Mercredi, l'@AphgNPDC reçoit Charles-François Mathis pour son superbe livre sur "La civilisation du charbon", un livre qui m'a non seulement beaucoup appris sur l'histoire de l'Angleterre, mais qui m'a aussi fait changer d'avis sur la notion de transition énergétique (TE).
J'évoque cette notion dans ce thread, mais j'aimerais y revenir pour approfondir le sujet.
Il existe un débat en histoire environnementale sur la pertinence de la notion de TE. Pour certains historiens, dont la principale figure est Jean-Baptiste Fressoz, elle n'a pas vraiment de sens, car jamais dans l'histoire nous avons transitionné d'une énergie à une autre.
Nous avons plutôt accumulé les sources d'énergie. L'histoire de l'énergie est donc "sans transition", pour reprendre le titre d'une récente conférence qu'il a donnée : luma.org/fr/live/watch/…
Selon lui, la notion de TE est "extrêmement bizarre, hétérodoxe, voire utopique". Le bon concept est celui d'"addition énergétique" (AE).
Au XIXe siècle, nous ne sommes pas des énergies renouvelables aux énergies fossiles, de l'économie organique à l'économie minérale, mais nous avons accumulé les différentes sources énergétiques et juxtaposé les différents régimes économiques.
Nous assistons même, durant toute la période de l'industrialisation, à une "explosion des énergies traditionnelles". JB Fressoz rappelle qu'aux États-Unis, dans les années 1880, l'énergie hydraulique est le principal moteur des usines et des fabriques.
En France aussi, comme l'a montré Serge Benoît, l'industrialisation s'est majoritairement faite, jusqu'à la fin du XIXe siècle, sur les énergies renouvelables. (Je montre d'ailleurs souvent cette image à mes élèves pour représenter la première industrialisation).
JB déconstruit par ailleurs le concept d'"esclaves énergétiques" : loin de remplacer le travail des hommes et des bêtes, les machines ont en fait considérablement accru le recours à la force (et donc l'énergie) humaine et animale.
Non seulement les énergies s'additionnent, mais en outre elles fonctionnent de manière symbiotique : elles peuvent être en concurrence dans certains domaines et dans certains contextes, mais très souvent, elles se renforcent mutuellement.
Par exemple, dans les années 1930, il faut environ 7 tonnes de charbon pour construire une voiture, laquelle en consomme à peu près autant en pétrole durant sa période d'utilisation (relativement brève à l'époque).
Surtout ces points, JB Fressoz a absolument raison : "l'anthropocène est un accumulocène" (cairn.info/revue-regards-…), comme en témoigne ce fameux graphique que l'ont doit à Jean-Marc Jancovici.
Il a également raison quand il soutient que la notion de TE a émergé dans le milieux des "malthusiens atomiques", qui ont promu l'idée d'une transition vers l'énergie nucléaire pour répondre au problème de la finitude des ressources en énergies fossiles.
Le géologue Marion K. Hubbert, le théoricien du pic pétrolier, fait partie de ce milieu. (En passant, "le pic pétrolier" a pour #anagramme "perçoit le péril" …)
Les "malthusiens atomiques" ont eu une grande influence sur le président Jimmy Carter, qui a popularisé la notion de TE dans son discours du 18 avril 1977 :
Mais quand JB Fressoz dit que ça devrait être évident que "dans l'histoire, il n'y a pas du tout eu de TE", et que "c'est vraiment grave de raconter l'histoire comme ça", je suis pour le moins sceptique (après avoir été longtemps un fressozien convaincu !)
Ce qui m'a rendu sceptique, c'est notamment le livre de CF Mathis. Ce dernier explique brillamment que, si le charbon n'a pas remplacé les autres sources d'énergie dans l'Angleterre des années 1830-1930, il a complètement changé le mix énergétique du pays.
En 1900, le charbon assure environ 95 % des besoins domestiques des Anglais ! Une telle prépondérance du charbon dans la vie de tous les jours a donné une forme nouvelle à la société et à la culture britanniques.
