1/ FIRST COW – Comment la vache a débarqué ?
J'ai cru comprendre que vous aimiez bien les thread "métier" sur la distribution. Alors voici l'aventure - côté coulisses - de l'arrivée de #FirstCow de Kelly Reichardt en France, film à la destinée peu banale. 1/39
2/ Car tout en signant une performance inattendue sur un marché compliqué, le film revient de loin : sorti en France avec 2 ans de retard, dans une configuration de sortie impossible, il illustre les chemins sinueux de ce curieux métier qui consiste à acquérir et lancer des films
3/ Commençons par les chiffres… Lancé sur seulement 64 copies , FIRST COW vient de franchir le cap des 80.000 entrées. Le film affiche la meilleure moyenne en carrière par copie depuis la réouverture parmi les "petits" films, ceux exposés dans moins de 80 salles.
4/ Et ce n’est pas terminé, car il vient d’être retenu dans la sélection des reprises Télérama en janvier prochain. Il devrait terminer sa course autour des 100.000 entrées. FIRST COW signe du coup le meilleur box-office de Kelly Reichardt en France.
5/ Au plan international, la France est en tête sur le film, y compris vs les Etats-Unis, mais le premier lockdown des cinémas les a frappés pile à ce moment-là.
6/ Dans un marché du film d’auteur qui inquiète, le score réjouit. D’ailleurs, face à la règle de l’échec qui prévaut sur le segment depuis la réouverture, on n’en menait pas large à quelques jours de la sortie. Surtout avec la configuration de sortie impossible de ce film…
7/ Car FIRST COW, sorti le 20 octobre, était déjà disponible sur la plateforme Mubi depuis début juillet. Avec à la clé un escadron d’emmerdes : des boycotts de salles à la pelle, un timing de communication piégeux, et une chrono des médias inédite. Mais pourquoi cette config ?
8/ Pour comprendre, il faut revenir aux sources de l’acquisition du film. Condor compte parmi ses verticales les films indépendants US. Et FIRST COW a été un coup de cœur immédiat lorsque nous l’avons découvert. Ce genre de découverte qui vous obsède et vous réveille la nuit.
9/ (Ceux qui ont vu le film me comprendront. D’une beauté formelle terrassante, porté par cette sensation d'être hors du temps. Et thématiquement... Le contre-western, l’anti-virilisme, la naissance du capitalisme… Je vous renvoie à Begaudeau, une mine pour analyser le film.)
10/ Retour en oct 2019. Cette projection professionnelle pleine à craquer, je m’en souviens encore. Avec Sara, Priscilla, Lucie et Anne-Cécile, on en ressort avec des étoiles dans les yeux. Mais signer le film en France, sacré défi. Car en face, il y a une signature : A24
11/ Editorialement, tout le monde situe cette compagnie. Ils se sont taillés une réputation incontournable sur le film edgy aux Etats-Unis. Auprès de la presse, ils façonnent le goût. Au box-office, ils font des miracles. Ce qu’on connaît moins, c’est leur culture des affaires.
12/ A24 a une pratique très élitiste de la négo, en particulier avec les distribs en France, nation réputée cinéphile. Ils fixent des prix très élevés, bien souvent déconnectés du potentiel des œuvres. Et ils s’y tiennent, quitte à laisser le film invendu.
13/ La pratique se respecte. Après tout, on a tous entendu ces histoires sur les géants du luxe qui préfèrent détruire les collections invendues plutôt que de les brader, afin de maintenir leur rang premium. Bon, ben voilà. On devait donc négocier avec… le LVMH du cinéma.
14/ S’ouvre alors une phase intitulée « Le prêche dans le désert ». Car malgré moult calls, propositions financières, relances, impossible de signer le film. Pour nous, mais aussi pour nos confrères plus fortunés. Et toute l’année 2020 va s’écouler sans que rien ne bouge.
15/ Signalons le côté déprimant de cet épisode. Car en parallèle, le film trace sa voie dans les festivals : Berlin, Deauville… Et zappe donc des jalons importants pour trouver preneur, tout en perdant de sa fraîcheur.
16/ Puis vient la phase 2. Début 2021, la rumeur court qu’un deal aurait été trouvé entre A24 et un acteur global, qui aurait racheté la plupart des gros territoires invendus. Et quand on découvre son nom, stupeur. Car cet acteur, c’est une plateforme…
17/ Mubi est un modèle à part. "Seulement" 10M d’abonnés dans le monde, un goût pour les films indés, et son système historique de rotation des œuvres sur 30 jours. A la faveur d’un changement de cap, les voilà décidés à acquérir des films ambitieux en « tous droits ».
18/ Les distribs français, nous les premiers, ont tôt fait de se rancarder : si Mubi a acheté l’ensemble des mandats, seraient-ils disposés à céder la salle ? Réponse: oui. Sauts de joie, excitation, comme quand votre vieux rêve se remet à scintiller. Mais la liesse ne dure pas.
