un grand réseau social
Qui avait pour effet, un peu comme un cordial,
De stimuler ses membres, ou bien pour le meilleur
Ou bien pour le pire. Et l'on convenait d'ailleurs
Que ce dernier cas était de loin plus fréquent.
C'est ainsi que Twittèr, le plus clair de son temps
Se plaignait de Twittèr : un véritable enfer
Un asile de fous, pire qu'une galère
Et qu'on allait partir, et qu'on serait content.
On le disait toujours, mais on restait pourtant.
Twittèr se présentait comme un grand fourre-tout
Où l'on batifolait, posant son mot partout.
Si l'on s'approche un peu, on pourra distinguer
Quelques-uns des Twittos, qu'on peut cataloguer :
L'échangiste qui voudrait bien enfin changer
De main, le militant toujours exaspéré
Par le manque d'écoute du gouvernement,
La mère divorcée qui se plaint constamment,
Une foule d'auteurs plus ou moins publiés
Les vedettes du jour, dès demain oubliées,
Les maitres à penser aux propos lapidaires
Qui ont le mot sur tout et même son contraire
Des ministres, des profs et beaucoup de chercheurs
Des avocats aussi, tous plus ou moins bûcheurs
Mais vu le temps qu'ils passent à tout commenter
Plutôt moins que plus, à dire la vérité.
Cela ressemblait à une immense soirée
Où chacun, parlant seul, errerait désolé.
A droite et dans le fond, un jeune identitaire
FredFrançaisdeSouche, à l'allure militaire
Pestait contre l'Etat qui faisait augmenter
Les clopes et impôts, pour que les assistés
(Souvent des sans-papiers) s'en mettent plein les poches.
Partant de ce constat, allant de proche en proche,
Il en était venu à ne plus regarder
La télé (les journaux, il s'en était gardé
Depuis qu'au lycée pro on l'avait obligé
A en lire deux pour ses travaux dirigés.)
Les médias en effet, aux mains de l'ogarchie
(Sic.) préparaient l'avènement de l'anarchie
Qui serait remplacée, au bout d'un certain temps,
Par un gouvernement aux mains des musulmans.
C'est ce qu'il répétait à longueur de messages
A tous ces abonnés et aux gens de passage.
Il finissait souvent par cette citation
Qui lui avait jadis fait très forte impression
Car elle était virile et peu consensuelle :
« La vérité est ailleurs », signé : George Orwell.
A l'autre extrémité, on trouvait Léonie
(Léo de son pseudo) qui avait la manie
De l'égalité. Aussi utilisait-elle
Les pronoms non-genrés (qu'à Sorbonne Nouvelle
En tout cas en socio, où elle était inscrite,
Tout le monde employait de façon explicite),
Mettait des points médians, disait « rendre femmage »,
Et voyait la politesse comme un outrage
Quand elle émanait d'une femme sans vagin
(Elle appelait ainsi le genre masculin.)
Sur le plan politique elle était insoumise,
Détestait un peu tout, mais surtout les églises,
L'antisémitisme, une idéologie rance
Et les sionistes qui gouvernent la finance.
DantonC prenait la vie avec plus de recul.
Expert en calembours, ce nouveau Mascarille
Veillait jalousement sur un petit pécule
De bons mots, gérés en bon père de famille.
Bouffon impénitent, intarissable hâbleur,
Il ravissait Twittèr avec sa belle humeur :
Une femme battue ou un enfant malade,
Une guerre sinistre, un fait-divers immonde,
L'innocence bafouée, tous les malheurs du monde
Etaient pour lui prétexte à franche rigolade.
Ces trois-là se croisaient parfois sous le message
D'un compte politique et comme il est d'usage
Ils déposaient leur mot avant de s'en aller
Chercher un peu plus loin un endroit où râler
(Ou rigoler.) C'était, comme on dit, le bon temps,
Temps qui ne devait pas durer toujours pourtant.
Je vous dirai pourquoi quand j'aurai un moment
Mais j'ai des trucs à faire, alors pas maintenant.
DEUXIÈME PARTIE

Bien qu'hyper-connectés personne sur Twittèr
Ne vit les signes poindre de l'Apocalypse
Qui apparaissaient sur l'ensemble de la Terre :
Des pluies de cafards, des ouragans, des éclipses,
Des veaux naissant sans tête et des poulains sans queue
(Il est vrai que de ça on se foutait un peu)
Des continents entiers plongés dans la stupeur
En voyant les nuages changer de couleur
Une pénurie d'I-Phone et de chocolat
(Cela par contre tout le monde le nota)
Et les cieux se déchirant de façon étrange
Laissant passer en trombe de grands troupeaux d'anges
Qui allèrent sur terre enlever les élus
Pour les emporter au Ciel sous les angélus.
