Bon, vous êtes tous plongés dans une douce léthargie post-prandiale bourgeoise ça ne va pas du tout. Je vais donc vous réveiller en renversant une perspective. Ça va parler monnaie, dette, écriture, Assyriens, Babyloniens, antiquité classique, Lévitique, Seisachteia et nous.
Let's go.
95 % de la monnaie en circulation est de la dette. Ce n'est ni bon ni mauvais, c'est un fait : la monnaie représente dans 95 % des cas la matérialisation d'obligations morales quantifiées, dans 5% des liquidités pures.
L'histoire du monde est aussi une histoire de la dette, ou plus exactement de l'organisation des rapports entre créditeurs et débiteurs. Les créditeurs n'ont pas toujours coïncidé avec la classe dirigeante.
En réalité, ce fut dans l'histoire très rarement le cas (et l’on peut arguer que ce fut toujours le point de départ de convulsions qui ont marqué l’Histoire des hommes), et leurs intérêts étaient souvent orthogonaux à la fois à ceux du peuple, mais également à ceux du pouvoir.
En France, ce n'est que depuis la Révolution française, qui a substitué la bourgeoisie à la noblesse, que les créditeurs sont parvenus au pouvoir, en conservant cependant des intérêts personnels toujours opposés à celui du pouvoir central qu'ils représentaient pourtant
(avec des exceptions ponctuelles, dont la plus récente est de Gaulle).
Avant elle, le pouvoir princier, et en ce qui nous concerne des rois de France, s'est fréquemment opposé, à la fois dans son propre intérêt, mais également dans l'intérêt des sujets du royaume, à la pratique de la dette avec intérêt, comme à l'usure
(la distinction entre intérêt et usure étant d’ailleurs une distinction conceptualisée par les intellectuels français de l'église au moyen-âge). Mais revenons un peu plus loin dans le passé.
La dette est au moins concomitante à l'invention de l'écriture. En fait, une grande partie des premiers écrits qui nous sont parvenus sont soit des comptabilités entre particuliers,
soit des traités proclamant la libération vis-à-vis de dettes, par exemple certaines des lois d'Hammourabi, ou encore… la pierre de rosette! Et oui, Champollion travaillait sur un texte de Jubilé:)
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si une des raisons de l'invention à la fois du calcul puis de l'écriture n'est pas en partie liée aux problématiques de comptabilité et de lois relatives au respect des obligations que l'on appellerait aujourd'hui « financières ».
Nous disposons donc concomitamment à l'invention de l'écriture de documents écrits (Sumer, milieu du 3ème millénaire avant Jésus-Christ, soit l’âge de bronze du Moyen-Orient)
traitants de l'organisation des obligations relevant de la dette, mais surtout des textes de loi organisant le fait de libérer les débiteurs de ses obligations à des intervalles réguliers.
Le caractère exponentiel de la dette avec intérêt étant reconnu comme profondément disrupteur envers l'équilibre d'une nation ou d'un empire. (Ben oui, c'était pas juste par bonté d'âme, mais par bon sens).
Voici un intéressant renversement de perspective, vous ne trouvez pas?
De nos jours, l'idée de pouvoir annuler la dette est devenu tellement hérétique que de nombreux économistes, et même des théologiens, doutent du fait que l'année du jubilé ait pu réellement exister dans l'histoire humaine,
et encore plus qu'elle ait pu être instaurée de façon régulière. Pourtant la documentation historique factuelle prouve avec certitude que ce fut le cas. Plusieurs milliers d'années.
et encore plus qu'elle ait pu être instaurée de façon régulière. Pourtant la documentation historique factuelle prouve avec certitude que ce fut le cas, plusieurs milliers d'années.
Et que loin d'être à l'origine de crises économiques majeures, ces jubilés ont été un facteur de stabilité fondamental des sociétés archaïques du Moyen-Orient.
Pourquoi stabilité? Rien à voir avec les gentils pauvres et les salauds de riche, mais une question à la fois de justice sociale (oui, le terme n'existait pas mais c'est l'idée) et d'intérêt général d'un peuple.
