Thread by @HertzienBaracca

🧵 Fil : Debunk détaillé de la note de David Cayla (janvier 2023)

PDF : atterres.org/wp-content/upl… x.com/dav_cayla/stat…

1/ — Pourquoi la libéralisation du marché ? (p. 4)

📌 Ce que dit Cayla (citation exacte)

La libéralisation « procède avant tout d’une volonté de rationaliser l’organisation de l’économie ».

L’objectif était de « dépasser les frontières nationales » et de « faire disparaître le contrôle politique des prix de l’énergie au profit d’un système fondé sur les prix de marché ».

✅ Résumé de sa thèse

Cayla explique que la libéralisation est idéologique, issue du néolibéralisme, et qu’elle aurait fait perdre aux États la maîtrise des prix.

❌ Ce qui ne tient pas

En France, les prix sont… massivement administrés :

TRV (tarif réglementé)

ARENH

CSPE

TURPE

Bouclier tarifaire (2022–2023)

Prix régulés pour des millions de clients

Autrement dit : le prix final payé en France n’est pas un prix de marché, mais un prix politique.
La libéralisation n’a pas supprimé la régulation : elle a coexisté avec elle.

2/ — Les principes du marché de l’électricité (p. 2)

📌 Cayla cite Bréchet :

« On a fabriqué un truc qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des gens qui n’ont pas produit un électron. »

Il relaie trois idées :

1. Un marché de l’électricité serait par nature spéculatif.

2. Des acteurs financiers “gagneraient sans rien produire”.

3. Les fournisseurs et intermédiaires seraient inutiles.

❌ Debunk : ce que dit réellement l’économie de l'électricité

a) Un marché n’a pas besoin d’être stockable pour exister

La non-stockabilité empêche de stocker physiquement, mais n’empêche absolument pas :

– d’organiser des enchères,
– d’avoir des prix,

– d’avoir des contrats futures,
– d’avoir un marché day-ahead et un marché intraday.

Ce qui équilibre le système n’est pas le marché, mais l’opérateur de réseau (RTE).
Comme partout dans le monde : PJM, ERCOT, Nord Pool, NEM…

Le marché fixe un équilibre économique.
RTE assure l’équilibre physique.

Les deux sont complémentaires.

b) Les marchés à terme sont centraux

Le système électrique repose d’abord sur le marché à terme, bien plus volumineux que le spot.
Il sert à :

✅ transférer le risque prix,
✅ sécuriser les investissements,
🔗 cre.fr/actualites/tou…

✅ permettre les offres fixes pour ménages/PME,
✅ stabiliser les revenus des producteurs.

Les acteurs financiers y jouent un rôle nécessaire : ils absorbent un risque que les producteurs/fournisseurs ne peuvent pas garder seuls.

Ils mutualisent le risque.

c) Les acteurs financiers ne fixent ni le prix spot, ni le merit order

Le spot est un marché physique :

– pour livrer, il faut une capacité certifiée,
– un trader financier ne peut pas devenir unité marginale,
– il ne peut pas modifier les contraintes physiques du système.

Les prix spot reflètent :

✅ le coût marginal de la dernière unité physiquement disponible
(centrale, hydraulique, import ou effacement).

Un acteur financier ne peut pas “faire monter le prix” sans pouvoir livrer. Pour aller + loin :
sciencedirect.com/science/articl…

Imaginons qu'un acteur purement financier fasse monter le prix spot avec des achats inutiles, il perdrait de l'argent en débouclant ses positions sur le marché intraday qui subirait une correction de prix.

d) Les fournisseurs ne sont pas inutiles — ils gèrent des risques

Contrairement à ce qu’affirme Cayla, un fournisseur :

– couvre ses clients,
– profile la consommation,
– gère les écarts,
– achète sur le long terme,
– prend du risque à la place du client.

🔗
L’idée que les fournisseurs “ne servent à rien” est factuellement fausse.threadreaderapp.com/thread/1987601…

e) Le rôle utile des spéculateurs : prime de risque, liquidité, information

Cayla et Bréchet critiquent le fait que certains acteurs “gagnent sans produire d’électron”.
Mais c’est précisément la fonction économique des acteurs financiers :

✅ absorber du risque que les producteurs/fournisseurs ne veulent ou ne peuvent porter seuls ;
✅ fournir de la liquidité ;
✅ permettre aux industriels d’acheter des prix fixes ;
✅ intégrer l’information (météo, gaz, CO₂) dans les prix futures.

