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Oct 1, 2020 35 tweets 6 min read Read on X
On entend souvent dire que une attitude scientifique ou rationnelle devrait être fondée sur le doute. Quelle sont l'importance et l'utilité du doute en science ? C'est notre sujet de philosophie des sciences de la semaine. Un fil ! 1/N
#FilPhiloSciences
Note préliminaire : contrairement au précédent thème (la définition de la science), celui-ci n'est pas un sujet de cours classique. Le fil sera donc plus exploratoire que d'habitude, même s'il se fonde évidemment sur diverses sources. 2/N
Tout d'abord, gardons à l'esprit quand on parle de doute, plusieurs cas de figure sont possibles. On peut douter de différentes choses ; un doute peut être plus ou moins fort ; on peut parler de doute au niveau individuel ou collectif. L'utilité du doute peut donc varier. 3/N
Lors d'un fil précédent, nous avons vu que la science ne peut être fondée sur des certitudes concernant ses théories, que ses certitudes soient positives (vérité de la théorie) ou négatives (fausseté de la théorie). 4/N
On ne peut vérifier les énoncés scientifiques, car les observations qui le permettraient en principe ne sont pas infaillibles et sont souvent en nombre illimité. On ne peut pas non plus les réfuter de façon définitive, contrairement à ce qu'avait pu espérer Popper. 5/N
Cela signifie que non seulement la certitude théorique est inatteignable en science, mais qu'aucune méthode ne serait même en principe susceptible d'y mener. Le doute permanent serait donc inévitable en science. 6/N
Notons qu'un certain niveau de doute est toujours inévitable, science ou non. En philosophie, il existe de nombreux arguments dits sceptiques nous amenant à douter de l'existence du monde extérieur, de la fiabilité de nos perceptions, etc. 7/N
Mais on considère souvent que ces arguments ne conduisent qu'à un faible niveau de doute, ou qu'ils ne deviennent pertinents que dans certains contextes spécifiques. La situation est différente en science, où le doute semble plus fort et impossible à ignorer. 8/N
Et ce n'est pas forcément une mauvaise chose ! Pour ce qui concerne les découvertes scientifiques par exemple, douter du bien-fondé de théories existantes pourra avoir pour conséquence une motivation à les améliorer ou à en inventer de meilleures. 9/N
Popper considérait qu'on devait toujours douter fortement de toute théorie scientifique, c'est-à-dire suspendre son jugement la concernant, et ne jamais lui accorder de degré de confiance puisque chaque nouvelle observation est susceptible de révéler sa fausseté. 10/N
Le doute était pour lui à la fois une nécessité logique et un moteur pour constamment mettre à l'épreuve les théories existantes - et donc une bonne chose. 11/N
Pour Merton, le sociologue dont nous avons déjà parlé, une norme fondamentale de la science était le scepticisme organisé : le fait qu'il faut toujours évaluer une hypothèse de façon détachée, sans a priori, sur les seules bases de la logique et de l'observation. 12/N
Ici le doute n'est plus seulement une conséquence inévitable, mais une attitude positive à adopter et à favoriser, parce qu'elle est liée à l'évaluation impartiale et "objective". 13/N
Le doute est donc une bonne chose en science ? Pas toujours. Par exemple, même si douter est bon selon les sens précédents, cela doit s'appliquer à toutes les hypothèses et théories, et non de façon préférentielle. 14/N
Pourquoi ? A priori, si je ne doute en permanence que de certaines théories ou de certains types de théories (qui me déplaisent pour telle ou telle raison), alors je reste individuellement biaisé et subjectif. Est-ce un problème ? J'y reviendrai dans un petit moment. 15/N
L'intensité du doute est également importante. Dans de nombreuses sciences ayant une dimension formelle, on est capable d'estimer le degré de confiance qu'on devrait accorder à telle ou telle théorie sur la base des données disponibles. 16/N
Des doctrines telles que le Bayésianisme nous fournissent même des façon de comprendre (voire de prescrire) comment notre degré de confiance en telle ou telle théorie évolue en fonction des nouvelles données. 17/N