Je fais une pause, moi aussi je digère encore le réveillon😅 Bonne année, au fait😜
Un facteur de stabilité ? Comment en sont-ils arrivés à cette conclusion radicalement opposée à la doxa actuelle ?
Ils nous ont laissé la trace de leur raisonnement.

Faisons une incise : les Assyriens n'étaient pas spécialement connus pour leur bonté d'âme.
En fait, à l'époque, la plus grosse insulte n'était pas « nazi », mais « Assyrien ». Quand les bonshommes prenaient un bain, c'était dans du sang. Pour rigoler, ils décapitaient des bébés (j’exagère, mais c’est l’idée😅).
Ils n'étaient pas du tout opposés à la dette. Au contraire. Simplement ils s'étaient aperçus que la dette a une fâcheuse tendance à s'accumuler, et à s'accumuler de façon exponentielle. Jusqu'à, parfois (souvent), ne plus être mathématiquement remboursable.
Pour résumer : un an de dettes, ça va. 10 ans, bonjour les dégâts.
Un fermier qui contracté une dette (ou simplement devait payer des impôts) et vivait une mauvaise année de récolte, puis une seconde un peu plus tard,
n'avait souvent rapidement plus d'autre choix que de vendre une partie de sa terre, puis toute sa terre, puis de vendre sa femme et ses enfants, puis de se vendre lui-même comme esclave.
Ce qui, en plus de la souffrance du fermier, qui même pour un féroce Assyrien était un peu gênante, posait deux problèmes :
le premier que le fermier n'était plus disponible pour accomplir son service militaire ni les corvées publiques, le second que lui et sa famille n'étaient plus en mesure de payer d'impôts à l'État, mais que toute sa fortune était allée aux mains de créditeurs privés.
Ce qui ne faisait pas du tout rigoler l'empereur Assyrien qui aurait eu l'air ridicule d'aller à la guerre avec seulement 3 crétins dépenaillés et 50 bourgeois avachis parce que les autres n'étaient pas disponibles, étant en esclavage.
Du coup, tous les 20 à 50 ans: hop. Reset des dettes (certaines dettes), et tous les citoyens récupéraient leur maison et leur terre, bref leurs moyens de subsistance minimaux pour ne pas être préoccupés par la dette pendant qu'ils partaient à la guerre.
Ah, et ils récupéraient aussi leurs femmes et enfants qu'ils avaient du vendre comme esclaves. Ça peut servir😅.
Les jubilés, c'est-à-dire l'annulation des dettes, furent mis en pratique de façon régulière au Moyen-Orient depuis 2500 av. J.-C. à Sumer jusqu'à 1600 av. J.-C. à Babylone et dans les empires voisins, puis en Assyrie tout au long du premier millénaire avant J.-C.
Il était parfaitement normal pour un empereur de proclamer ces édits soit à l'occasion de son arrivée au pouvoir, soit juste après une guerre, ou encore à l'occasion de la construction de la rénovation de temples.
Les hébreux, qui ont rencontré ces peuples, et en ont d'ailleurs gardé un stress post-traumatique, ont tout de même conservé un certain nombre de leurs pratiques, ce dont témoignent les études les plus récentes sur la Bible et son origine historique
(je pense en particulier à Thomas Römer, professeur au Collège de France et absolument passionnant sur ce sujet).
La pratique légale du jubilé, est ainsi transcrite telle quelle dans le Lévitique: "Et vous sanctifierez la cinquantième année, vous proclamerez la liberté (le pardon des dettes) dans le pays pour tous ses habitants: ce sera pour vous le jubilé".
C'est par ce biais (la bible) que l'idée a irrigué le moyen-âge européen, mais pas uniquement: l'antiquité classique aussi (Grèce, puis Rome) en a hérité et nous l'a transmise.
À partir de Babylone, ces amnisties des dettes comportaient les trois éléments que les hébreux adoptèrent dans le Lévitique 25. D'abord, l'amnistie des dettes agraires.
Les prêts mercantiles réalisés entre « hommes d'affaires » n'étaient pas amnistiés.
