Vous pensiez tout savoir de la crise des subprimes, et de celle de la zone euro ? Pas si sûr : on oublie vite ce qui s'est passé il y a une dizaine d'années. Mais @adam_tooze est là pour vous rafraîchir la mémoire : il a tout lu, tout noté, tout archivé. #ThreadDuVendredi
On parle aujourd'hui de Crashed. How a Decade of Financial Crises Changed the World (2018) – avec des majuscules partout, oui, les anglophones font ça dans leurs titres d'ouvrages. Un gros pavé très instructif.
Difficile de résumer cette histoire économique des années 2007-2017 : le livre fourmille de détails et suit un fil chronologique. Pour autant l'auteur avance des idées et, surtout, démonte des idées fausses. J'en retiens trois.
1⃣ La « crise des subprimes » serait essentiellement américaine, due à un marché immobilier débridé et à la dérégulation de la finance US : non, pas seulement, montre Adam Tooze. Ce sont à la fois les US et l'Europe qui ont, dans les années 1990-2000,
contribué à créer une « finance transatlantique » opérant entre New York, Londres, Paris et d'autres places financières, avec les mêmes méthodes et les mêmes objectifs. Les grandes banques d'affaires qui ont pris un coup très sévère en 2007-2008 sont aussi bien
américaines qu'européennes (d'ailleurs la crise commence par la suspension des opérations de BNP Paribas en raison de l'illiquidité de certains titres). Et la propagation de la crise se fait par le biais de ces banques opérant à la fois aux US et en Europe.
Les premiers chapitre sont vertigineux : on y voit des élites dirigeantes, y compris à Washington (et surtout chez les Démocrates) s'inquiéter d'une crise économique qui pourrait venir des déficits américains (budgétaire et commercial),
tout en mettant en place les conditions d'une crise financière bien plus dévastatrice. Cf la très faible régulation du secteur bancaire, par exemple, alors même que toutes les vannes de la titrisation ont été ouvertes et que les effets de levier
(emprunter beaucoup avec peu de capitaux propres) deviennent énormes, dans les années 2000. Seulement aux US ? Non : idem en France, au RU, etc. « What if regulation failed ? What if their was a comprehensive crisis of the transatlantic financial system ?
No one wanted to ask that question [...] The question was particularly pressing for European banks operating a multicurrency balance sheet. In case of emergency, where would they get the dollars they needed ? Who would be their lender of last resort ? » (p. 89)
2⃣e idée fausse : les banquiers auraient tordu le bras aux politiques, à partir de 2008. En réalité, le constat d'Adam Tooze est encore plus sombre. Dès avant la crise, le parti démocrate s'est fait le champion de la dérégulation bancaire
(idem avec les sociaux-démocrates européens), sans le claironner bien sûr. Mais après avoir sauvé les banques systémiques (too big to fail), à l'exception notable de Lehman, on voit l'administration Obama s'évertuer à protéger le secteur financier
de la colère qui monte dans l'opinion publique. L'objectif de Geithner, Bernanke, Summers, et Obama lui-même, était alors de ne protéger les banques d'elles-mêmes. On voit ainsi Obama, en mars 2009, demander aux PDG des principales
banques d'affaires US de ne pas distribuer trop de bonus : « My administration is the only thing between you and the pitchforks. » (mon gouvernement est la seule chose qui vous protège des fourches)
Ce n'est donc pas seulement en raison d'une capture du régulateur (banques trop grosses pour qu'on les laisse faire faillite, qui dicteraient ainsi leurs conditions à la Fed et au Trésor), mais aussi en raison de la bonne volonté des démocrates,
par ailleurs empêtrés dans des arbitrages politiques compliqués avec une majorité fragile, c'est pour toutes ces raisons, donc, que la loi Dodd-Frank a été si peu contraignante et que pas un banquier n'a été traduit en justice.
