On continue notre série d’articles sur la Peste. Aujourd’hui, épisode 24 : « Contre la peste, des badges pornographiques ? ». On va parler de badges de pèlerinage en forme d’organes génitaux, de médecine magique et d’héritages antiques... Un thread ⬇️ ! #histoire 
Des fouilles archéologiques ont permis de découvrir, en France/Angleterre/Flandres, de nombreux badges de pèlerinage en forme d’organes génitaux, masculins ou féminins, datés de 1350-1500. Ils sont...inventifs, comme le montrent ces quelques exemples
L’historiographie s’est pudiquement peu intéressée à ces badges (il faut dire que ça ne fait pas très sérieux). Dans son mémoire, soutenu en 2012, Lena Mackenzie Gimbel soutient que ce sont des amulettes destinées notamment... à éviter la peste.
La Peste, en effet, reste très mystérieuse : on ne sait pas pourquoi elle tue ni pourquoi elle revient. Plusieurs médecins admettent vite qu’elle est contagieuse, et à l’époque la contagion peut passer par le regard : regarder un malade suffit par conséquent à attraper la maladie
Cette théorie scientifique se combine avec une très vieille croyance populaire, attestée depuis la Mésopotamie, selon laquelle certains disposent d’un pouvoir permettant d’attirer le mal sur leurs ennemis : le « mauvais œil ».
Pour se protéger de ce regard assassin, les sociétés utilisent souvent des amulettes, parfois en forme d’œil, parfois en formes d’objets obscènes. Le but de ces objets serait d’attirer l’attention du mauvais œil, qui se fixe sur l’amulette et pas sur son porteur...
Dans la Rome antique, on trouve ainsi de nombreuses amulettes en formes de phallus, parfois ailés, qui servent explicitement à protéger du mauvais œil. Lena Mackenzie Gimbel propose donc l’hypothèse selon laquelle ces badges médiévaux aux motifs génitaux rempliraient le même rôle
Il ne s’agit donc pas d’objets pornographiques, ayant pour but de provoquer le désir sexuel, mais plutôt de badges apotropaïques, un mot compliqué pour dire « qui conjure le mauvais sort »
Evidemment, on s’étonne de trouver ainsi une pratique païenne en plein milieu d’une Europe entièrement christianisée. Mais en réalité la christianisation, qui a été longue et graduelle, ne s’est pas faite en effaçant les anciennes pratiques, mais plutôt en les transformant.
En médecine, de nombreux traités proposent des « charmes » superficiellement christianisés. Par exemple, un traité du XVe siècle conseille de coller sous le genou gauche d’une parturiente une formule magique païenne à souhait... et une prière à la Vierge sous son genou droit !
Parfois, ces charmes se rattachent directement à des traditions antiques : l’auteur de ce texte, toujours pour un accouchement difficile, recommande d’écrire « dans du beurre ou du fromage » la formule magique suivante : « Sator arepotenet opera rotas ».
Il s’agit d’une vieille formule magique, dite du « Carré Sator », qui peut se lire dans tous les sens, et dont la plus vieille attestation connue a été trouvée à Pompéi. Coucou la #teamromains !
Rien d’étonnant à trouver ainsi ces formules antiques au MÂ. Le christianisme lui-même est une religion syncrétique, qui absorbe et fusionne la religion juive, les religions romaines, notamment les religions « à mystère », puis les différents cultes germaniques et scandinaves.
Ces badges génitaux sont un bel exemple de ce syncrétisme. On a clairement une pratique païenne : des badges en forme d’organes génitaux, pour détourner l’attention du mauvais œil. Mais en même temps ces objets sont réinsérés dans une pratique chrétienne, le pèlerinage.
De nombreux pèlerinages ont en effet comme but d’obtenir la guérison, en se rapprochant du corps d'un saint et/ou d'une relique. Souvent, les pèlerins ramènent des badges, qui sont à la fois des souvenirs et un moyen de prolonger le pouvoir guérisseur du saint
On appelle ça des devotionalia. Fabriqués en étain et en série, ils ne coûtent pas cher, de sorte que même des pauvres pèlerins peuvent en acheter. La vente de ces objets aux pèlerins peut d'ailleurs représenter une source de revenus substantiels pour l'Eglise !
Ces objets sont attestés depuis le début de la période chrétienne. Mais ce n’est qu’à partir de 1350 que les "badges génitaux" apparaissent. Comme si la Peste avait suscité une véritable demande pour des amulettes capables de détourner le mauvais œil/d'empêcher la contagion
Quand même, des badges en forme de vulve ou de pénis vendus dans des lieux de pèlerinage... ? Eh ben oui : Jean Gerson, célèbre prédicateur et théologien parisien, râle contre ces « images nues et honteuses qu’on vend dans les églises elles-mêmes »... !
Ces badges peuvent faire sourire, mais on voit que leur histoire est fascinante. Il s’agit d’une pratique païenne, réinsérée dans un cadre chrétien (le pèlerinage), pour répondre à une véritable demande sociale, à un moment où la maladie provoque angoisses et questionnements
Et il s'agit aussi d'objets qui sont au croisement de croyances populaires (le mauvais œil), de théories scientifiques (contagion par le regard) et de gestes chrétiens (guérison/protection via les badges de pèlerinage)...
Ces petites vulves-pèlerins, ces pénis avec des croix et des ailes disent ainsi la richesse de la culture chrétienne médiévale, qui plonge ses racines dans le terreau antique, tout en réinventant profondément ces héritages. La suite au prochain épisode !
(Le mémoire de Lena Mackenzie Gimbel est disponible ici : ir.library.louisville.edu/cgi/viewconten…
Précisons que cette lecture apotropaïque des badges génitaux n'est qu'une hypothèse, parmi d'autres. Cf notamment le chapitre II et les conclusions du mémoire, où l'autrice expose d'autres théories)
Précisons que cette lecture apotropaïque des badges génitaux n'est qu'une hypothèse, parmi d'autres. Cf notamment le chapitre II et les conclusions du mémoire, où l'autrice expose d'autres théories)