Elle a marqué les paysages, en les couvrant de suie et de fumées ; elle a créé de nouveaux emplois (ramoneurs, "coal inspector", débardeurs de charbon, "dustmen", etc.) ; ...
elle a redéfini les rapports de genre (la préparation du charbon et du feu de cheminée est un travail essentiellement féminin, harassant, mais donnant aux femmes un certain pouvoir dans le foyer) ; ...
elle a créé un nouvel imaginaire (les forêts carbonifères, à l'origine des énergies fossiles, ont fasciné des générations d'Anglais) ; enfin, elle a contribué à faire du Royaume-Uni la première puissance mondiale.
L'approche sociale et culturelle de CF Mathis permet d'analyser en profondeur la manière dont le charbon a transformé la civilisation d'outre-Manche. Il y a bien eu "transition" entre un avant et un après "king Coal".
L'Angleterre n'est d'ailleurs pas si exceptionnelle. Dans mes recherches sur les résistances aux pollutions dans le Nord de la France et Belgique, j'ai découvert à quel point le charbon a changé les pratiques et "l'univers mental" des habitants de cet espace industriel.
Les chansons populaires sont pleines de références au "carbon", à ceux qui le vendent, qui l'achètent ou qui l'extraient des mines. Les bourgeois qui ont laissé des mémoires décrivent pour la plupart des villes souillées par les "noirées".
Les élites politiques, scientifiques et économiques affirment quasi unanimement que le charbon est le fondement de la vraie civilisation.
Bref, quelque chose a changé avec l'exploitation massive de cette matière sombre et sale. Un changement, une transition a bien eu lieu, à la fois sur le plan physique à travers le mix énergétique, et sur le plan culturel avec la formation d'une nouvelle civilisation.
Pour terminer ce thread, je voudrais faire une critique de la notion d'AE. Encore une fois, cette addition est une réalité. Toutes les courbes correctement construites le montrent.
Mais il faut se méfier de "l'histoire mise en courbes", pour reprendre une expression de … JB Fressoz !
Avec Christophe Bonneuil, il a écrit "L'Événement Anthropocène. L'histoire, la Terre et nous" (2013, 2016).
Dans ce livre absolument remarquable (qui m'a donné envie de faire de l'histoire environnementale, alors que je faisais de l'histoire politique en Master), les deux historiens critiquent ainsi le récit des "anthropocénologues".
Pour résumer, ce récit se fonde sur une approche essentiellement quantitative : il s'agit de calculer la quantité totale de CO2 émis dans l'atmosphère, la quantité totale de combustibles fossiles consumés, etc.
"Le récit historique de la crise environnementale qui s'en dégage est celui d'une croissance démographique, économique et technologique assez indifférenciée, ...
sans qu'on puisse y lire les stratégies d'acteurs, des choix qui auraient pu être faits autrement, des conflits autour de ces choix. On aurait donc une sorte de dynamique globale de croissance faisant office de moteur de l'histoire et de danger pour la planète."
Je souscris totalement à cette critique du grand récit de l'Anthropocène et de la Grande Accélération. Cependant, il me semble qu'elle peut aussi s'appliquer à la notion fressozienne d'AE.
Empiler les sources d'énergie dans un graphique, c'est aussi céder à une lecture essentiellement quantitative de l'histoire de l'énergie.
Au contraire, considérer que toutes les énergies ne sont pas également produites et consommées au même moment insuffle une dimension davantage qualitative dans cette histoire complexe.
La notion de TE, telle que défendue par CF Mathis, permet ainsi de voir le détail des choses, tandis que la notion d'AE nous donne surtout une image globale et sans nuance. Je pense que les deux approches se valent à condition d'être combinées.
Du reste, la notion de culture énergétique ajoute de la qualité à l'histoire de l'énergie. Celle-ci n'est plus faites seulement de flux de matière, mais aussi de représentations, de perceptions, de mode de vie, de valeurs, de croyances, bref, de "chair humaine" (Marc Bloch).
