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Blog de diffusion de la recherche en histoire médiévale. Compte Twitter tenu principalement par Florian Besson

Jun 15, 2020, 20 tweets

On parle beaucoup ces jours-ci de #race et de #racisme, d’#universalisme et de #relativisme culturel. Des débats typiquement contemporains ? Pas si sûr. La preuve avec un scientifique polonais du XIIIe siècle. Un thread ⬇️ ! #histoire #medievaltwitter

Vitellion, également appelé Witelo, est le fils d'un petit noble polonais. Né vers 1230, il fait ses études à l'université de Padoue. Il est notamment l'auteur d'un important traité sur l'optique, qui influencera beaucoup Kepler plus tard

Vitellion rédige également un Traité sur les démons, daté de 1286, dans lequel il adopte une position étonnante. À ses yeux, les démons ne sont pas des créatures maléfiques : oubliez les cornes et les fourches...

Au contraire, il soutient que les démons sont des êtres naturels, placés entre les hommes et les anges : ils sont plus intelligents que les hommes, donc meilleurs, et ne passent pas leur temps à tenter les hommes.

Surtout, Vitellion livre tout un discours critique au sujet des phénomènes « surnaturels » qu'on dit causés par des démons ou par des anges. Selon lui, la plupart de ces phénomènes sont en réalité... des illusions.

Comment expliquer ces illusions ? Il avance plusieurs thèses : les hommes, naturellement crédules, se laissent abuser par des effets de lumière, par la suggestion, par une mauvaise vue. Dans le pire des cas, c'est tout simplement qu'ils sont fous

Il s'agit d'une explication à la pointe de la science de son temps, qui reprend la théorie d'Avicenne, célèbre médecin arabe traduit en Occident. Selon celui-ci, l'âme peut en effet influencer le corps, voire même celui des autres.

Les savants occidentaux nomment cette faculté phantasia ou encore imaginatio. Quand elle fonctionne bien, elle contribue à la bonne santé du corps ; dès qu'elle est déréglée, catastrophe... !

Mais comment expliquer que ces illusions se ressemblent ? Vitellion reprend la vieille théorie des humeurs : quand le cerveau est perturbé par la bile noire, le malade voit des créatures noires ; quand il est dérangé par un trop-plein de flegme, on voit des créatures blanches...

C'est à ce stade de sa réflexion que Vitellion propose une perspective relativiste. Parmi les « hommes du nord », dont il fait partie, les visions blanches sont interprétées comme des anges et les illusions noires comme des démons. Alors que « chez les Maures »... c'est l'inverse

Comme le note Vitellion, « chaque peuple se croit le meilleur » et projette dès lors son apparence physique, mais aussi ses coutumes, sur le monde surnaturel. Pour le dire plus simplement : les Blancs pensent que les anges sont blancs, les Noirs pensent l'inverse

Vitellion est l'un des esprits les plus originaux du temps, mais on trouve des perspectives proches dans d'autres textes. Au début du XIIIe siècle, Jacques de Vitry, évêque d'Acre, note également que parmi les « Éthiopiens », plus on est noir de peau, plus on est beau.

Jean de Mandeville, dans son Voyage autour de la terre, reprend les mêmes idées : les « Numides » pensent que le noir est plus beau que le blanc et font tout pour se noircir la peau. Dans leurs églises ou leurs manuscrits, ils peignent les anges en noir et les démons en blanc.. !

Cette idée culmine, notamment chez Jean de Mandeville, dans sa description de sociétés où tout est inversé : à l'autre bout du monde, dans les îles fabuleuses de l'Océan Indien, on ne connaît pas la propriété privée, on mange des hommes, les animaux parlent, etc.

Deux siècles plus tard, les philosophes du XVIe siècle, comme Montaigne ou Jean de Léry, utilisent la diversité des coutumes rencontrées dans le Nouveau Monde pour montrer l'artificialité des pratiques européennes

Si ailleurs on fait autrement, c'est qu'il n'y a pas en soi de raison – à part la coutume – de faire ainsi chez nous. Ce qui ne veut pas dire qu'on a tort de faire ainsi : simplement qu'il faut réaliser que rien, dans les pratiques sociales, n'est « naturel »

Vitellion ne pousse pas sa réflexion jusque-là : son relativisme s'arrête à constater que la perception des couleurs est une construction sociale et culturelle, dépendant de la façon dont chaque communauté se perçoit elle-même.

Le jugement incisif de ce philosophe médiéval reste une belle leçon, à deux niveaux. D'abord, il rappelle que non, les médiévaux ne sont pas des imbéciles superstitieux : on a ici un auteur tout à fait capable d’apporter un jugement critique sur des phénomènes surnaturels.

Surtout, il souligne avec force que si chaque peuple peut bien croire qu'il est « le meilleur », au point de draper les anges dans sa couleur, cela n'a aucune réalité. L’homme « intelligent », selon Witellion, sait que le blanc n’est pas meilleur que le noir – et vice-versa

La réflexion originale de Witellion rappelle ainsi qu'on n'a jamais cessé de s'interroger sur la diversité des pratiques humaines, et sur la relativité des valeurs culturelles et sociales. Retrouvez notre article sur @libe :
actuelmoyenage.blogs.liberation.fr/2020/06/15/un-…

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