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Jan 28 23 tweets 5 min read
Reco lecture #socio : C. François "De gré ou de force. Comment l'Etat expulse les pauvres"
Un livre de la très bonne collection @Ed_LaDecouverte « L'envers des faits » qui entend "éclairer les grands débats contemporains". Quelques mots sur ce livre et sur ce qu'il "éclaire" ⬇️
Il y a bcp d'aspects très intéressants dans ce gros travail (Camille François a ainsi systématiquement croisé statistiques et diverses enquêtes de terrain) qui rappelle que la "question du logement" est toujours "au coeur des inégalités et des hiérarchies sociales".
Mais je vais m'attacher à une des questions que pose ce livre. Comment cela se fait-il que le processus des expulsions, qui sont par nature violentes, se passe la plupart du temps sans heurt? Pourquoi les agents l'appliquent-ils/elles généralement sans trop de problèmes?
On pourrait se dire (et c'est l'a priori du sociologue avant 'enquête) : menacer d'expulsion, conduire l'expulsion c'est un "sale boulot", ça ne doit pas être fait facilement par les agents. Et de l'autre côté, être expulsé·e c'est très violent, les gens doivent résister.
Or, en réalité, les expulsions tournent rarement à l'affrontement. Camille François analyse alors la manière dont la violence devient légitime, aux yeux de celles/ceux qui l'exercent, voire celles/ceux qui la subissent, et finissent par l'accepter "à la fois de gré et de force".
Par exemple, les employées du bureau de recouvrement sont là pour réclamer de l'argent à des personnes souvent très précaires, en les menaçant d'expulsion (premier terrain d'enquête). Or les employées ne se plaignent pas vraiment de cette tâche.
Question du sociologue "Comment expliquer que ce qui rebute les personnes extérieures au service (réclamer de l'argent) prenne une tournure si tranquille et ludique chez les employées du service de recouvrement"?
Deux réponses 1) d'une part l'évidence de la situation (les locataires viennent en sachant ce qu'on va leur demander) 2) la situation sociale des employées qui font partie des couches supérieures et stabilisées des classes populaires.
Or ces employées, par leur parcours social, vont avoir à coeur de se distinguer des "ménages les plus précaires, soupçonnés d'"assistanat". Le service de recouvrement rejoue ainsi, selon le sociologue, "une lutte de fractions de classe interne aux milieux populaires".
On a beau avoir l'habitude, c'est toujours une claque de voir démontré et martelé, à plusieurs occasions, dans ce livre, ce principe de la sociologie: "Comme souvent, en sociologie, pour comprendre ce que font les individus, il faut regarder ce qu'ils sont".
Pour comprendre les actions des gens il faut comprendre "leur trajectoire et leurs propriétés sociales, et les dispositions qu'ils ont acquises au cours de processus de socialisation qui rythme cette trajectoire".
Le livre montre démontre pq on éprouve plus d'empathie pour des personnes qui sont dans des situations sociales proches des nôtres (ou auxquelles on aspire) vis-à-vis desquelles on peut se projeter, que pour des personnes qui sont éloignées ou dont on veut s'éloigner socialement
Concrètement, Camille François montre bien, comment parmi d'autres employées (préfectorales, qui gèrent les expulsions proprement dites) l'empathie pour les propriétaires est plus marquée chez les employées ayant elles-mêmes accédé à la propriété.
Et ce sentiment d'empathie vis-à-vis des cas de propriétaires en difficulté, qui ont de vraies contraintes financières à cause des non paiements de logements, s'étend facilement à l'ensemble des bailleurs particuliers (dont bcp ne sont pas dans cette situation du "petit proprio"
Une phrase à retenir : "C'est l'une des ruses de l'ordre social que d'être activement défendu et reproduit par ses prétendants plutôt que par ses établis, par ses petits porteurs plutôt que par ses grands actionnaires" (Camille François)
"à l'image de l'identification des petites fonctionnaires de l'expulsion au sort des détenteurs d'un capital immobilier dont elles sont dépourvues. Identification qui allège un peu plus la charge morale du délogement des locataires"
Camille François démontre point par point à quel point le pouvoir de l'Etat, et même sa violence physique, n'est efficace "que si elle est soutenue par un pouvoir symbolique préalable, qui dispense dans la majorité des cas l'exercice d'une contrainte directe".
Camille François démontre point par point à quel point le pouvoir de l'Etat, et même sa violence physique, n'est efficace "que si elle est soutenue par un pouvoir symbolique préalable, qui dispense dans la majorité des cas l'exercice d'une contrainte directe".
Il y a plein d'autres éléments intéressants, notamment la conclusion qui pose clairement les enjeux politiques et l'urgence de "remettre le capital immobilier à la place qui devrait lui revenir dans une société soucieuse de limiter les inégalités et la pauvreté". À vos lectures!
En revanche je ne suis pas convaincue par l'accroche sur Gervaise de Zola qui fait plus réflexe khâgneux (je me permets de le dire là parce que je l'ai dit à l'auteur et il est d'accord ;) que vraiment éclairage des enjeux socios contemporains.