Je développe ce point en détail dans mon fil ici :
🔗

Il ne s’agit pas de “spéculation nuisible”, mais de gestion du risque indispensable au fonctionnement de tout système électrique moderne.threadreaderapp.com/thread/1847599…

✅ Conclusion section 2 :
Rien, dans le fonctionnement réel des marchés électrique, ne confirme les accusations de Bréchet.
Les fournisseurs gèrent des risques réels ;
les spéculateurs apportent une fonction économique utile ;
et le coût marginal repose sur la dernière unité

✅ 3/ — Une concurrence artificielle (p. 8)

📌 Ce que dit Cayla (citation exacte)

Les fournisseurs « ne gèrent pas eux-mêmes la logistique » et « n’apportent aucune valeur ajoutée au produit qu’ils vendent ».
Les centrales pilotables auraient un « pouvoir de marché ».

✅ Résumé de sa thèse

Parce que l’électricité n’est pas stockable, Cayla affirme que :
– le prix doit varier en permanence,
– les producteurs de pointe peuvent “exiger un prix élevé”,
– la concurrence ne fonctionne pas.

✅ 3a) Ce que Cayla rate : pourquoi les fournisseurs existent, et pourquoi dire qu’un marché serait “artificiel” n’a pas de sens

Cayla reprend un argument classique : si un acteur n’achemine pas et ne produit pas, il ne sert à rien. C’est faux.

Un fournisseur d’électricité :

✅ agrège et couvre le risque prix sur les marchés à terme (sinon chaque client devrait gérer son propre portefeuille, ce qui est impossible)
✅ profile la consommation (un ménage consomme un profil très différent d’une courbe baseload)

✅ assume l’équilibrage (payer les écarts, supporter les pénalités, contractualiser l’ARENH ou les futurs)
✅ propose des prix fixes, impossibles sans gestion de portefeuille
✅ supporte des obligations réglementaires (garanties d’origine, CEE, TURPE, taxes)

L’idée selon laquelle ils “n’apportent aucune valeur ajoutée” ne correspond à aucune analyse économique sérieuse.

Pour un exposé complet de ce rôle :
🔗 threadreaderapp.com/thread/1987601…

Ensuite, Cayla parle d’une “concurrence artificielle”.
Or tout marché est une institution sociale.
Il n’existe aucun marché “naturel” :
– ni pour l’électricité,
– ni pour les céréales,
– ni pour le travail,
– ni pour le logement,
– ni pour les capitaux.

Les règles construisent le marché — ce n’est ni un défaut ni un signe d’irrationalité, c’est le fonctionnement normal d’une économie moderne.

Dire “le marché est artificiel” revient à dire… “le marché est un marché”.

Ce n’est pas un argument.

✅ 3b) Le point décisif que Cayla oublie : l’effacement

La dernière unité marginale possible n’est pas une centrale thermique.
Elle peut être l’effacement.Or le coût marginal de l’effacement est très élevé, car arrêter une production industrielle coûte cher.

Cayla bâtit toute sa critique du marginalisme en ignorant l’effacement, ce qui invalide sa lecture.
Or, comme l'explique Thomas-Olivier Léautier p. 53 du handbook on electricity markets, plus une demande répond au prix, plus on peut limiter le besoin de capacité installée

4/ — La complicité des économistes mainstream (p. 10)

📌 Citation exacte

Pour les économistes « le prix “efficient” […] est celui qui s’établit au niveau du coût marginal » et c’est un « réflexe pavlovien ».

✅ Résumé de sa thèse

Il reproche aux économistes d’enseigner que le prix doit égaler le coût marginal, et d’être dogmatiques.

❌ Ce qui est faux

Les économistes ne disent pas : “le prix optimal = coût marginal en toutes circonstances”.
Ils disent :
👉 dans un marché concurrentiel, l’équilibre O/D se situe au coût marginal, à court terme. books.core-econ.org/the-economy/v1…

👉 Les investissements sont rémunérés hors du court terme :
– contrats long terme,
– marchés à terme,
– PPA,
– mécanismes de capacité.
🔗 rte-france.com/bases-electric…

5/ — Pourquoi le prix ne se situe pas au niveau du coût marginal ? (p. 11)

📌 Citation exacte

« Aucun industriel n’a intérêt à vendre au coût marginal de production ».
Le dernier producteur “exige un prix bien supérieur”.