19/ Car primo, il y a des enchères. Avec plusieurs tours. Les prix montent, et se rapprochent de notre point limite. Mais surtout, secundo, on découvre en cours de discussion une condition pour le moins problématique :
20/ Mubi a décidé d’une sortie mondiale sur sa plateforme, France incluse, fixée au 7 juillet. Nous sommes en mars 2021, et souvenez-vous : les salles de cinéma sont fermées, on n’a aucune visibilité. Cela signifie donc accepter de sortir à coup sûr après leur fenêtre streaming…
21/ On appelle ça une antériorité diffuseur. Ça existe, c’est légal, il y a d’ailleurs un modèle régulier sur des sorties salle qui suivent des diff Arte. Mais dans la pratique, ça rend l’exploitation beaucoup plus compliquée et hasardeuse. Mubi est de surcroît un acteur étranger
22/ En somme, on doit décider de s’engager sur un film avec des mandats partiels, une antériorité diffuseur, sur un film US qui ne bénéficie d’aucune aide, et pour un prix qui, à la faveur des enchères, retombe sur de ce que je proposais à A24 pour une sortie traditionnelle…
23/ « Fuyez, pauvres fous », comme dirait l'autre. Sauf qu'une conviction porte l’équipe : First Cow est attendu par les cinéphiles, et ils voudront le découvrir sur grand écran. Forts de cette certitude, on enchérit, et on remporte ce deal. En forme de saut dans le vide.
24/ La première séquence qui suit, en avril/mai, est des plus énergisantes. On annonce notre acquisition sur les réseaux, et on constate l’attente et la reconnaissance de la communauté cinéphile, qui sera décisive pour la suite.
25/ L’accueil des exploitants est beaucoup plus clivé, et je commence à comprendre où j’ai mis les pieds. A l’annonce de la fenêtre Mubi, on assiste à un refus strict de la plupart des acteurs intégrés + certains indépendants : le film ne rentrera pas chez eux, principe oblige.
26/ Bien sûr, le film compte parmi ses alliés des salles enthousiastes. Mais sur le moment, c'est rude, les refus font fondre le plan de sortie de moitié, générant des trous dans le maillage du territoire, certaines villes / régions étant tenues par des groupes en quasi-monopole.
27/ Je respecte leur décision, qui ne se discute pas. C’était un risque assumé pour nous. A vrai dire, j’aurais rêvé que le pedigree artistique du film, inattaquable, et notre bonne foi (il faut être dingue pour sortir ainsi, on a tout à perdre) nous ouvre plus de portes.
28/ Parenthèse légale : cette chrono inversée avec un diffuseur en 1er n’est pas interdite. Mais elle se heurte à une réalité : les salles, soit par principe, soit par contrainte face à la suroffre de films, vont avoir tendance à ne pas programmer un film sortant dans ce schéma.
29/ La suite, je vous l’ai racontée plus haut, avec cette sortie en automne, et ces scores qui font plaisir. On peut néanmoins se demander sur quoi repose ce succès. Sur une sortie, il y a toujours un mélange d’intuition, de tactique, et de chance.
30/ L’intuition, qui s’est révélée juste, était de croire que malgré la primeur plateforme, l’appel du grand écran fonctionnerait, et que le coup de cœur et l’émotion que nous avions ressentis devant ce film, nous saurions la transmettre au public.
31/ Les moves tactiques sur cette sortie, il y en a deux : primo, convaincre la majorité de la presse de réserver son accompagnement pour la sortie salle d'octobre, avec l’aide de notre RP de combat Chloé Lorenzi @makna_info
32/ Il faut dire que la sortie plateforme estivale tombait dans un point aveugle pour la presse, du fait du Festival de Cannes qui, exceptionnellement placé en juillet, monopolisait l'actu.
33/ 2nd move tactique: le choix de faire date commune avec la rétrospective @CentrePompidou. Nos actions communes ont efficacement braqué la lumière sur Kelly, qui a occupé la scène cinéphile pendant dix jours.
34/ Bien sûr, tout ceci est schématique, une sortie est faite d'énormément de travail et de détails, gérés par la team Marketing et la team Programmation. Les Festivals, les avant-premières, les investissements médias bien ciblés...
35/ Quelques actions restent en mémoire: l'idée d'animer les salles avec la fiche recette des beignets devant lesquels on salive pendant le film...
36/ Annoncer le film sur une barge, avec une affiche qui montre une vache... sur une barge devant @mk2
37/ Jusqu'au fait d'inaugurer une salle au nom de Kelly Reichardt au @GrandAction ! C'est aussi pendant cette soirée qu'on a senti la quasi ferveur vouée à la cinéaste de la part du public. Et je peux vous dire que ça colle des frissons.
38/ Et c'est là qu'intervient la chance, à savoir le public qu'on a en France, curieux et ouvert, avide de culture. C'est aussi vous le Twitter Ciné qui se mobilise qd il y croit. Certains ont filé des tuyaux pour préparer l'arrivée du film ds les régions qui s'ouvraient enfin.
39/ Donc un grand merci pour cela. Avec l'équipe, on a vécu cette douce euphorie d'être porté par une vague récompensant des choix et des risques pris. Et c'est une sensation rare, surtout en ce moment. Ca méritait bien un thread pour le dire, et partager qqs coulisses avec vous.

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31 Aug
1/ Twitter s'agite bcp autour de la question des films étrangers qui n'arrivent pas sur les écrans français. En cause: le sujet du prix des films, sur lequel acheteur et vendeur ne parviendraient pas à s'entendre. Mais combien ça coûte d'acquérir un film? Et pourquoi ça coince?
2/ Précision: je vais traiter du cas des films étrangers, non français. D'abord parce que ce sont des titres comme #TheGreenKnight ou #Spencer qui alimentent la controverse. Et puis le modèle de financement des films français implique le distributeur de manière assez différente.
3/ Précision#2: on parle ici de films indés, par opposition à ceux des studios. Si un film de major ne sort pas, pas de lien avec le prix (puisque ces groupes intégrés contrôlent les entités de distrib locales). Le studio estime simplement que ça ne vaut pas le coup (autre débat)
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