Ensuite, la libération de l'esclavage pour dettes.
Enfin, la restitution des terres, des maisons, et des droits à cultiver. Cet ensemble de trois axes d’amnistie garantissait aux familles leur subsistance, et donc leur participation aux impôts, aux corvées dans l'intérêt général, et au service militaire.
Il est intéressant de constater que le pouvoir de l'époque reconnaissait la différence entre les prêts d'affaires permettant d'acquérir des ressources qui permettaient à l'acquéreur de rembourser les intérêts, d'avec les prêts de consommation qui ne permettaient pas (usure).
La plupart des dettes qui ne correspondaient pas à l'achat d'outils ou de ressources productives étaient en réalité initialement dues soit au pouvoir central, soit à l'église, soit aux maisons produisant de la bière😅.
L'amnistie des dettes correspondait donc initialement au fait que le Prince annulait des dettes qui lui étaient dues à lui-même. Ce qui n'était pas un acte purement altruiste, mais une mesure visant à restaurer la stabilité économique et militaire.
La plupart des dettes personnelles n'était pas liée à un prêt, mais résultaient de l'accumulation d'impôts ou de taxes qui n'avaient pas pu être payés. Les dirigeants comprenaient que ces dettesavaient tendance à s'accumuler au-delà de la capacité des acteurs à les rembourser.
C'est pourquoi par exemple ils suspendaient les impôts lorsque l'année était mauvaise pour les cultures, et typiquement, après les guerres puisque les sujets n'avaient pas pu avoir une activité économique, étant parti combattre.
Au fil du temps, la pratique du prêt avec intérêt s’est privatisée au Moyen-Orient.
What could go wrong?
Les dettes ont commencé à être dues à des personnages locaux, des marchands, de grands commis. Ce qui a eu pour effet de rediriger les richesses vers ces personnes privées et non plus vers l'État et donc le trésor public.
Plaçant les personnes les plus riches et les familles les plus ambitieuses dans une trajectoire de collision avec le pouvoir central ce qui est très similaire à ce qui s'est passé dans la Grèce classique et à Rome. Les créditeurs ont commencé à s'opposer àla rémission des dettes
Les princes ont commençé à considérer la rémission des dettes non plus seulement comme un moyen de préserver la concorde sociale et la solvabilité économique de leur population,
mais également comme un moyen de limiter les appétits et l'émergence d'une oligarchie financière et de ses ambitions politiques propres.
Annuler les dettes dues aux riches personnages locaux limitait leur capacité à accumuler du pouvoir pour eux-mêmes. Rappelez-vous : la dette est une obligation morale quantifiée. La dette est du pouvoir.
Tout au long de la dynastie d'Hammourabi, les « édits d’andurarum » sont devenus de plus en plus détaillés afin d'empêcher les failles juridiques et les ruses que déployaient les créditeurs
pour s'assurer le contrôle du travail des terres et du surplus des cultures (oui, les avocats jouaient déjà avec les failles de la loi, il y a des choses qui ne changent pas).
L'éthique princière qui sous-tendait ces lois n'avait pas une vocation égalitaire: l'accumulation de richesses était non seulement permise, mais considérée avec respect, pour autant quelle ne mettait pas en péril le fonctionnement normal de la société dans son ensemble.
La stabilité et la longévité de ces civilisations montre qu'elles étaient parvenues à surmonter l'un des écueils et de leur survie qui est la polarisation économique entre les créditeurs et les débiteurs
(polarisation qui aboutit dans plus grande part de l’antiquité classique Grecque et Romaine à l’imposition de l’esclavage aux citoyens). En soulageant périodiquement et pacifiquement ces tensions,
Les princes évitaient la survenue de crises profondes susceptibles de remettre en cause l'organisation et la survie de ces civilisations.
Au septième siècle avant J.-C. les leaders populistes appelés tyrans, ce qui n'avait à l'époque aucune connotation péjorative, ont permis le décollage économique de Sparte, de Corinthe, et d’Aegina
en réalisant exactement la même chose : la rémission des dettes et la redistribution des terres monopolisées par l'aristocratie des cités.
