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Blog de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Compte Twitter tenu principalement par Florian Besson

May 4, 2020, 15 tweets

Aujourd’hui, on va parler de la justice, et précisément de la différence entre la #justice médiévale et notre justice contemporaine. Un thread où on parle de Michel Foucault et d’oreilles coupées ⬇️ ! #histoire #medievaltwitter

Dans « l’ancien régime », les mutilations font partie de l’arsenal classique des peines. Comme l’a bien montré Michel Foucault, elles permettent d’inscrire la punition – donc le pouvoir de l’Etat – dans le corps du coupable, et donc dans la durée et les esprits de tous

Ajd, évidemment (en France du moins) on ne mutile plus. C’est désormais une logique de l'amende qui s'impose : à un délit correspond une certaine somme d'argent, à un crime, un certain temps passé en prison – ce qui revient au même, puisque le temps, c'est de l'argent...

Or il y a un moment au Moyen Âge où les deux s'articulent. Au XIIe-XIIIe siècle, en effet, notamment dans le sud et le sud-ouest de la France, plusieurs textes portent ce genre de mentions : « pour un vol, la punition sera de 12 sous, ou d'une oreille et 6 sous ».

L’intérêt, c’est le choix laissé entre les deux types de peine (amende/mutilation). Vous imaginez ce que ça donnerait aujourd'hui ? « Vous n’avez pas votre autorisation de déplacement ? Ça fera 135 euros, ou alors je peux vous couper le pouce, comme vous préférez... »

Le choix laissé dans les textes médiévaux n'est pas un véritable choix : personne, très probablement, ne choisit l'amputation. Comme l'a bien montré C. Gauvard, les rares comptes de bourreaux que l'on a conservés soulignent que ces peines sont en fait très rarement appliquées.

Le choix exprime en fait un moment de transition : on est en train de passer des supplices corporels aux amendes, et le législateur a probablement à cœur de rappeler la mutilation à un moment où celle-ci tend (progressivement) à disparaître des peines effectivement appliquées.

Bon. Mais si choix il y a (même si encore une fois il n’est que théorique), ça veut dire qu’il y a équivalence. Une oreille vaut tant de sous, un doigt tant. C’est assez hilarant quand on y pense de se dire qu’à un moment des gens se sont demandés combien valait une oreille...

Ce qui s'exprime, ici, dans cette équivalence entre une certaine somme d'argent et une partie précise du corps, c'est une tarification du corps humain. Qu’on retrouve bien, par exemple, dans le Marchand de Venise : une livre de chair, si la somme due n’est pas payée...

Or on ne cesse, aujourd'hui, de se demander si le corps a un prix. Le droit français interdit la marchandisation du corps, mais c’est une question qui sous-tend des débats (la #PMA : peut-on payer pour avoir un enfant ?), des pratiques (prostitution, trafic d’organes...), etc.

Les textes médiévaux proposant un balancement entre l'amputation et l'amende sont ainsi lourds d'enjeux. Ils renvoient à ce grand basculement, à ce passage du supplice à l'amende, du corps à l'argent - qui prend au XIIe siècle de plus en plus de place dans les rapports sociaux

Le corps n'est plus objet de la punition: il devient objet d'échange. On passerait du corps supplicié au corps vendu ; du corps-puni de Foucault au « corps-marché », pour reprendre le titre d’un ouvrage brillant de la sociologue Céline Lafontaine

Ainsi formulée, l'alternative est probablement trop schématique, et appelle de solides nuances. Mais le balancement des lois médiévales a le grand mérite de nous rappeler que la déprise juridique du corps s'est accompagnée de sa progressive marchandisation.

Hors de question évidemment de réintroduire des mutilations dans l’arsenal juridique français (enfin à part les yeux qui se crèvent tout seuls en manif, bien sûr... 🙄). Ce qui est important, c’est de réfléchir à un futur dans lequel le corps ne serait pas uniquement un produit

L’enjeu, c’est d'inventer un corps qui ne serait pas objet, ni de processus punitifs, ni de circuits économiques. Bref, à la #biopolitique ou à la bioéconomie, tenter d’opposer une bioéthique...
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