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[Thread] Il faut qu'on vous parle un peu de Paul Braffort et de son rôle dans l'histoire du jeu vidéo en France. Car, si le bouquin a pour borne chronologique de départ 1960, c'est parce qu'il est le premier cas documenté que nous avons mis à jour dans notre enquête historique.
Au départ, c'est une archive de l'Ina qui nous met la puce à l'oreille : un reportage consacré à l'intelligence artificielle diffusé dans un magazine scientifique de l'ORTF. Le sujet date du tout début des années 1970 et présente « une machine [qui] joue contre un homme ».
« L'homme, c'est Paul Braffort. », poursuit la voix off.
Le programme auquel joue Braffort est une démonstration des capacités de l'ordinateur dans un jeu de placement sur une grille : chaque joueur déplace un élément en forme de L et un point, le but du jeu étant de coincer le point de l'adversaire. Les résultats sont imprimés...
...et Braffort manipule lui-même les éléments de jeu sur un tableau selon les coups joués par la machine. S'en suit une discussion sur les rapports homme-machine, Norbert Wiener et la science cybernétique.
L'historiographie anglo-saxonne des jeux vidéo a montré que les premières formes de jeu informatique relevaient souvent de démonstrations publique ou médiatique. C'est ici le cas : passer par l'intelligibilité du jeu – des règles simples à comprendre...
...pour le téléspectateur – afin de démontrer de manière éclatante les capacités de la machine. Plusieurs archives de l'Ina présentant des ordinateurs aux téléspectateurs et téléspectatrices reprennent ce principe hautement didactique.
Évidemment, on souhaite alors en savoir davantage sur ce Paul Braffort. On tire donc le fil et l'on découvre d'abord qu'il est l'auteur d'un des tous premiers ouvrages en langue française traitant de l'intelligence artificielle publié en 1968 aux PUF.
Il explique dans cet ouvrage avoir lui-même développé des jeux sur ordinateur au début des années 1960. Ce qui nous met sur la trace d'un article de recherche de l'époque où Braffort explique avoir codé « un programme qui joue Go-Bang ».
Le Go-Bang, ou Gomoku/maku selon les transcriptions du japonais, est une version simplifiée du jeu de Go. Ce jeu traditionnel se rapproche du Puissance 4 de MB auquel vous avez peut-être déjà joué dans votre jeunesse.
D'après l'article, Braffort a conçu le programme et Paul Lussans l'a codé en FORTRAN sur un IBM 1620 et un IBM 7090 commandés par Euratom en 1960. Il est évoqué en octobre de l'année suivante lors d'un colloque de l’AFCALTI.
On se rend également compte que Braffort est bien connu des chercheur•se•s en littérature contemporaine, tout particulièrement pour ses expérimentations alliant programme informatique et écriture littéraire dans les années 1980.
Mais surtout, Paul Braffort est un membre de l'OuLiPo, un éminent groupe de création littéraire surréaliste fondé par le mathématicien François Le Lionnais et l'écrivain Raymond Queneau (Exercices de style, Zazie dans le métro...)
Braffort entre à l'Oulipo le 13 mars 1961, soit, excusez du peu, avant Marcel Duchamp, Georges Perec ou encore Italo Calvino. On retrouve ainsi sa présence dans un compte-rendu de réunion de l'OuLiPo de juin 1961.
Une fois tous ces éléments rassemblés, une idée nous traverse l'esprit : et si Paul Braffort était encore vivant aujourd'hui ? Une recherche sur les pages blanches donne une adresse rue Charles V dans le Bas-Marais à Paris et un numéro de téléphone.
On se rendra compte plus tard que l'adresse correspond à celle de réunions de l'OuLiPo qui se sont tenues dans l'appartement de la rue Charles V comme l'indiquent plusieurs compte-rendus du groupe surréaliste.
Bien, appelons ! Ça sonne ! Ça décroche ! Une voix chevrotante me dit « Allo ». Je me présente et demande si je parle bien à Paul Braffort membre de l'OuLiPo.
- « C'est bien moi, cher Monsieur ! »
- « Je m'intéresse à votre jeu de Go-Bang. Pourrais-je venir un jour vous voir pour en parler ?
- « Et bien, ma foi, oui ! Venez lundi prochain à 13h ! »
On est en mai. Les cours sont finis. Pas le temps de réfléchir, on s'organisera pour la vie de famille
- « Oui, à lundi ! »
C'est un après-midi de mai déjà bien chaud à Paris. L'appartement de la rue Charles V se trouve sous les toits. La porte est entrouverte. J'y frappe et une voix m'invite à entrer. Assis à sa table à manger, Paul Braffort termine son déjeuner.
De peur de le déranger, je propose de repasser plus tard. Au contraire, il me propose de m'asseoir à sa table. Il me dit d'emblée son impatience à être le jeudi soir qui vient pour regarder « sa série », la série suédoise Real Humans diffusée sur Arte.
Paul Braffort avait 91 ans lorsque nous nous sommes entretenus en ce mois de mai 2014 sur ses expérimentations dans le domaine de l’informatique ludique. S'il semble affaibli physiquement, c'est un jeune homme dans sa tête, très alerte, drôle et l’œil pétillant.
Je démarre l'enregistrement et amorce la discussion pour préciser avec lui les informations recueillies sur ses expérimentations, obtenir des précisions et comprendre les raisons qui l'ont amené à passer par la forme du jeu.
Il a la bougeotte et, à propos d'un article évoqué dans l'échange, se lève et m'invite à le suivre en quittant subitement le salon. Une partie de l'entretien, que manque inévitablement l'enregistrement, se passe alors dans son bureau rempli de livres à l'arrière de l'appartement.