Il faut donc être attentif à ne pas (trop) sous-estimer ou surestimer l'intensité d'un doute en science. Des stratégies telles que celles des "marchands de doute" (certaines institutions ou entreprises) consiste précisément à exagérer le niveau de doute. 18/N
En présentant les doutes, réels mais faibles, concernant une théorie bien établie, comme supérieurs à ce qu'ils sont, ou en finançant des études qui les augmentent, ils minent les positions théoriques auxquelles ils sont opposés (influence du tabac, changement climatique...) 19/N
Or si le doute est inévitable dans l'absolu, il ne l'est pas nécessairement du point de vue comparatif. On peut douter de la correction d'une théorie tout en étant relativement certain qu'elle est meilleure que ses concurrentes. 20/N
Autrement dit, on doutera toujours, même faiblement, de nos meilleures théories. Mais cela n'empêche pas d'être relativement certains qu'elles sont les meilleures options dont nous disposons à un moment donné. 21/N
Par ailleurs, il ne faut pas exagérer les *signes* d'existence d'un doute scientifique. Par exemple, que des scientifiques travaillent sur des théories très diverses n'empêche pas qu'ils soient fondamentalement en accord concernant celle qui est la meilleure d'entre elles. 22/N
C'est ici la distinction entre la croyance (en une théorie) et sa poursuite (son développement, son exploration). Croire en la supériorité d'une théorie n'est pas incompatible avec l'exploration d'autres options ; ce qui n'indique alors pas de doute profond. 23/N
Enfin, le lien entre doutes individuels et doute collectif n'est pas forcément immédiat. Je termine ce fil par trois illustrations de ce point. 24/N
D'abord, des biais individuels (les doutes sélectifs dont on parlait plus haut) peuvent être collectivement bénéfiques dans le cadre d'une discussion scientifique critique. Ce qui compte est que tous les doutes soient exprimés publiquement, pas que tous les partagent. 25/N
La discussion critique permettrait donc de faire émerger une certaine objectivité de la confrontation des points de vue biaisés et subjectifs. On trouve par exemple cette idée chez Helen Longino. 26/N
Ensuite, même si un résultat scientifique isolé (ou la méthode y menant) est incertain, l'existence de plusieurs résultats similaires obtenus par des méthodes différentes affaiblit le doute à leur sujet. 27/N
C'est l'idée que la robustesse d'un résultat (obtenus de différentes façons) accroît la confiance qu'on peut avoir en lui. Notre confiance que le climat se réchauffe résulte ainsi des résultats concordants (mais pas identiques) d'une multiplicité de modèles formels variés. 28/N
Enfin, et cela peut sembler surprenant, l'absence de doute individuel peut favoriser le bon niveau de doute collectif. Les consensus scientifiques sont parfois mauvais - atteints trop rapidement, sur la base de données non représentatives. 29/N
Mais si une communauté contient des individus dogmatiques, qui ne doutent moins que les autres au départ et sont donc plus lents à changer d'avis, cela laissera le temps à des données plus diverses de s'accumuler... 30/N
... et diminuera les chances qu'un consensus biaisé (une mauvaise absence de doute collectif) se forme. Une communauté d'individus plus enclins au doute aurait plus facilement pu se retrouver dans l'erreur ! 31/N
Ce dernier point se fonde sur des travaux d'épistémologie sociale de Kevin Zollman, par ailleurs présent sur Twitter : @KevinZollman). 32/N
Voilà, c'est fini pour aujourd'hui ! J'espère que vous avez compris que les avantages et inconvénients du doute, individuel ou collectif, ne sont pas aussi simples qu'on peut le penser. 33/N
Plus tard dans la journée, j'ajouterai quelques références bibliographiques en fin de fil. Merci pour votre attention ; j'espère que ce thème moins classique vous a intéressés. Et n'hésitez pas à en suggérer d'autres pour les semaines à venir ! 34/34
J'ajoute quelques références :
R. Merton (1942), The Normative Structure of Science.
H. Longino (1990), Science as Social Knowledge.
I. Drouet (éd.), Le bayésianisme aujourd’hui. Fondements et pratiques.
K. Zollman (2010), The Epistemic Benefit of Transient Diversity, Erkenntnis

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