À Athènes, Aristote nous dépeint la Seisachteia de Solon en 594 av. J.C., qui n’est rien d’autre qu’un jubilé (un peu allégé). La demande de jubilé était si populaire qu’au quatrième siècle avant J.-C. Le général Énée Tacticus
conseillait aux assiégeant lors d’une guerre la nécessités de promettre un jubilé aux habitants en cas de victoire, et aux dirigeants de ceux qui se défendaient contre un siège de promettre exactement la même chose pour s’assurer de la loyauté de leurs combattants.
Les cités qui n’accordaient pas la rémission des dettes étaient conquises, ou tombaient dans l’esclavage généralisé de leurs forces vives ce qui in fine les exposait à la conquête.
Ce dernier cas de figure est exactement ce qui s’est produit à Rome. Ses historiens décrivent comment le déficit de citoyens liés à l'esclavage généralisé pour dettes a conduit à la nécessité d'engager des mercenaires,
tandis que les riches créditeurs concentraient dans leurs mains le contrôle de la terre, les capacités législatives, et le contrôle de la religion. Ce qui conduisit en dernière analyse à mettre en péril la sécurité de ces richesses,
et finalement entraîna l'effondrement de la civilisation et de l'oligarchie avec elle pour avoir refusé d'accorder la rémission des dettes et l'annulation périodique de l'esclavage.
Toute l'histoire est traversée par une dynamique politique constante entretenue par les créditeurs afin d'empêcher le pouvoir royal de limiter leurs prérogatives. L'objectif des créditeurs est de remplacer le droit naturel des citoyens à leur autosubsistance par son exact opposé:
le droit des créditeurs à saisir les propriétés et les moyens de subsistance engagés par les débiteurs comme collatéraux (ou de les racheter à vil prix), et de rendre ces transferts irréversibles.
La restauration périodique de l'ordre social par les sociétés archaïques cessa définitivement lorsque les saisies ou les ventes forcées de terres de subsistances devinrent irréversibles. Lorsque les créditeurs acquirent cette victoire, réduisant le statut économique de la pop
à une situation définitive de dépendance à la dette et de servitude, les oligarchies nobiliaires de l'Antiquité recoururent à leur propre gain économique, leur pouvoir militaire,
et législatif pour s'accaparer les terres et les richesses des petits porteurs, et jusqu'aux terres publiques telles que l’ager publicus de Rome. Dans l'établissement de ce déséquilibre de la balance entre créditeur et débiteur la violence
jouait un rôle politique majeur. S’étant débarrassées des rois et des tyrans populistes, les oligarchies accusèrent les avocats des intérêts des débiteurs d'être des tyrans en Grèce, ou de chercher à devenir roi et à brimer les libertés
(ce dont ils accusèrent par exemple les Gracques ou encore Jules César à Rome).
À Sparte, au troisième siècle avant J.-C. les rois Agis et Cléomène furent assassinés pour avoir voulu offrir la rémission des dettes et redistribuer les terres concentrées aux mains des oligarques.
Le déséquilibre de la tension entre les créditeurs et les débiteurs, lié à la prise de pouvoir des créditeurs, mena dans tous les cas à une polarisation économique, une crise fiscale, et en dernier ressort à la conquête de ces civilisations.
Les Cités grecques par Philippe de Macédoine, puis l'empire romain, et enfin Byzance. Les historiens romains dont Plutarque et Tite-Live désignèrent l'origine du déclin comme lié aux créditeurs recourant à la fraude, à la force, et à l'assassinat politique
pour assurer leur richesse au détriment de la population.
Les barbares attendent toujours aux portes, c’est un invariant historique, mais seules les sociétés qui se sont elles-mêmes affaiblies intérieurement garantissent le succès de leurs invasions.
L'âge du bronze et l'antiquité classique sont notre histoire et éclairent notre présent. Nous ne venons pas de nulle part. Une civilisation qui n'a pas de passé n'a pas d'avenir. Il serait bon de s'en souvenir.
THE END.

Bravo aux courageux qui ont lu jusqu'au bout. Bisous à tous! 🥰😘

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