Pour Twittèr tout cela n'était qu'un canular :
Les anges avaient pris des badauds au hasard
(C'est que sur Twittèr tout le monde était resté)
Et l'on cherchait partout contre qui se tourner
Pour s'indigner de n'avoir pas été choisis
Alors qu'on retweetait toutes les bonnes causes
Qu'on luttait pied à pied contre la sinistrose
Ambiante et tout cela sans jamais un merci.
On accusa ainsi tour à tour les migrants
L'écriture inclusive et le gouvernement,
Mais rien n'y fit, et Dieu, dans sa grande bonté,
Après qu'il eut repris toute la sainteté
Présente sur la Terre (et aussi dans le lot
Quelques marlous qui s'étaient mêlés aux bigots),
Décida qu'il était temps de tuer tout le monde :
A perte de vue, des tonnes de chairs immondes
Etaient profanées, mêlées de façon obscène
En un magma affreux, liquide et gémissant.
C'était un film d'horreur avec d'atroces scènes
Comme il n'y en a pas dans l'Ancien Testament
(Et dans la Bible il y en a beaucoup pourtant) :
Des fils tuant leur mère et des pères tuant
Leurs fils, en une orgie homicide aberrante.
Ce n'était vraiment pas une époque marrante.
Un monstre marin sorti des fonds de la mer
(Eh bien oui, forcément) mangea toutes les villes,
De gigantesques vautours ouvrirent leurs serres :
Les troupeaux étaient pour eux des cibles faciles
(Et quand je dis troupeaux, je dis troupeaux d'humains
Le peu qui n'avait pas succombé à la faim.)
Les volcans en furie entraient en éruption
Crachant avec leur lave leurs malédictions.
Le soleil brûlait mais il ne réchauffait plus
Les cœurs désolés dans la détresse absolue.
Sur Twittèr on mourait comme partout ailleurs
Sans pouvoir dire adieu à tous ses followers
Sans même un dernier tweet, une punchline ultime
Un truc enfin sincère, émouvant et intime.
Seuls twittaient à présent trois Twittos hébétés,
Les ultimes vivants sur la terre restés.
Ce n'était bien sûr pas trois personnes quelconques
Mais bel et bien Léo, et puis Fred et DantonC.
TROISIÈME PARTIE

Ses abonnées étaient morts. Twittèr toutefois
Twittait toujours, remontant les anciens messages
Ceux que ses membres avaient posté autrefois,
Qui paraissaient aussi neufs qu'au premier passage
Aux yeux de Fred au moins qui passa quelques jours
A harceler des soutiens du gouvernement.
Il trouvait agaçant qu'ils revinssent toujours
Toujours en reprenant les mêmes arguments
Ainsi qu'ils le faisaient quand ils étaient vivants.
(Aussi c'était pénible mais pas surprenant.)
Fred s'énervait, il cognait de plus en plus fort
Mais il cognait en vain car ils étaient tous morts.
Léo mit elle aussi un moment à comprendre
Que ceux qu'elle engueulait étaient réduits en cendres.
Elle polémiquait avec un libéral
Bien en vue sur Twittèr. Le type était cordial,
Sûr de lui, un peu con sur les bords, et dragueur.
Autant dire que Léo l'avait en horreur.
Mais quand il se lança dans le panégyrique
Du tout nouveau président de la République
(Alors qu'il était mort, mangé par des sangsues,
On avait fait un mème quand ça s'était su
Devenu viral et sans cesse retweeté)
Léo comprit enfin que depuis des années
Celui avait lequel elle avait disputé
Dans des joutes sans fin aussi bien qu'acharnées,
Et dont méchamment elle relevait les fautes
D'orthographe, en réalité était un bot.
DantonC comprit plus tôt ce qui s'était passé
En voyant que ses tweets n'étaient plus commentés.
Il pleura Jo(le)Bar, un poivrot rigolo
TomTomZéroDéfaut, l'étudiant mégalo
Et puis, surtout, la perte de Nymphonanette
Une fille avec qui l'on pouvait rigoler
Sans se prendre la tête : elle aimait bien confier
Ses peines de cœur et son goût pour la levrette.
A force d'errer sur les chemins dévastés
De Twittèr entourés de fantômes de tweets
Devant lesquels ils passaient quinze fois de suite
Déposant chaque fois un message irrité
Léo, Fred et DantonC, au détour d'un gros compte,
tombèrent nez à nez à nez. Il était temps :
Fred en était au point où, à sa grande honte,
Il aurait followé jusqu'à un musulman ;
Léo allait poster, en désespoir de cause,
Un message disant : « Hello ! Je suis nouvelle !
Mes DM sont ouverts, je me sens toute chose ! »
Et devant sa webcam elle se faisait belle ;
DantonC stalkait les bots, les suivant comme un chien,
Multipliant les Favs, mais n'en obtenait rien.
