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Pourquoi y a-t-il si peu de monuments publics en France commémorant des figures anti-esclavagistes ou célébrant le rôle joué par les Français d'outre-mer dans l’histoire ? Est-ce que la République a voulu minimiser leur présence dans l'espace public ? Un début de réponse ⬇️
Si l’on considère le parc statuaire français, on peut regretter cette faible présence, mais il n’en n’a pas toujours été ainsi. Les figures anti-esclavagistes ou originaires d’outre-mer ont en grande partie été épurées de l’espace public pendant la Seconde Guerre mondiale.
Tout d’abord, l’armée allemande, au moment même où elle assassine des tirailleurs sénégalais à Chasselay au seul motif qu’ils étaient noirs, déboulonne à Reims le « monument aux morts de l’armée noire ».
Ce monument (vraiment impressionnant) célébrait les soldats africains ayant combattu pour la France pendant la Première Guerre mondiale, en particulier ceux ayant défendu la ville de Reims.
C’est important de rappeler que l’image du tirailleur sénégalais en France au XXe siècle ne se résume pas à l'image paternaliste d’un soldat souriant pour nous vendre une boisson cacaotée. Comme le dit très bien Booba : « Négro armé jamais vaincu sur la boîte'zer de Banania ».
Ensuite, à la demande de l’occupant allemand réclamant des métaux non ferreux pour soutenir l’effort de guerre, l’État de Vichy procède à une épuration massive du parc statuaire entre 1941 et 1944, la plus importante de notre histoire.
Le « vandalisme » dénoncé pendant la Révolution française ou même l'iconoclasme de la Commune de Paris ne sont rien en comparaison. L'État de Vichy, c'est la destruction de monuments publics à très grande échelle.
Officiellement, l’épuration du parc statuaire est réalisée pour soutenir l’industrie et l’agriculture française et vise à conserver les monuments ayant un intérêt artistique ou historique (loi du 11 octobre 1941).
Dans les faits, c’est une formidable occasion d’éliminer de l’espace public les figures et symboles incompatibles avec l’idéologie de « Révolution nationale » prônée par le maréchal Pétain.
Au début, les motivations politiques étaient minimes, mais très vite la circulaire de Pierre Laval intitulée « Une révision de nos gloires nationales, statues à abattre, statues à élever » est équivoque sur les motivations qui sont derrière la récupération des métaux non ferreux.
Les figures républicaines ont été particulièrement touchées par cette épuration de l’espace public, et il y avait beaucoup d’abolitionnistes parmi eux. Ensuite, tout ce qui pouvait célébrer une France extra-hexagonale, émancipatrice et métissée a été voué à la destruction.
À Houilles, le buste de Victor Schœlcher a ainsi été fondu en 1942 (puis rétabli sous la IVe République). C’était pourtant le seul monument public de cette ville.
À Paris, la statue du général Dumas, premier général de l'armée française ayant des origines afro-antillaises, a été fondue. On comprend qu’un personnage de la Révolution française et originaire des Antilles, ça fait désordre avec une idéologie réactionnaire et raciste.
La statue de son petit-fils, Alexandre Dumas, elle, a été épargnée, alors qu'elle contenait beaucoup plus de métaux non ferreux.
On peut émettre l'hypothèse qu'Alexandre Dumas avait l’avantage d’être moins subversif pour l'État de Vichy, et surtout d'être moins noir. « Les Trois Mousquetaires », c’est tout de même moins dangereux qu’un noir en armes au service de la République...
Derrière la faible présence dans l’espace public de figures anti-esclavagistes ou originaires d’outre-mer, il n’y a donc pas la République, mais son antithèse : l’État de Vichy.
Est-ce que cela signifie que la République n’a rien à se reprocher ? Non, car on pourrait tout à fait célébrer plus de figures anti-esclavagistes et de personnalités d’outre-mer.
Pourquoi ne pas ériger des monuments et renommer des rues en l’honneur de Jean-Baptiste Belley, Blaise Diagne, Félix Éboué, Aimé Césaire, de l’abolition, du Vœu de Champagney, etc? ?
Pourquoi ne pas célébrer ces personnes et ces moments dans leur complexité, en prenant en compte aussi leurs rapports parfois compliqués avec la France ?
Un monument de l’abolition de l’esclavage qui rassemble les nègres marrons et Victor Schœlcher, ce serait formidable, et pas seulement aux Antilles. C’est un évènement important pour les Antilles, mais aussi pour le reste de la France, et sa portée est éminemment universelle.
L'État de Vichy a contribué à la faible présence de figures anti-esclavagistes et de personnalités d’outre-mer dans l'espace public français, un héritage que l'on pourrait refuser en proposant d'édifier de nouveaux monuments.
Autant de pistes, autres qu’iconoclastes (même si le déboulonnement d’un nombre très limité de statues peut se discuter), visant à intégrer dans le récit national français les luttes pour l’émancipation des esclaves et l’outre-mer (d’hier et d’aujourd’hui) dans sa complexité.
Si vous souhaitez plus d'informations au sujet de l'enlèvement des statues sous le régime de Vichy, je conseillerais plusieurs lectures.
La thèse de Kirrily Freeman qui insiste sur la résistance des Français pour sauver leurs statues :
Freeman, Kirrily, Bronzes to Bullets : Vichy and the Destruction of French Public Statuary, 1941-1944, Stanford, Stanford University Press, 2009.
sup.org/books/title/?i…
Un ouvrage d'Elizabeth Campbell Karlsgodt sur la politique patrimoniale de l'État de Vichy :
Elizabeth Campbell Karlsgodt, Defending National Treasures. French Art and Heritage Under Vichy, Stanford, Stanford University Press, 2011.
sup.org/books/title/?i…
L'ouvrage le plus à jour sur la question des statues en France, de l'âge d'or de la « statuomanie » à nos jours :
Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804-2018), Paris, Mare et Martin, 2018, 550 p.
Un article scientifique de Christel Sniter, « La fonte des Grands hommes. Destruction et recyclage des statues parisiennes sous l'Occupation (archives) », Terrains & travaux, 2007/2 (n° 13), p. 99-118. DOI : 10.3917/tt.013.0099.
cairn.info/revue-terrains…
Autrement, il y a aussi la thèse (plusieurs tomes) de Gilbert Gardes, Le monument public français : l'exemple de Lyon, soutenue en 1987. Plus d'informations ici : theses.fr/1987PA010659 Gilbert Gardes est aussi l'auteur d'un petit « Que sais-je ? » daté, mais intéressant.
Comme beaucoup m'ont demandé comment l'on pouvait savoir quelles statues avaient été détruites par l'État de Vichy, je vous invite à consulter les bases qui renseignent les monuments existants ou ayant existé en France.
➡️anosgrandshommes.musee-orsay.fr
➡️e-monumen.net
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