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L’attente du remaniement ministériel me rappelle une histoire que m’a racontée mon père. Elle date d’un autre siècle. L’année du Grand bleu de Besson. 1988. J’étais un ado effronté et mon père, journaliste sportif au JDD.
Le dimanche 8 mai, François Mitterrand est réélu. Chirac donne sa démission. Rocard est nommé Premier ministre. Le gouvernement doit être formé incessamment sous peu.
Comme aujourd’hui, les rédactions attendent. Attendent. Attendent. Mardi, pas de gouvernement. Mercredi, pas de gouvernement. Les journalistes n’ont pas Twitter pour raconter des conneries et tuer le temps, mais ils ont un meilleur jouet : le monde réel.
Conférence de rédaction jeudi de l’ascension. Mon père porte des nœuds papillon à l’époque. Je crois qu’il est en crise de la quarantaine. Naïvement, il demande à la cantonade qui gouverne ce pays depuis lundi.
A cette époque, la Belgique n’avait pas encore montré au monde qu’on pouvait se passer de gouvernement pendant plus d’un an. Elle n’avait pas gagné de Coupe du monde de foot non plus. Comme aujourd’hui, remarquez.
Soudain, entre les deux oreilles de mon père, une idée saugrenue se forme, immédiatement verbalisée : « Ça serait marrant de se faire passer pour un ministre, non ? »
Il ne s’agit pas de tester la sécurité des ministères, il s’agit d’organiser un canular pour s’occuper en attendant le remaniement. A la conférence de rédaction, tout le monde trouve l’idée géniale. Nous sommes en 1988.
« Je ne voulais pas y aller mais ils m’ont dit que je portais des nœuds papillons et qu’après tout, c’était moi qui avais eu l’idée », m’a raconté mon paternel.
Un canular se prépare de manière très sérieuse. Une heure après, mon père se retrouve dans une Renault 25 bleu foncé avec téléphone intérieur conduite par Mario, le chauffeur du JDD. A l’avant, un pote photographe. A l’arrière, Véronique, qui joue la secrétaire du ministre.
La fine équipe a choisi un ministère « sans grille « et la rue de Valois a paru la meilleure cible. En ce jeudi de l’Ascension, Paris est désert comme une plage sous Covid.
Véronique a glissé plein de journaux dans son sac. Avec le téléphone de la voiture elle joint la rue de Valois et prend sa voix la plus protocolaire : « Allô oui, ici Matignon, je vous appelle pour vous prévenir que le nouveau ministre est nommé et se dirige vers ses bureaux ! »
Il est 11 heures. Le photographe est lâché à cent mètres du Ministère. La voiture se gare : « A partir de maintenant, vous m’appelez Monsieur le ministre hein, n’oubliez pas ! », lâche mon père. Mario, le chauffeur, vient lui ouvrir la porte.
Un planton de service en tenue décontractée les accueille, interloqué. -« Monsieur le ministre, je suis désolé ! Nous ne savions pas que vous alliez arriver ! »
- Ne vous inquiétez pas mon brave, tout va bien !
« Mon brave ». Oh God.
A ce moment, descend à toute vitesse les escaliers de rue de Valois un garçon qui renoue sa cravate : « Monsieur le ministre, je suis conseiller technique, je suis désolé, on vient d’avoir un coup de fil pour nous prévenir ! » « Je voudrais visiter mes bureaux ! »
S’en suit le cérémonial républicain qui consiste à bourdonner autour d’un homme en lui glissant toutes les trois secondes, « Je vous en prie, monsieur le ministre », « Par ici, monsieur le ministre ». Véronique suit le mouvement. Le photographe de mèche en rajoute une couche.
Resté en bas, le chauffeur Mario discute avec un type qui lui dit « Vous avez de la chance, la cantine ici est super bonne, surtout pour les gens assis à côté du ministre.»
« Et là, on arrive dans le bureau de Jack Lang, qui n’était pas mon prédécesseur puisque c'était François Léotard », raconte mon père. Un jeune homme alangui dans le fauteuil de Jack Lang a les pieds sur le bureau. Il se relève brutalement quand son collègue le prévient.
« Alors ici, c’était le bureau de Lang, explique le conseiller. Il est très moderne. A côté, il y a le bureau de Léotard, beaucoup plus classique, avec des meubles anciens.
L’avantage avec le bureau de Léotard, c’est qu’il y a un cabinet de toilette avec une douche. » « Je vais prendre ce bureau ! », lâche mon père en tapant dans les mains.
La claque est un signe secret convenu avant avec la secrétaire Véronique. Elle sait ce qu’elle doit faire. « Il va falloir réunir les directeurs des services », dit mon père. « Monsieur le ministre, c’est férié aujourd’hui ! ». « Ah mais oui, où avais-je la tête ? »
Le type qui avait les pieds sur la table de Jack Lang regarde son nouveau ministre avec incrédulité. Mon père le sent. Deux autres « conseillers » sont arrivés. Les ministères ne sont pas forcément les endroits où l’on croise le plus de gens naïfs au monde.
