2è thread sur le concours de @SimonBillouet , aujourd'hui je parle d'un nouveau perdant, le théorème du rang.
Je commence par rappeler son énoncé:
soit E un espace vectoriel de dimension finie, F un espace vectoriel, et f : E -> F une application linéaire. Alors
dim E = dim(ker(f)) + rg(f), où rg(f) est la dimension de im(f) (qui est de dimension finie car E l'est, c'est pour ça qu'on n'a pas besoin d'hypothèses sur F)
Je rappelle aussi sa preuve, très simple, et qui va me permettre de dire des trucs un peu plus intéressants:
On prend un supplémentaire S de ker(f) dans E, et on remarque (c'est très facile) que la restriction de f à S est un isomorphisme S -> im(f), de quoi le résultat se déduit immédiatement. Mais allons un peu plus loin dans cette affaire. Remarquez en effet que j'ai pris un S
quelconque : autrement dit, tout supplémentaire de ker(f) est isomorphe (via f) à im(f) - c'est presque comme si im(f) était un supplémentaire "universel" (puisque défini sans choix, alors que S je choisis un supplémentaire) de ker(f). Sauf que bien sûr, im(f) n'est pas
un sous-espace de E, donc pas un supplémentaire de ker(f).
En fait, ce qui se cache derrière, et ce dont le théorème du rang n'est qu'une ombre, c'est le premier théorème d'isomorphisme (dû à Noether - je le précise parce que contrairement à beaucoup de théorèmes fondamentaux
il n'a pas reçu son nom, et que ça permet la visibilité de cette grande mathématicienne "le génie mathématique le plus créatif", selon Einstein)

ça permet de mieux comprendre le théorème du rang et de voir des analogues dans d'autres endroits (par exemple le fait que la
caractéristique d'Euler d'un espace ne dépend pas du corps choisi !)

Le premier théorème d'isomorphisme (dans le contexte des espaces vectoriels - il a des analogues à peu près dans tout ce qui est algébrique) parle d'espaces quotients - notion malheureusement non abordée
en prépa, où elle est remplacée à tout bout de champ par celle de supplémentaire. Si j'ai un espace vectoriel E et un sous-espace F, je peux définir l'espace quotient E/F. C'est un espace qui vient avec une application linéaire surjective p : E-> E/F (la "projection canonique")
et qui est essentiellement "la même chose que E sauf qu'on décrète que f = 0 pour tout f dans F". Autrement dit tout ce qui se passe dans E/F, c'est "ce qui se passerait dans E si F était égal à 0". En particulier, ker(p) = F.

C'est une notion absolument fondamentale
et le premier théorème d'isomorphisme, dans ce contexte, s'énonce comme suit: pour toute application linéaire f, l'application induite E/ker(f) -> im(f) est un isomorphisme.

C'est quoi cette application linéaire induite ? Bah je la définis par g(p(x)) = f(x), et en fait
c'est essentiellement la définition de E/F qui fait que ça me définit bien une application linéaire sur E/F (en gros si p(x) = p(y), alors x = y modulo ker(f), donc f(x) = f(y), donc f(x) ne dépend que de p(x))
Ce théorème est relativement simple à démontrer, quasiment tautologique (quand on a une vraie définition de E/F); en fait tellement quasiment tautologique qu'il est vrai dans des contextes bien plus pathologiques que l'algèbre linéaire sur un corps: il est valable aussi
pour l'algèbre linéaire sur n'importe quel anneau, par exemple.

Le théorème du rang est alors l'observation qu'en fait, le "supplémentaire universel" de ker(f), c'est E/ker(f), i.e. "pour tout supplémentaire S de F, la restriction de p à S induit un isomorphisme S -> E/F"
Et en fait c'est l'existence de supplémentaires qui fait qu'on a cet énoncé si sympa dans le cas des corps.

Dans le cas, par exemple, de l'algèbre linéaire sur Z (aussi connue sous le nom de "théorie des groupes abéliens" 😁), on a toujours E/ker(f) = im(f), et on a toujours
l'énoncé ci-dessus, le seul souci est... qu'on n'a pas toujours de supplémentaire !

Par exemple, regardons le sous-espace 2Z inclus dans Z: le quotient est... Z/2Z sans grande surprise; mais bien entendu, 2Z n'a pas de supplémentaire dans Z.
Plus généralement, l'existence d'un
supplémentaire à F permet d'écrire ce qu'on a naïvement envie d'avoir, à savoir E isomorphe à E/F + F ("bien sûr", en algèbre linéaire, le quotient se comporte un peu comme une différence)