Je lui présente la fameuse vidéo trouvée à l'Ina qu'il regarde attentivement, enchainant les remarques « C'est formidable », puis à son propre propos et me regardant du coin de l’œil : « J'ai vraiment une gueule de con, hein ! »
Né en 1923, Paul Braffort est lycéen en 1940, année où il participe à la toute première manifestation menée par la jeunesse parisienne contre l’occupation allemande en défilant place de l’Étoile. Il aidera à hauteur de ses moyens la Résistance pendant l’Occupation.
Après-guerre, ses amitiés communistes lui permettent d’intégrer dans les années 1950 le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) :« J’y étais alors bibliothécaire. Je suis ensuite entré dans le service scientifique en 1954 pour m’occuper de calcul analogique. »
La documentation automatique puis la traduction automatique au sein d'Euratom l'amènent à l'informatique en même temps qu'il découvre les premières réflexions sur la cybernétique et l'intelligence artificielle.
Le jeu informatique est un moyen pour Braffort d'envisager « la construction de programmes pour machines à calculer qui imitent le comportement d’un joueur ». D'abord des débuts et fin de parties aux échecs puis le moins complexe jeu de Go-Bang.
Dans l'article de 1962, il précise :« Nous avons jugé que le jeu de Go-Bang était un cas intéressant dans le domaine de la mécanisation de l’innovation en raison de l’absence de théorie ou de concepts déjà testés. »
Contrairement aux essais sur le jeu des échecs, le programme de Go-Bang est en mesure de mener des parties entières face à un joueur humain. Les résultats sont imprimés et l'opérateur utilise un plateau de jeu de Go pour suivre la partie.
Le profil de Paul Braffort est atypique . Il n'est pas seulement mathématicien et informaticien ; il compose et chante aussi ! Auteur-compositeur, il fait ses débuts au cabaret des 3 baudets aux côté d'un jeune chanteur venu de Bruxelles, Jacques Brel !
Il y a quelques années dans l'émission Un jour, un destin (Laurent Delahousse, une fesse posée sur un bureau), il témoignait sur Brel et leur première aux Trois Baudets : « C'était tout petit. J'étais petit, mais lui était grand. C'était juste, on avait juste de quoi s'asseoir. »
« Il était maigre, et il s'était fait faire un costume de scène assez curieux. Ça avait la forme d'un bleu d'ouvrier, mais c'était marron. Il avait l'air d'une espèce de moine. Ce costume était pas normal. »
« Les cheveux en arrière, une drôle de petite moustache pas jolie jolie, et il se présente mort de trac, ruisselant de transpiration. Il était stressé, évidemment, comme moi. »
« Les gens venaient là pour rire, et il arrivait avec ses chansons catholiques, moralisatrices et tristes. Il n'a eu aucun succès. Ni moi non plus. » Jacques Canetti, le patron des Trois Baudets retire donc ses deux débutants du programme.
Ses chansons s'intitulent Le Petit Atome, La Java de l'adultère. Braffort a également composé des chansons pour d'autres dont un petit succès, Menuet pour La Joconde, interprétée en 1958 par Barbara. On retrouve parmi ses interprètes...
...Les Frères Jacques, Les Quatre Barbus, Juliette Gréco, Yves Robert (le réalisateur) ou Zizi Jeanmaire (le fameux numéro Mon truc en plume) pour des chansons co-écrites avec Queneau. Tout cela est disponible sur Deezer.
Dans les années 1970, il est l'un des premiers professeur d'informatique à enseigner à l'université à Orsay (et non Saclay comme indiqué dans le reportage de l'Ortf). On lui demande soutenir en urgence une thèse pour garder son poste.
Il n'y tient pas beaucoup – ça l'ennuie profondément – et perd donc son statut de professeur. Il code à cette époque une version informatique des Mille Milliards de poèmes de Raymond Quenenau.
En 1982, dans le cadre de ses activités au sein de l’OuLiPo, Braffort fonde l’A.L.A.M.O. avec Jacques Roubaud afin de réfléchir à la manière dont l’informatique peut aider l’auteur à s’affranchir de contraintes littéraires.
Une des hypothèses du bouquin sur le jeu informatique en France est que celui-ci s'avère plus littéraire que les expérimentations américaines relevant jusque dans les années 1970 de modélisation de systèmes.
Avec le cas de Braffort, on recense d'autres exemples d'ingénieurs mêlant une dimension littéraire à leurs jeux informatiques, par exemple par la génération procédurale d'un poème en fin de partie de morpion ou par l'écriture de dialogues enlevés entre programme et joueur.
Après une bonne heure d'échange, je sens mon interlocuteur un peu fatigué. Il m'offre un coffret de 3 CD de ses chansons ré-enregistrées par lui dans les années 2000 et nous nous saluons en nous promettant de nous donner des nouvelles.
Dans le livre, l'entretien avec Paul Braffort est daté du lundi 19 mai 2014. Cela fera six ans jour pour jour demain.
M. Braffort s’est éteint le 5 mai 2018 à quelques jours de la fin de la rédaction de la première version du manuscrit du livre.
« Excusé » depuis cette date des réunions de l'OuLiPo.
Il fait partie des premiers Français à avoir, dès les années 1960, explorer la programmation informatique à travers le codage de jeux et d'applications ludiques.
Tout et plus encore à retrouver dans le premier chapitre d'Une histoire du jeu vidéo en France. 1960-1991 : des labos aux chambres d'ado, chez Pix'n Love co-écrit avec Guillaume Montagnon et disponible ici : editionspixnlove.com/accueil/889-un…
Et comme vous êtes nombreux.ses à arriver jusqu'ici, je vous joins ce joli trailer de lancement du bouquin pour vous donner une idée de son contenu :
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