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(1/n) Suite du feuilleton juridique sur la décision de Karlsruhe : la parole est à la défense, avec l'interview du juge allemand Peter Huber dans Faz, rapporteur de l’affaire, que je vous propose de mettre en perspective pour mieux comprendre le débat. faz.net/aktuell/politi…
Premier argument formulé par Peter Huber : les critiques de la décision font semblant d’ignorer que la plupart des cours constitutionnelles nationales considèrent que le « noyau dur » de la Constitution prime sur le droit européen en cas de conflit.
C’est assez vrai, comme je l’expliquais dans un précédent thread : le Conseil constitutionnel français, la Cour constitutionnelle italienne ou encore le Tribunal constitutionnel espagnol sont par exemple sur la même ligne.
Notons néanmoins que Karlsruhe est la Cour qui est allée la plus loin en la matière, en subordonnant la primauté du droit européen à trois réserves…
(i) la garantie d’une protection équivalente des droits fondamentaux ; (ii) le respect des « qualités inhérentes à l’identité constitutionnelle » allemande ; (iii) le respect par l’UE des compétences qui lui ont été dévolues par la loi allemande d’approbation des traités.
Ce troisième type de contrôle, dit « ultra vires », n’a par exemple pas d’équivalent en France à ce jour.
L’idée sous-jacente est que permettre aux institutions européennes d’excéder leur compétence reviendrait à leur permettre de modifier implicitement des traités, ce qui relève de la compétence exclusive des États en tant que « maîtres des traités ».
Deuxième argument formulé par Peter Huber : la décision rendue n’est pas sans précédent, car la Cour suprême du Danemark et la Cour constitutionnelle tchèque ont déjà par le passé jugé que la CJUE avait outrepassé les limites de sa compétence.
Là encore, c’est vrai mais le parallèle n’est pas tout à fait convaincant, comme le souligne @DanielSarmiento : il ne s'agit pas cette fois d’une affaire nationale mais de l’action d’une institution européenne agissant dans le cadre d’une compétence exclusive de l’UE.
On est donc au cœur de la compétence « naturelle » de la CJUE et à l’inverse dans un domaine où la légitimité des cours constitutionnelles nationales pour intervenir est particulièrement faible.
Troisième argument : la décision de Karlsruhe est modérée (« homéopathique ») et pas très contraignante pour la BCE.
Sur le fond, il est vrai que Karlsruhe conclut que le programme d’achat d’actifs ne viole pas l’interdiction du financement monétaire des Etats et ne porte pas atteinte à la compétence budgétaire du Parlement. Pour elle, cela représente déjà une grosse concession.
Ainsi, la censure porte seulement sur des aspects formels: Karlsruhe reproche à la BCE et la CJUE de ne pas avoir suffisamment motivé leurs décisions au regard du principe de proportionnalité, dont elle se considère comme le gardien et l'auteur (je vous renvoie à ce super livre).
Elle s’estime d’autant plus dans son « bon droit » qu’elle avait déjà « expliqué » à la BCE et à la CJUE comment appliquer le principe de proportionnalité dans une précédente affaire (cairn.info/revue-internat…), dont il est vrai que la CJUE aurait pu davantage tenir compte.
Sur le plan pratique, sa décision impose donc « seulement » au Conseil des gouverneurs de la BCE de prendre sous 3 mois une nouvelle décision davantage motivée, ce qui lui paraît tout à fait raisonnable.
Pour la BCE, c’est bien évidemment inacceptable car cela revient à donner un « droit de regard » aux cours constitutionnelles nationales sur la conduite de sa politique monétaire.
Dernier argument : la décision de Karlsruhe s’inscrit dans le cadre d’un dialogue des juges assez classique en Europe et il serait dangereux d’essayer de « verticaliser » les relations entre les cours constitutionnelles nationales et la CJUE.
Huber met clairement en garde la Commission contre l’idée de lancer un recours en manquement car cela plongerait l’Europe dans un conflit constitutionnel difficile à résoudre, dès lors que la primauté absolue du droit européen n’est pas reconnue dans la plupart des Etats membres.
Il précise que la décision de Karlsruhe est définitive et qu’il n’y a pas de « retour en arrière » possible : elle doit être appliquée par les institutions allemandes.
Il me semble que cela renvoie là aussi à un débat plus large sur la place des cours constitutionnelles nationales dans l’ordre juridictionnel européen.
Les juridictions suprêmes nationales estiment qu’elles doivent être considérées comme des partenaires coopérant avec la CJUE, plutôt que comme des juridictions inférieures appliquant sa jurisprudence.
A l’inverse, la CJUE tente progressivement d’affirmer un certain contrôle sur l’application du droit européen par les juridictions suprêmes nationales, en dépit de l’absence de mécanisme d’appel.
Schématiquement, elle a utilisé deux voies.
Tout d’abord, elle a jugé que les États membres sont tenus de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire imputables aux juridictions nationales statuant en dernier ressort (Köbler, 2003).
Ensuite, la faculté pour la Commission européenne d’employer la procédure de recours en manquement à l’encontre d’un Etat membre a été mobilisée pour garantir que les juridictions suprêmes nationales respectent leurs obligations (Commission c/ France, 2018).
En 2018, la CJUE a ainsi jugé pour la première fois que la décision du Conseil d’Etat de ne pas lui poser une question préjudicielle sur l’interprétation du droit de l’UE dans une affaire fiscale constituait un manquement.
L’arrêt avait provoqué une vive réaction de la part du président de la section du contentieux du Conseil d’Etat, qui avait accusé la CJUE de remettre en cause les « équilibres subtils et nécessaires » régissant la répartition des rôles entre la CJUE et les juges nationaux.
Pour ma part, je partage l’idée que la relation entre la CJUE ne peut pas être « verticalisée » sans révision des traités et qu’il faut donc de la retenue des deux côtés et des mécanismes permettant de limiter les risques de conflits.
C’est d’ailleurs la position traditionnelle de Karlsruhe, qui considère que son office doit s’exercer « avec retenue et d’une manière ouverte à l’égard du droit européen » (BVerfGE, 6 juillet 2010, arrêt 2 BvR 2661/06)…
…ce qui l’a conduit à s’imposer en cas de conflit potentiel de saisir préalablement la CJUE d’une question préjudicielle et de limiter son contrôle à l’erreur manifeste.
C’est d’ailleurs à mon sens la principale faiblesse de l’argumentaire du juge allemand : en ouvrant un conflit ouvert avec la CJUE sur un acte de la BCE relevant de la compétence exclusive de l’UE…
…elle n’a manifestement pas fait preuve de la modération nécessaire à la préservation de relations horizontales entre les cours suprêmes nationales et la CJUE qu’elle appelle par ailleurs de ses vœux.
J’espère en tout cas que ce thread vous aura montré à quel point la BCE se retrouve dans cette affaire l’otage de conflits à la fois profonds et anciens sur la portée du droit européen.
A vous de vous faire votre propre opinion !
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