(Du côté européen, malheureusement, le tableau est le même. La grande timidité de la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, en France (2013), en témoigne. Voir sur ce point Blablabanque, le petit livre de @jcs_mbf).
3e préjugé qui tombe définitivement face aux preuves accumulées par Adam Tooze : l'austérité européenne, c'est la faute de l'Allemagne. L'auteur montre avec un luxe de détails combien tous les leaders européens ont navigué à vue, et souvent
combien ils se sont empêtrés dans des calculs politiques court-termistes, notamment à propos de la Grèce, à laquelle on a fait payer un prix démesuré en faisant comme si elle pouvait un jour honorer toutes ses dettes. En réalité le FMI avait compris
dès 2011 que l'austérité rendait la trajectoire grecque insoutenable, et n'a pas manqué de le dire. D'autres voix s'élèvent à ce moment, et il faut le « Whatever it takes » de Draghi pour éviter la catastrophe complète : préoccupés par un risque de défaut, qz.com/1038954/whatev…
les acheteurs d'obligations grecques, mais aussi italiennes et espagnoles, prennent la petite phrase du président de la BCE pour une assurance que celle-ci agira en tant que prêteur en dernier ressort sur les marchés obligataires. Et comme de juste,
l'assurance (perçue comme telle) suffit à dégonfler les primes de risque. Mais Tooze a beau jeu de faire remarquer que Draghi affirmait alors autre chose, dans sa conférence à des managers de hedge funds : l'Union européenne ne disparaîtrait pas du jour au lendemain,
et les marchés devaient comprendre que le capital politique engagé par les leaders européens ne leur permettait pas de laisser se produire une implosion de la zone euro, pensait Draghi. En réalité, les calculs des responsables politiques d'alors
(Merkel, mais aussi Sarkozy puis Hollande, sans compter Gordon Brown, Berlusconi, et d'autres) les portaient à servir leur électorat tout en faisant une confiance bien trop grande dans la solidité de la zone euro et de l'UE.
Et pour cette raison, les retards considérables dans la mise en oeuvre d'une mutualisation (très timide) des dettes publiques, via le FESF puis le MES, ont conduit à l'aggravation de la crise et à une austérité durable pour des Etats... qui n'en avaient pas besoin.
C'est donc un constat d'échec immense, côté européen : les mêmes leaders qui péroraient sur les bienfaits de l'UE pour faire taire les eurosceptiques, ont été incapables de prendre assez tôt les décisions budgétaires qui auraient pu éviter la crise des dettes publiques.
Bref, on s'est tirés une balle dans le pied. Ou plutôt : l'incapacité politique de nos dirigeants prétendument pragmatiques a tiré une rafale dans le pied des Etats les plus faibles, et fait monter partout le ressentiment envers l'UE (et les scores de l'extrême-droite).
Ce livre mérite d'être lu, non seulement pour ce que je viens de vous résumer, mais pour son récit haletant d'une succession de crises dont Adam Tooze montre avec brio ce qu'elles doivent à l'aveuglement des responsables politiques (européens, notamment).
Ce n'est pas rassurant en 2020, certes. Surtout quand le gouverneur de la BdF se fait de nouveau l'avocat de l'austérité (pour ne prendre qu'un exemple). Mais c'est en connaissant cette histoire que l'on peut éviter de refaire les mêmes erreurs d'analyse. #Fin
D'autres threads du même genre avec de vrais morceaux de sciences sociales dedans :
Il paraît qu'il faudrait que les Français·es sachent ce qui est fait de leurs impôts, pour mieux y consentir. Ça tombe bien : l'@InseeFr a déjà fait le boulot, grâce à Mathias André, André Germain et @SicsicMichael. Quelques aperçus de ce doc de travail 🧶insee.fr/en/statistique…
Vous recevez un revenu, vous payez des impôts et des taxes (et des cotis sociales), vous recevez aussi des prestations. C'est facile à compter, mais pas si évident si on veut attribuer la bonne somme à chaque ménage. Et quid des transferts en nature ? On peut les compter aussi,
mais ça demande d'évaluer le montant auquel ils correspondent (ça vous évite de dépenser combien, des soins gratuits ?), et surtout de les attribuer correctement aux ménages qui en bénéficient + ou -, en fonction de leur revenu primaire (avant transferts).