✅ Résumé de sa thèse

Cayla croit que :
– les producteurs “exigent” un prix,
– le régulateur leur cède,
– le coût marginal impose mécaniquement le prix spot.

❌ Debunk

Dans un marché pay-as-clear, un producteur :
– soumet une offre,
– ne fixe jamais le prix,
– ne sait pas s’il sera marginal,
– ne sait pas à quel prix il sera payé.

Le prix n’est pas “exigé”, il résulte de :
✅ la rencontre de l’offre et la demande,
✅ le coût marginal de la dernière unité possible (dont l’effacement !).

https://x.com/HertzienBaracca/status/1988049193643262264

Cayla remplace un mécanisme mathématique par un récit psychologique.

6/ — Pourquoi le coût marginal ne peut pas être le prix efficient ? (p. 14)

📌 Citation exacte

Cayla oppose la structure de coûts “en U” de la micro standard à la structure réelle :
« un coût marginal constant et une courbe de coût moyen décroissante ».

✅ Résumé

Il affirme que la microéconomie repose sur un “ad hoc” (rendements décroissants) inapplicable aux centrales électriques.

❌ Debunk

Il confond :
– l’optimalité de court terme (dispatch → coût marginal),
– la viabilité de long terme (amortissement du coût fixe → coût moyen).

a) Court terme : coût marginal → dispatch

Le prix spot ne sert qu’à décider quelles unités produire ici et maintenant. Le fait que les moyens de production aient des coûts variables constants n'empêchent pas l'existence d'un ordre de mérite omnegy.com/la-mecanique-d…

Le prix spot ne sert qu’à décider quelles unités produire ici et maintenant.
C’est exactement ce que rappelle Antoine Dereuddre (Annales des Mines, 2023) :
🔗 annales.org/re/2023/resume…

b) Long terme : coût moyen → financement

Le spot n’est pas fait pour financer les investissements.

C’est exactement le diagnostic d’Antoine Dereuddre.

Il montre que :
👉 l’Europe manque de marchés de long terme fiables,
👉 leur absence empêche de sécuriser les investissements capitalistiques.

D'où l'intérêt d'organiser ces marchés de long-terme

Les prix à terme sont sensés refléter le prix moyen modulo une prime de risque. C'est la moyenne des coûts marginaux qui va permettre d'arriver au coût moyen

c) « La pointe paye la base »

Une part des coûts fixes de la base est rémunérée dans les heures de pointe :
👉 quand la demande est forte, le prix spot dépasse largement le coût marginal de la base,
👉 ces heures contribuent à financer les CAPEX historiques.

7/ — Pourquoi seul un monopole permettrait des prix faibles et stables ? (p. 17)
Je répondrai avec trois graphiques

1. De 1999 à 2007, les prix HT ont baissé. Ce n'est que depuis 2022 que le niveau des prix HT dépasse celui de la fin du monopole en 1999.

https://x.com/HertzienBaracca/status/1914647950430453764

2. Les prix spot en € constants sont au même niveau qu'il y a 20 ans

https://x.com/HertzienBaracca/status/1944742486926148084?t=fY7KQYEUId_LpJzvZYX0GQ&s=19

3. On voit une déconnexion du spot entre 2021 et 2023 par rapport aux moyens de production, ce qui traduit une situation de tension :
Source : BILAN PRÉVISIONNEL 2023-2035, chapitre 9 ÉCONOMIE DU SYSTÈME ÉLECTRIQUE , p. 59

Or la moyenne du prix spot était de 58 €/MWh en 2024, ce qui semble en phase avec les estimations de coût moyen. On notera aussi que pour l’année 2026 le prix à terme tourne désormais autour de 55 €/MWh. Les temps de la prime de risque prohibitive sont loin

Ironie du sort : les primes de risque observées en 2022-2023 reflètent justement une absence de financiarisation des marchés de l’électricité car on a manqué de spéculateur pour spéculer à la baisse cre.fr/documents/rapp…

✅ Résumé final

La note de Cayla repose sur :
❌ une mauvaise compréhension du marginalisme,
❌ l’oubli du rôle de l’effacement,
❌ une confusion coût marginal / coût moyen,
❌ une fausse lecture du pay-as-clear,
❌ une incompréhension du rôle des fournisseurs,
❌ une vision erronée des marchés à terme et de la prime de risque,
❌ une causalité fausse sur 2022.

Elle critique un système théorique qui n’existe pas.

@threadreaderapp unroll