« Eh bien écoutez demain matin, réunissez tout le monde demain matin ». Demain 10 heures ? », demande le premiers conseiller technique. « Non, plutôt 9 heures, c’est mieux 9 heures ». Le daron.
Le nouveau ministre de la culture commence à se sentir mal. Une petite panique bureaucratique s’empare de lui. « Un des types m’a demandé mon nom. Je lui ai répondu, et puis j’ai dit n’importe quoi, que j’étais ancien député du Cotentin. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. »
Mon père regarde sa montre, dit qu’il doit regagner sa « permanence ». Descends quatre à quatre les escaliers. Recueille deux cartes de visites des conseillers. Rentre dans R25. « Mario a laissé la moitié des pneus en partant ». Mario Kart.
Au journal, le directeur de le rédaction Michel Schifres lui demande de taper immédiatement son papier : « Tu te mets à la machine tout de suite ! » Pas d’ordinateur à l’époque dans les rédactions. PAS. D’ORDINATEUR. EN 1988.
Le papier paraît le dimanche suivant. Titre : Gag à la Culture. Roland Garros commence le lendemain. Mon père reprend ses habits de journaliste sportif. Mais tous ses confrères l’appellent « Monsieur le Ministre » pendant la quinzaine.
Trois semaines après, coup de téléphone. « Bonjour monsieur le ministre. Je voulais vous dire que vous avez en ligne un de ceux que vous avez couillonnés. » Mon père présente ses excuses. L’homme raconte qu’ils ont mis du temps à comprendre le gag, surtout à cause a R25.
Après avoir compris, le ministère a acheté toute la presse de France pendant trois jours : « Vous avez coûté très cher en journaux ».
Après la nomination de Jack Lang dans le gouvernement Rocard, les conseillers ont voulu organiser un dîner avec François Léotard, Jack Lang et Jean-Charles Delesalle, les trois ministres de la culture de cette année-là. Hélas, Lang n’a pas donné suite.
BREAKING. Twitter est un outil pénible, mais il est parfois magique. Par exemple, devinez qui vient de m’appeler pour me raconter sa version de l’histoire ? Le conseiller technique qui avait les pieds sur le bureau ministériel de Jack Lang voilà 32 ans. (poke @jejaber)
En 88, Jean-Jacques Bertrand a 35 ans. Il fait partie du cabinet de François Léotard et sait qu’il va partir contrairement au directeur de l’administration centrale qui fait la visite à mon père. Les directeurs de l’administration centrale ne savent jamais s’ils vont rester.
« J’avais raconté l’histoire à votre père, mais je lui avais demandé de garder le secret. Maintenant, il y a prescription. Cette anecdote est marrante, elle met en lumière la fragilité de nos sociétés humaines », sourit-il au téléphone.
Interloqué par l’arrivée rocambolesque de ce nouveau ministre de la culture en nœud pap’, Jean-Jacques Bertrand scrute les faits et gestes de mon père qui finit donc par en ressentir un sain et profond malaise.
« Ce n’est pas comme ça qu’un nouveau ministre était censé se présenter, ça me paraissait louche », explique-t-il.
Quand le directeur de l’administration centrale lui dit de prévenir le directeur de cabinet de François Léotard pour lui annoncer que son successeur Jean-Charles Delesalle a été nommé, il répond : « Tu sais, c’est sans doute un canular. Mais il faut vérifier. »
Il téléphone donc à Michel Boyon, directeur de cabinet de Léotard et lui raconte la grave crise que traverse le Ministère de la culture : « Tu as raison, répond Boyon, ça sent le canular, mais avec les socialistes, il faut se méfier. Si ça se trouve, c’est vraiment le ministre.»
« Mieux vaut éviter un scandale, je vais vérifier », poursuit le directeur de cabinet de François Léotard.
Michel Boyon appelle donc à Matignon le directeur de cabinet du Premier ministre, Jean-Paul Huchon et lui expose la situation extrêmement tendue et complexe rue de Valois, pendant que mon père en rajoute en donnant rendez-vous à ses collaborateurs à 9h le lendemain.
Après une courte réflexion, Huchon répond : « C’est sans doute un canular, en effet. Mais… Attendez quelques minutes que je vérifie quand même. »
On ne sait pas si Jean-Paul Huchon a directement demandé à Rocard qui était ce satané Delesalle, ni combien de personnes encore après lui ont dit « C’est un canular, mais… laissez moi vérifier quand même ».
L'administration aime se presser lentement. Au bout du compte, quand Jean-Paul Huchon a eu confirmation que cette histoire était bien un gag, mon père avait décampé depuis longtemps.
Quant à Jean-Jacques Bertrand et à ses confrères des cabinets et de l’administration centrale, ils ont fait le boulot : assurer la continuité des services de l’Etat malgré les potacheries de mon père.
Sauf témoignage direct de Jean-Paul Huchon, je pense que l’histoire s'achève sur ce tweet. Bonne soirée et discussions post-remaniement.
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