Mais qu'à cela ne tienne, on n'a pas ce genre de résultat, on a tout de même des analogues
En algèbre linéaire (sur n'importe quelle base), on a une notion de "suite exacte courte". Une suite exacte courte, c'est un machin qu'on note 0 -> F -> E -> H -> 0, où F,E,H sont des objets de notre contexte (espaces vectoriels, groupes abéliens, R-modules, ...)
et où on a une application linéaire injective F -> E, une application linéaire surjective E -> H, et telles que le noyau de la seconde est exactement l'image de la première.
Alors, à première vue, c'est une manière un peu détournée et snob de dire que F est un sous-espace de E
et que E/F = H, mais en fait c'est très pratique de l'écrire comme ça.
Une suite exacte courte comme au-dessus, on peut la voir comme une "décomposition" de E en F et H. C'est une décomposition qui n'est pas autant parfaite qu'une décomposition "naïve" de la forme E = F+H
en général, mais ça reste une décomposition qui peut être très pratique.
Dans le cas des espaces vectoriels, à cause de l'existence de supplémentaires en gros, toutes ces décompositions reviennent à des décompositions naïves, et on a donc toujours dim(E) = dim(F) + dim(H)
Et en fait, dans les contextes plus généraux, on va avoir une fonction d qui se comporte un peu comme dim, et qui va vérifier un truc similaire, à savoir d(E) = d(F) + d(H) dès qu'on a une suite exacte courte (et pas seulement une somme directe !)
Dans ce cas, puisqu'on a toujours une suite exacte courte 0 -> ker(f) -> E -> im(f) -> 0 (vous voyez ici l'intérêt de l'écrire comme ça, puisque im(f) n'est pas littéralement E/ker(f)), on a un "théorème du rang pour d":
d(E) = d(ker(f)) + d(im(f))
Le théorème du rang classique est le cas d= dim.
Mais je vais être ambitieux et prendre un autre exemple: au lieu d'espaces vectoriels, je vais prendre des groupes abéliens finis, et d va être la fonction "cardinal". Alors, bien sûr, ici on n'a pas d(E) = d(F) + d(H), mais
on a d(E) = d(F)d(H). Mais j'espère que c'est clair que ça ne change rien, et qu'on a toujours d(E) = d(ker(f))d(im(f)) (en fait on pourrait prendre des valeurs dans n'importe quel groupe abélien, ici c'est (Q^*,x))

Application: soit g: Z^n -> Z^n une application linéaire
injective. Alors Z^n/gZ^n est fini, et card(Z^n/gZ^n) = |det(g)|.
En effet, dès que g et f sont deux telles applications, on va avoir une suite exacte courte
0-> Z^n/fZ^n -> Z^n/gfZ^n -> Z^n/gZ^n -> 0
où la première application est donnée par g, et la seconde par la projection
canonique (sachant que im(gf) est inclus dans im(g))
Appelons K(f) = d(Z^n/fZ^n)
On vient de prouver que K(fg) = K(f)K(g).
Ainsi K: GL_n(Q) inter M_n(Z) -> Q^* est un morphisme de groupes.
En fait, on va faire un tout petit peu mieux: si g est dans GL_n(Q), alors il existe r dans Z tel que rg est dans GL_n(Q) inter M_n(Z), et je peux alors définir K(g) := K(rg)/K(r). On vérifie que ça ne dépend pas du r choisi et que c'est bien un morphisme de groupes.
Du coup ça
me donne K : GL_n(Q) -> (Q^*,x).

Exercice : un tel morphisme est forcément de la forme M -> f(det(M)) pour un certain f : Q^* -> Q^*. En particulier, il suffit de calculer K(M) pour un M par valeur de det pour calculer K en entier. Les matrices diag(1,...,1,d)
montrent clairement que K(M) = |det(M)| (enfin, que f = |-|).
Conclusion : |Z^n/gZ^n| = |det(g)|
Bon, je me suis un peu écarté du sujet initial, qui était le théorème du rang. Mais en gros ce que je voulais montrer c'est que le théorème du rang venait en fait de 2 trucs :
1- Le premier théorème d'isomorphisme
2- dim vérifie la super propriété sur les suites exactes courtes
Comme le point 1- est toujours vrai dans les contextes linéaires, on a un théorème du rang dès qu'on a une application d qui vérifie la même propriété que dim, peu importe le contexte !
En particulier on peut généraliser le théorème du rang, et l'application que je donnais à la
fin était simplement une manière d'illustrer ce à quoi ces généralisations peuvent ressembler.

A nouveau, un autre truc dont on pourrait parler pour illustrer ça, c'est la notion de caractéristique d'Euleur. Peut-être pour une prochaine fois, mais là il y a trop de trucs
à introduire avant 😁
Bref, je m'arrête là sur cette digression - mais j'espère que le message suivant est passé : quelque chose d'aussi banal que le théorème du rang renferme en fait des choses magiques et super intéressantes quand on l'étudie en profondeur.
Ainsi, ne rejetez pas les résultats faciles ou basiques, et gardez en tête que souvent ce ne sont que des ombres, des traces de choses beaucoup plus fondamentales.
Je me répète, mais gardez par exemple en tête le slogan d'Eugenia Cheng (dont ce théorème est un exemple parfait):
"All equations are lies"

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