@RenanViguie partage des réflexions similaires dans ce thread très intéressant :
Bref, vous l'aurez compris, "La civilisation du charbon" fait partie de ces livres qui bousculent notre façon de regarder l'histoire. C'est assurément un grand livre. Venez donc nombreux assister à la conférence de CF Mathis, que j'ai le plaisir et l'honneur de présenter !
Il prétend que celle-ci a été déclenchée par la philosophie des Lumières. Là encore, il cède à l'interprétation hyper-idéaliste de l'histoire et fait comme si des concepts pouvaient engendrer par eux-mêmes des bouleversements historiques.
En 1789, le peuple ne s'est pas soulevé après avoir lu le "Contrat social", mais d'abord parce qu'il avait le ventre vide, à cause de mauvaises récoltes successives, elles-mêmes dépendant d'un climat dégradé (coucou à la team #EnvHist).
Donc, comme je le disais, JR a la philosophie des Lumières dans le viseur. Pas de chance, il vise très mal. Exemple : "au XVIIIe siècle, la raison va se mettre à être idolâtrée.
La raison, c'est-à-dire l'entendement, le principe de pure construction intellectuelle, [...] va devenir quelque chose de divin, de divinisé". Rien ne va dans cette citation.
JR affirme que "l'Histoire [avec la majuscule svp] est la base de l'analyse de droite". Il dit : "au niveau de la politique, l'expérience, c'est l'histoire, et l'homme de droite va toujours apprendre dans l'histoire".
Il est vrai que l'empirisme historique, "l'éloge des préjugés" qui seraient "la sagesse des siècles" comme disait Burke, est fondamental chez beaucoup d'auteurs de droite, bien que certaines personnes de gauche, à l'instar d'un Latouche, ne sont pas hostiles aux préjugés.
Je continue mon débunkage de la conférence de Julien Rochedy sur la philosophie de droite. J'avais prévu une seconde partie sur le rapport de ce dernier à l'histoire, mais finalement, je laisse ça pour une troisième partie. Voici donc la deuxième partie.
II. UNE ARGUMENTATION INCOHÉRENTE, FALLACIEUSE ET PSEUDO-SCIENTIFIQUE
Pour bien comprendre la faiblesse, voire l'inconsistance de la pensée rochedyenne, il est nécessaire de faire un petit détour sur sa manière d'argumenter.
Ce qui frappe, c'est son incohérence, laquelle explique en bonne partie pourquoi JR ne parvient pas à bien définir le clivage GD.
Comme promis, voici un 🧶 pour débunker une partie du discours rochedyen. Je vais être assez bref, car je ne vais m'appuyer que sur quelques extraits de la conférence sur "la philosophie de droite".
Dans cette "causerie", JR commence par affirmer qu'il a "énormément travaillé" sur le livre à partir duquel il a construit cette conférence. Vous allez voir que, si c'est le cas, sa méthode de travail est sans doute défectueuse.
L'objectif du conférencier est de présenter ce qu'est "la vraie droite, la véritable droite". Mais que recouvre selon lui cette étiquette ?
Je m'intéresse depuis longtemps à la question du clivage gauche-droite (GD), et je suis tombé sur la conférence de J. Rochedy (JR) sur "la philosophie de droite".
Je sais que JR est un mauvais "philosophe" doublé d'un mauvais "historien", mais j'ai été surpris de voir que sa très longue conférence a récolté près de 300.000 vues. C'est très préoccupant, à la fois sur le plan intellectuel et idéologique.
JR est une figure bien connue de l'extrême droite : après être passé par le FN, il a évolué dans les milieux masculinistes. Aujourd'hui, c'est un soutien de Zemmour et est proche de M. Maréchal Le Pen. Par ailleurs, il s'est reconverti dans une carrière d'influenceur politique.