La fuite en avant dans l'accélération permanente nous a-t-elle fait sortir de l'histoire ? C'est la thèse défendue par Hartmut Rosa, dont nous avons dit quelques mots la semaine dernière. Elle est radicale et fait bien sûr l'objet de critiques. Résumons-les. 1/25
Avec Christophe Bouton (2022) on peut rétorquer que le politique n'est pas aussi impuissant que le prétend Hartmut Rosa. Il a encore une prise sur les normes temporelles (la "chronopolitique"), comme en témoigne la réduction du temps de travail ou le droit à la déconnexion. 2/25
Par ailleurs, l'idée selon laquelle le temps du politique est devenu trop lent pour rattraper celui de l'économie est contestable. Parfois, c'est l'inverse qu'on constate.
Par exemple, quand l'État décide d'imposer des normes aux entreprises, ce sont ces dernières qui ont besoin de temps pour les intégrer.
En outre, l'État semble bien capable de freiner la marche du monde économique. 4/25
Christophe Bouton évoque à cet égard les transactions à haute fréquence (THF), symbole de l'accélération financière selon Hartmut Rosa. Il s'agit des transactions financières faites par des algorithmes informatiques à très grande vitesse (de l'ordre de la microseconde). 5/25
En 2013, "la loi de séparation et de régulation des activités bancaires" a été adoptée pour limiter les THF en France. Les banques ont été contraintes de les réaliser dans une filiale clairement séparée des dépôts des clients. 6/25
Les THF sont en effet une activité risquée : désynchronisée par rapport à l'économie réelle, elles peuvent engendrer des emballements spéculatifs et des effondrements financiers, menaçant de ruiner les déposants. 7/25
Cela dit, la loi de 2013 précise que "les activités utiles au financement de l'économie, comme le financement des entreprises, pourront s'appuyer sur les dépôts des clients et demeureront au sein de la banque." vie-publique.fr/loi/20660-sepa… 8/25
Ces activités ne sont pas exceptionnelles, car elles concernent 90% des THF. La loi est donc vidée de sa substance. Faut-il y voir une confirmation de l'idée d'une fin du politique, complètement dépassé par le secteur financier ? 9/25
Pour Christophe Bouton, la réponse est non. Ce qu'il faut mettre en cause, ce sont les lobbys bancaires, et non l'accélération des flux financiers. Les parlementaires n'ont pas cédé sous la pression des algorithmes ultra-rapides des banques, mais de leurs représentants. 10/25
Un second exemple illustre le fait que le politique conserve sa puissance : les mesures de confinement et de restrictions sanitaires appliquées durant la crise de covid-19. 11/25
Hartmut Rosa lui-même n'est pas resté indifférent face à ces mesures. Comme il l'écrit dans son article "Le miracle et le monstre" (2020), "c'est nous, les humains, qui, par décision politique et après délibération avons freiné ! aoc.media/analyse/2020/0… 12/25
Le virus n'est évidemment pas en train de corroder nos avions. Il ne détruit pas nos usines. Il ne nous force pas à rester chez nous. C'est notre délibération politique et notre action collective qui le fait. C'est nous qui le faisons !" 13/25
Ainsi, Hartmut Rosa le reconnaît : le politique n'est pas mort et nous faisons encore l'histoire. Mais pour lui, il ne peut s'agir que d'un miracle. 14/25
L'exemple des mesures barrières détruit-elle sa thèse ? Ce n'est pas si sûr. Ces mesures se sont vite révélées insupportables et n'ont pas duré très longtemps. Le "monde d'avant" est revenu au bout de quelques mois. 15/25
Dans la perspective de Hartmut Rosa, il me semble que la décélération covidienne peut être interprétée comme une forme de "katechon" ("ce qui retient") : l'accélération est contenue, mais seulement pour un temps limité, avant qu'elle ne reparte de plus belle. 16/25
Si l'idée d'une fin de l'histoire par l'accélération peut résister à la critique factuelle, je crois qu'elle est plus fragile face à la critique politique. D'après Christophe Bouton, ainsi que Bruno Godefroy (2021), cette idée est "conservatrice et décliniste". 17/25
Ce n'est pas un hasard si elle est aussi défendue par des auteurs conservateurs comme Olivier Rey, (même si ce dernier s'est surtout intéressé au problème de la "taille excessive", et non celui de l'accélération). 18/25
Cette vision de la fin de l'histoire est "conservatrice" car elle est dépolitisante : si on pense qu'on ne peut rien faire, alors on est tenté de renoncer à l'action, ce qui est objectivement une action en faveur du statu quo. 19/20
De fait, contre la spirale de l'accélération, Hartmut Rosa réduit la politique à l'éthique à travers le concept de "résonance", cette "relation de réponse" entre entités qui "se correspondent". 20/25
Ces entités sont très diverses. Christophe Bouton en fait la liste : "la mère et le fœtus, le cerveau et les cellules nerveuses motrices, les neurones miroirs, le marcheur et le sol, un randonneur et la montagne autour de lui, la tête et les pieds d'un footballeur ..." 21/25
J'avoue que je ne comprends pas très bien où Hartmut Rosa veut en venir avec le concept de "résonance", qui ressemble à une version sophistiquée de la spiritualité cosmique. Toujours est-il la "résonance" concerne la "vie bonne", et non la gouvernement de la Cité. 22/25
Et pour cause, non seulement le politique ne servirait à rien (sauf en cas de "miracle"), mais en outre il pourrait être contre-productif. On retrouve ici deux éléments de ce qu'Albert Hirschman appelle la "rhétorique réactionnaire" : l'inanité et l'effet-pervers. 23/25
Or, on a vu que le politique n'est pas devenu inutile. Quant à l'effet-pervers, il n'est en fait jamais certain. Quels sont les effets-pervers, sur les normes temporelles, de la journée de 8h ou des congés payés ? 24/25
Je m'arrête là.
