Le site toppletheracists.org ("Renversons les racistes"), animé par une "Stop Trump Coalition", propose de recenser les statues de personnalités racistes ou "responsables de violences coloniales" en Grande-Bretagne : Francis Drake y côtoie Kitchener ou Baden-Powell. 1/19 
L’intention, louable, est d’inviter au débat et d’éviter des destructions sauvages, en proposant de déposer les statues "problématiques" dans un musée. Mais est-ce à ce site de décider de ce qui est raciste et de ce qui ne l’est pas ? Le risque de confusion est énorme. 2/19
Ces revendications sont le résultat d’une profonde négligence des pouvoirs publics à l’égard de ce patrimoine, qui aurait dû être questionné scientifiquement et démocratiquement depuis longtemps, pour dégager un consensus. 3/19
Ce consensus aurait par exemple été facile à trouver autour des statues de marchands ou de propriétaires d’esclaves, que plus personne ne songe à célébrer aujourd’hui et qui auraient trouvé leur destination naturelle dans un musée avec une médiation adaptée. 4/19
Le recensement participatif de Topple the Racists pourrait être utile, mais le débat doit être ouvert et intégrer tous les acteurs. Dresser de telles listes, sans aucun protocole juridique et scientifique, ouvre la porte à toutes les dérives. 5/19
Les appels aux destructions ou aux actes de vandalisme se multiplient sur les réseaux sociaux. Sur les personnes, comme sur les biens, il est très difficile d’endiguer un cycle de dénonciation et de violence, qui ne trouve souvent sa résolution que dans l’autoritarisme. 6/19
Livrer en pâture un monument emblématique n’est pas non plus la bonne solution, car pourquoi alors s’arrêter en si bon chemin : chaque personnage statufié est un dominateur potentiel, l’agent d’une institution oppressive ou le complice d’une entreprise de domination. 7/19
Certes, les bris de monuments font partie du répertoire d’action classique des mouvements indépendantistes, autonomistes ou régionalistes. Dans les îles britanniques, il existe ainsi une tradition ancienne de déboulonnage et de dynamitage de statues. 8/19
Cela permet de relativiser ce qui se passe aujourd’hui, mais la stratégie du geste destructeur spectaculaire, quand il n’y a pas consensus - j’insiste sur ce point -, ajoute de la tension à la tension et ne profite finalement à personne. 9/19
Un exemple que je connais bien, c'est celui d’Henri Grégoire, dit "l’abbé Grégoire". Panthéonisé en 1989, il a sa statue à Lunéville, son visage domine la médiathèque Blois. Pour les uns, c’est un humaniste, précurseur du combat antiraciste, qu’il convient de célébrer. 10/19
Pour les autres, il est le représentant d’une institution jugée intrinsèquement intolérante, l’Eglise catholique. Il serait aussi le fondateur du paternalisme républicain qui justifia le colonialisme du 19e siècle. D’aucuns en font même un précurseur du nazisme... 11/19
Chacun le juge par rapport à son propre système de valeurs et de compréhension des rapports de forces dans l’histoire. Il n’est objectivement ni un saint, ni un démon. C’est une personnalité complexe, défenseurs de valeurs qui pourraient paraître inconciliables aujourd’hui. 12/19
Grégoire doit évidemment rester à sa place. Il faut expliquer la complexité d’une trajectoire et l’impossible consensus – positif ou négatif - autour de certaines figures. Les « grands personnages », hommes ou femmes de pouvoir, possèdent tous leur part d’ombre. 13/19
Ce qui ne veut pas dire que la discussion ne doit pas s’engager autour de celles et ceux qui ont été impliqués dans des entreprises de domination ou de destruction massive de vies humaines. C’est un débat complexe qui ne peut être tranché sans une réflexion approfondie. 14/19
Il est évident que, bien plus que Colbert, des personnalités comme Lazare Carnot, Jules Ferry et la plupart des généraux de la IIIe République ont justifié ou ont été mêlés à des actes de guerre et de conquête qui apparaissent aujourd’hui éminemment condamnables. 15/19
Mais va-t-on aussi déboulonner la statue de Toussaint Louverture à La Rochelle sous le motif qu’il a été propriétaire d’esclaves et a instauré un violent système de servitude en 1795, au risque d’effacer son rôle déterminant dans l’émancipation de la population haïtienne ? 16/19
La question est de donner sens à ces statues et à ces noms de lieux publics, en expliquant clairement ce que l’on honore à travers ces personnages, selon des modalités qui resteraient à définir pour que l’explication elle-même ne donne pas lieu à polémique. 17/19
Il serait temps de faire un effort collectif, élus, citoyens, chercheurs, pour poser les conditions d’un débat serein, dépassionné et surtout pluraliste autour de ces questions. L’activisme violent est une impasse, qui nourrit le ressentiment et les haines de demain. 18/19
La statuaire publique des 19e-20e siècles est le reflet de nos divisions politiques. On ne peut comprendre ces divisions et les dépasser que par le dialogue et l'acceptation de la complexité de l'histoire, contre le manichéisme militant. 19/19
Outre les différents entretiens qu'Emmanuel Fureix a accordé ces derniers jours sur le sujet, je signale cette intéressante réflexion de Jacqueline Lalouette et de Dominique Taffin :
la-croix.com/Debats/Forum-e…
la-croix.com/Debats/Forum-e…