Pour fêter leur rencontre et mettre de l'ambiance
DantonC fit une blague au détriment des trans,
Fred la trouva très bonne et Léo les bloqua
Mais comme c'était eux ou bien c'était personne
Au bout de quelques jours elle les débloqua
Tout en se disant qu'elle était vraiment trop conne.
Ils eurent quelquefois de franches engueulades
Et l'atmosphère était le plus souvent maussade
Mais après quelques temps ils pensèrent quand même
Avoir trouvé comment éviter les problèmes.
Léo apprenait à Fred comment mieux écrire
(Il rédigeait en orthographe patriote
Sans accents, sans accords, ni tous ces trucs de fiottes)
Et elle espérait bien un jour lui faire lire
Sinon Judith Butler au moins Titiou Lecoq.
Mais quand elle en parlait Fred riait comme un phoque.
DantonC se fatiguait de tous ces beaux discours
Qui lui rappelaient trop l'époque de l'école
Quand sans aucun ami il errait dans la cour
Trop jeune pour noyer son ennui dans l'alcool.
Il supportait très mal de Léo les leçons
Délivrées nuit et jour et sans jamais se taire.
Ce tout nouveau Credo, rigide et non-binaire,
Il s'en foutait un peu et de toute façon
Réfléchir ça n'avait jamais été son fort.
Parfois même il aurait préféré être mort.
Non dénuée de talent, Léo la prophétesse
Aurait converti Fred, mais elle le bloqua
Quand il lui demanda de lui montrer ses fesses
En DM. C'est ainsi que cette troïka
Passait son temps. Souvent, ils ne parlaient qu'à deux
Ils avaient en effet alors bloqué l'un d'eux,
Chaque fois différent. Plus ils se connaissaient
Moins ils se supportaient, mais jamais ne cessaient
De twitter. Un jour enfin, Léo, excédée
Décida qu'elle avait déjà trop retardé
Le moment de partir, cette fois pour de bon,
Pour aller voir le monde loin de ces deux cons,
Et ferma son compte avant de se raviser
Quelques heures plus tard. C'était trop dur pour elle.
La vie hors de Twittèr lui semblait irréelle
Pâle, sans intérêt, la laissant épuisée
Alors qu'elle n'avait pas mis le nez dehors.
Vivre sans Twittèr, c'était pire que la mort.
Elle s'en ouvrit à Fred, qui ne comprit pas.
Donc elle débloqua DantonC, de guerre las.
Pour une fois sérieux celui-ci expliqua
Qu'il s'était plusieurs fois retrouvé dans ce cas :
Impossible pour lui de partir de Twittèr
Même pour un instant. C'était comme des fers
Le retenant prisonnier, étouffant son âme.
Il ajouta : « Un peu comme avec une femme. »
(Il ne pouvait pas rester sérieux bien longtemps.)
Léo médita (et même Fred essaya)
Ce n'était pas possible, vraiment... Et pourtant...
… Non ! Une idée affreuse en elle se fraya :
Ce bouquin étudié autrefois au lycée
Du mari de Beauvoir ; c'était facile à lire
Même si un peu chiant, un peu cis pour tout dire.
Bref... Ça montrait trois personnes embarrassées
De se retrouver enfermées dans un hôtel
Elles se prenaient la tête et voulaient sortir
Mais elles ne pouvaient pas : dehors c'était pire.
« Je connais, dit DantonC, c'est « Shining. » C'est cruel
Mais ça m'a fait marrer, j'adore De Niro. »
Léo le rebloqua, le traitant de blaireau
Et expliqua pour Fred qu'en fait ils étaient morts,
Qu'ils ne pourraient plus jamais sortir. « Ah, d'accord »,
Répondit Fred, gêné (il n'avait rien compris.)
« _ Tu comprends ? » dit Léo, « _ Oui, oui », répondit Fred.
« _ Nous sommes en enfer. » « _ Si tu as besoin d'aide
Rétorqua Fred, je suis là, pour toi, ma chérie,
Viens donc entre les bras d'un amant aguerri. »
Léo rebloqua Fred, après quoi elle prit
Sa tête entre ses mains et se mit à pleurer.
Léo avait raison : tous trois devraient errer
Jusqu'à la fin des temps dans les tweets de Twittèr
Car c'était à cela que ressemblait l'Enfer
Converti par Satan à la modernité
Sous la pression de tous ces nouveaux arrivants
Qui ne juraient que par la disruptivité.
« Ils sont stupides et mous », estimait Satan
Mais leur bel enthousiasme était rafraichissant
Et c'étaient des experts pour emmerder les gens.
Les seuls à être morts, vous l'avez bien compris
(Mais je précise au cas où un Fred me lirait)
C'était nos trois amis auxquels j'ajouterai
La plupart d'entre nous, car je fais le pari
Qu'il y en a peu ici qui seraient capables
De se déconnecter pour un temps raisonnable.
Si vous avez trouvé à votre goût ce drame
Je vous demanderai juste un petit effort :
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FIN
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