L'enjeu pour moi c'est la prédominance dans nos représentations de ce problème du logement (et de l'expulsion) de la figure du petit propriétaire lésé par des locataires parasites, prédominance à remettre en perspective par rapport aux chiffres
Prédominance qui explique comment ce genre d'affaires a pu avoir lieu : un couple qui joue sur cette image, qui fait un gros buzz médiatique, qui entraîne une intervention immédiate de Darmanin (alors que le couple avait menti sur toute la ligne) rtl.fr/actu/justice-f…
C'est un livre qui, espérons-le, pourra nourrir les débats de la la nouvelle loi anti-squat. Avis aux médias, si vous cherchez un expert à interroger à ce sujet!

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Jan 27
Le niveau ne baisse pas (toujours). Aujourd'hui en cours en détention on a commencé un cours tranquille sur les mythes et on a terminé par de la philosophie bien bourrine avec un texte de Cassirer sur la différence entre temporalité historique et mythique 💪
J'ai présenté le texte en disant "bon, ça c'est vraiment dur, vous n'êtes pas obligés d'essayer, mais si vous y arrivez vous ferez partie des 3% de la population française qui ont lu Cassirer", ça les a bien motivés (chiffre non contractuel).
Et je faisais partie des 97% jusqu'à il y a qq jours donc pas de complexe à avoir ;)
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Jan 1
Je voudrais que tout le monde lise cet ouvrage: "Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants" sous la direction de Bernard Lahire.
Une enquête sociologique qui démontre à quel point "les enfants vivent au même moment dans la même réalité, mais pas dans le même monde". ⬇️
C'est vraiment de la très bonne socio, très accessible, qui pose des problèmes très importants d'un point de vue théorique (sur les inégalités et les dominations) et choisit un thème (l'enfance) qui fait écho aux pratiques et aux quotidiens de tout le monde
Le livre est composé de la manière suivante : introduction théorique et méthodologique et portraits d'enfants de 5-6 ans issus de classes sociales différentes (en s'interrogeant sur les mêmes critères, le sport, la santé, les activités culturelles, le rapport au langage, etc)
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Dec 30, 2022
Quand on entre dans un hall d'université, on peut croire à la victoire de certaines valeurs de gauche. Il y a souvent beaucoup d'affiches militantes avec des slogans radicaux. Sauf que ça, c'est la façade. En réalité, plein de choses ne changent pas ⬇️
C'est ce genre de hall qui, selon Houellebecq, lui a fait réaliser que l'université était le haut lieu du "wokisme". Sauf que Michel (dont certains vantent pourtant les qualités pseudo sociologiques 🙄) aurait dû aller un peu loin que les affiches pour regarder les institutions.
Et par exemple les commissions de discipline. Exemple avec ce directeur jugé coupable d'avoir plagié sa doctorant et qui est condamné... à ne pas avoir d'avancement pendant deux ans (elle, elle a été dégoûtée de la recherche et enseigne au collège) challenges.fr/grandes-ecoles…
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Dec 29, 2022
La phrase la plus lourde du monde pour donner des leçons de stylistique à Annie Ernaux 😉
Par ailleurs c'est impressionnant le nombre d'articles contre Annie Ernaux dans le Figaro, c'est vraiment un déchaînement permanent. C'est leur nouveau dada, après l'écriture inclusive.
Je ne compte plus les articles du Figaro qui se déchaînent contre Ernaux, son style, son engagement - tout en vénérant Houellebecq,en se demandant tout au plus "est-il réac",en concluant que non, bien sûr lui il sait mettre la littérature au-dessus de la politique (mais bien sûr)
Vouloir dépolitiser Houellebecq alors que dans l'entretien avec Onfray (qui lui vaut une plainte) il lie son écriture et ses opinions politiques que ce soit sur les liens supposés entre université, wokisme et islamiste pour "Soumission" ou des écrits envisagés sur la GPA...
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Nov 27, 2022
Aujourd'hui j'aimerais vous parler du #Goncourt ... en prison. Qu'est-ce que le nouveau dispositif appelé "Goncourt des détenus", en théorie et en pratique, comment il a été appliqué dans les deux établissements pénitentiaires que je connais⬇️ @justice_gouv @LeCNL
Vous connaissez le principe du prix Goncourt : chaque année dix membres de l'Académie sélectionnent 15livres et en élisent un. Le dispositif avait déjà été étendu aux lycéens. Pour la première fois, en 2022, il est étendu aux personnes détenues (à voir si ça continuera... 🤞)
D'un point de vue orga ça veut dire que chaque établissement pénitentiaire partenaire organise un groupe où les gens essaient de lire les 15 livres et d'en sélectionner3, puis chacun envoie un délégué aux délibérations régionales, puis délibération nationale au CNL le 15 décembre
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Nov 25, 2022
Prochaine séance du séminaire d'actualité de la recherche(en ligne ouvert à toutes et tous) sur "Reines et mères", livre fascinant de F. Cosandey sur une condition de la puissance féminine dans le cas de la reine jusqu'à la fin 18e:la maternité @LaboratoirePOL1
#VendrediLecture Image
La tension (ou la rencontre) entre la dimension familiale et la dimension politique est au cœur de l’interrogation menée par l’ouvrage puisque, comme le dit Fanny Cosandey, « les régimes dynastiques mêlent, indéfectiblement, les intérêts familiaux et ceux de l’Etat ».
J'ai été frappée par une anecdote : si les reines n'allaitent pas (jusqu'à Marie-Antoinette) c'est pcque l'allaitement retarde le retour du cycle et qu'elles doivent se remettre tout de suite à (essayer de) faire des enfants (et aussi à tenir leurs fonctions de représentation)
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