Si votre métier consiste à publier des recherches relues et critiquées par vos pairs de manière anonyme, il y a des chances que vous soyez + ouvert à la critique sur internet que si votre métier consiste à publier des opinions sélectionnées par vos ami.e.s. #CancelCulture (1/n)
Ainsi s'explique que les chercheur.se.s soient généralement plus enclin.e.s à une diversité de critiques émises à propos de ce qu'iels publient, y compris des formes de critiques qui seraient illégitimes dans le champ académique : railleries, ironie, memes, etc., (2/n)
émises par des gens qu'ils ne connaissent pas. Le processus même de la recherche réclame que l'on accepte (même si c'est douloureux) ce que des reviewers anonymes peuvent vouloir changer dans les textes que l'on publie. (3/n)
On ne peut pas prévoir avec certitude les conséquences les plus catastrophiques du réchauffement climatique, mais on sait qu'elles peuvent se produire. Or les économistes ont tendance à les négliger. #ThreadDuVendredi#climatechange#Weitzman
Dans un article de 2009, Martin Weitzman, un des économistes du changement climatique les plus éminents, s'attaque aux scénarios dans lesquels le changement climatique devient, à l'avenir (dans 200 ans), absolument invivable.
Une température terrestre qui s'échauffe de +20°C, on ne sait pas ce que ça donne : il faut revenir plusieurs dizaines de millions d'années en arrière pour trouver des températures similaires. Mais on peut être quasi certains que la vie sur Terre sera bouleversée,
Pour gérer des salariés, on peut leur donner des primes s'ils sont performants. Ou baisser leur prime sinon. Adopter des indicateurs de gestion, est-ce une manière de mieux manager ? Certainement pas. #ThreadDuVendredi
Aujourd’hui, on s'intéresse à un petit livre de Maya Bacache-Beauvallet, Les stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux (2009). Titre et sous-titre qui laissent entendre une analyse des défauts de la rationalité, à la Elster.
En fait, l'auteure s'intéresse au succès des indicateurs de performance, qui permettent d'après leurs promoteurs d'aligner les incitations des agents avec celles de leurs principaux. Pour parler clair : de faire bosser des gens comme vous le souhaitez.
« Mettez deux économistes dans une pièce et vous aurez 2 avis différents – à moins que l'un deux soit lord Keynes : vous en aurez 3 », plaisantait Churchill. Est-ce à dire que la prétendue « science économique » ne mérite pas ce nom ? #ThreadDuVendredi
Aujourd'hui la parole est à @rodrikdani, pour son livre Peut-on faire confiance aux économistes (Economics rules, en VO). C'est un essai en défense de la profession dont il est un représentant éminent.
Les critiques à l'endroit des économistes sont nombreuses, parfois justes, mais elles manquent souvent leur cible, explique Rodrik. Celles qui portent sur son manque de scientificité idéalisent la science en en faisant un ensemble d'énoncés vrais,
« Aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. » Ainsi s'ouvre le dernier chapitre d'un livre désabusé, et très instructif, de @JosephEStiglitz : La grande désillusion (Globalization and its discontents), paru en 2002. #ThreadDuVendredi
Stiglitz a été, de 1997 à janvier 2000, l'économiste en chef de la Banque mondiale. Il en est sorti convaincu de l'échec retentissant (et coûteux) des plans d'ajustement structurel (PAS) menés dans les pays en développement dans les années 1980-90.
C'est daté ? Oui, bien sûr. On parle d'un moment de la mondialisation désormais révolu. Mais ce moment a une importance historique considérable : il explique pourquoi l'opinion publique des pays du Sud est devenue hostile à la mondialisation.