Si vous voulez approfondir le sujet, je vous recommande de lire "L'accélération de l'histoire" de Christophe Bouton, mais aussi les travaux de Reinhart Koselleck et Hartmut Rosa. C'est un sujet passionnant sur lequel je reviendrai sans doute à l'avenir ! 25/25
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La liberté-délivrance – le fantasme d’un affranchissement total des nécessités du quotidien – est une impasse, pour des raisons tout à la fois politiques, sociales et écologiques. Contre elle, une autre forme de liberté peut être réellement émancipatrice : l’autonomie. 1/25
Classiquement, la notion d’autonomie se définit par son étymologie : se donner à soi-même (autos) sa propre loi (nomos). Cette acception a d’abord une dimension politique, le «soi» étant la communauté, et la loi l’ensemble des règles qui régissent cette dernière. 2/25
En ce sens, l’autonomie n’est pas individuelle, mais collective et démocratique. Elle implique une participation active des membres de la communauté à l’élaboration des règles. Pour cela, le pouvoir ne doit pas être concentré à une trop vaste échelle. 3/25
À l’heure de la «destruction de la vie privée» par la surveillance de masse, la liberté du libéralisme politique se réduit à l’idéal de la délivrance : la volonté d’être déchargé des fardeaux de la vie. Cet idéal, partagé par une grande partie de la gauche, est une impasse. 1/25
Tout au long de l’histoire, les puissants ont cherché à se délivrer ici-bas des pesanteurs du quotidien. En effet, dominer, c’est «faire faire», «donner l’ordre de», écrit Aurélien Berlan. C’est pour cette raison qu’ils ont exploité des esclaves, des serfs ou des serviteurs. 2/25
Pour les libéraux, une domination aussi directe n’est pas acceptable, car tous les êtres humains sont égaux en droit. Autrement dit, nul ne peut être la propriété de l’autre. Mais cette égalité n’est que formelle, c’est-à-dire qu’elle n’existe que théoriquement. 3/25
Pour les tenants du libéralisme politique, les individus ont un droit inaliénable à la vie privée, lieu de leur indépendance et de leur épanouissement. Dans «Terre et liberté», le philosophe Aurélien Berlan souligne les insuffisances de cette conception. 1/25
Parmi les textes fondamentaux sur la liberté libérale, «De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes» de Benjamin Constant occupe une place importante. Paru en 1819, il s’agit d’un discours prononcé dans le contexte de la Restauration de la monarchie. 2/25
Pour Constant, la liberté des Anciens «consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la liberté». Les citoyens athéniens étaient tirés au sort et pouvaient voter les lois, décider de la guerre ou de la paix, rendre des décisions de justice, etc. 3/25
Dans les génocides, la haine et la cruauté sont des moteurs essentiels. Mais à l’heure de la technologisation des massacres, il n’est même plus besoin d’être particulièrement cruels pour agir avec grande cruauté, et la haine peut être renvoyée à l’état d’Antiquité. 1/25
Cette thèse est défendue par Gunther Anders dans un court texte en partie dialogué qui devait figurer dans le troisième volume de «L’obsolescence de l’homme», volume jamais paru.
«La plupart des hommes haïssent volontiers», dit l’un des personnages, le président Trauffe. 2/25
Si ce sentiment est si répandu, c’est parce qu’il est au fondement de l’affirmation de soi : en haïssant l’autre, on le délégitime, on le déshumanise ; ce faisant, on prend conscience de son individualité. «Je hais, donc je suis moi.» 3/25
Comment, dans des contextes guerriers extrêmes, des hommes ordinaires peuvent-ils se muer en tueurs génocidaires ? C’est à cette question abyssale que Christopher Browning entend répondre dans son étude du 101e bataillon de réserve de la police allemande durant la Shoah. 1/25
Les membres de ce bataillon appartiennent à la police de maintien de l’ordre (Ordnungspolizei, ou «Orpo»). Créée en 1936, cette formation regroupe les polices nationales, municipales, rurales et des petites communautés urbaines. 2/25
Quand la guerre éclate en septembre 1939, l’Orpo compte 131.000 hommes. Une partie d’entre eux combattent aux côtés de l’armée. Avec l’expansion nazie, de plus en plus de policiers sont recrutés : ils sont 244.500 à l’été 1940, servant surtout comme force d’occupation. 3/25
Dernièrement, le grand-rabbin Haïm Korsia a déclaré que les bombardements de Gaza ne seraient pas déshumanisants, contrairement au massacre du 7 octobre.
En réalité, les tueries indiscriminées des populations civiles poussent la déshumanisation au bout de sa logique. 1/25
En disant cela, il n’est bien sûr pas question de minimiser la gravité de l’attaque du Hamas. Pour s’en prendre de façon aussi barbare à des civils, il faut se convaincre de leur altérité radicale. En l’occurrence, l’antisémitisme est un puissant moteur de déshumanisation. 2/25
De manière générale, la quantité de haine nécessaire à la perpétration d’une telle tuerie est maximale. Cette haine ne vient pas de nulle part : elle résulte d’une longue histoire de guerres et de d’oppressions. Il n’en reste pas moins qu’elle a motivé le massacre. 3/25