[Thread] On fête un anniversaire aujourd'hui : les 35 ans de Zelda et la sortie du tout premier épisode sur FDS au Japon le 21 février 1986. L'occasion parfaite de vous parler du son de cette console « NES plus ultra » !
Quand The Legend of Zelda sort, la Famicom (Family Computer), qu'on connaît chez nous sous sa version un peu différente de NES (Nintendo Entertainment System) existe depuis plus de 2 ans. Et la conception de Zelda est un évènement très particulier.
En effet, Nintendo cherche à améliorer sa console. La naissance de notre cher Link est donc parallèle à la sortie d'une extension, la Famicom Disk System (FDS), qui a pour première particularité de lire des disquettes et pas des cartouches.
Mais ce n'est pas tout ! D’autres paramètres bénéficient d’avantages sur cette extension, notamment sur le plan sonore. Avant d'entrer dans les détails, rappelons que la FDS n'est pas sortie du Japon, et c'est ce qui va nous intéresser (car Zelda a quitté sa terre natale).
Tout d'abord, les différences sonores entre Famicom et FDS, quelles sont-elles ? Elles reposent sur un petit détail très important : toutes deux ont 5 canaux en communs. 3 canaux PSG produisant des formes simples (2 Squares et 1 Triangle), 1 canal de bruit blanc, et 1 canal DMC.
Ce dernier permet de faire jouer des samples à la console. Mais ceux-ci étant souvent courts (mémoire oblige), le canal DMC servait généralement pour le sound design (c'est le cas dans Zelda). [Mais tout est relatif : d'autres jeux l'ont détourné à des fins musicales]
Sur les 4 canaux restant, le bruit blanc servait surtout pour les percussions, laissant à nos deux Squares et notre Triangle la lourde tâche d'assurer la "Musique" à proprement parler. Un défi, qui n'a pas empêché la naissance d'une très grande mélodie :
Pour rappel, chaque canal ne permet de produire qu'un son à la fois, ce qui force à faire des choix très économiques en matière d'arrangements. Souvent, les musiques d'intro/génériques sont plus riches car sans interactions. Je vous en parlais pour la GB :
Et la particularité de la FDS dans tout ça ? Elle ajoute un 6è canal aux 5 de la Famicom, et pas n'importe lequel. WSG de son petit nom, pour Wavetable Sound Generator, celui-ci a pour particularité de permettre aux compositeurs de dessiner manuellement leurs formes d'ondes...
... autorisant la création de sonorités 1) originales et 2) plutôt légères. Pour en savoir plus sur ce petit bijou, foncez sur l'article d'@upsilandre sur la question sorti la semaine dernière : upsilandre.over-blog.com/2021/02/le-pix…
"C'est bien beau tout ça, mais quand est-ce qu'on parle de Zelda ?". J'y viens ! Comme tout jeu de lancement, il fallait que le titre - surtout l'écran-titre - brille de mille feux. Et comme pour tous les jeux ayant connu deux versions, et bien... sa musique a plusieurs facettes.
Ce que je veux dire par là, c'est que la musique que nous avons connue est très différente de celle qu'ont entendue les japonais : elle a un canal en moins et n'utilise pas de samples. Pour autant, il ne s'agit pas d'une musique "au rabais" ou "diminuée". Voyons voir...
Aujourd'hui, nous allons uniquement nous concentrer sur le thème d'introduction, le fameux qui devait reprendre le Boléro de Ravel avant d'être changé à la dernière minute. En effet, c'est LA vitrine, et le seul morceau du jeu à utiliser le canal WSG comme un instrument.
Pour ceux qui ne la connaîtraient pas, voici tout d'abord la version FDS de l'écran-titre de The Legend of Zelda :
Entre version NES et FDS, chacune a ses défenseurs. Pour ma part, je trouve qu'elles ont toutes deux des richesses et particularités.
Vous me direz sans doute "Oui, bon, il y a un canal en plus, les sons sont différents, c'est plus réaliste sur FDS car on reconnaît des cloches et une flûte, mais au fond, c'est la même chose", et vous aurez en partie raison.
Sauf que qui dit canal en plus dit aussi équilibrage différent, non seulement à cause de la quantité de voix simultanées, mais aussi à cause de leur timbre (la façon dont ces voix vont sonner). Et force est de constater que Kôji Kondô a fait un beau travail de réduction sur NES.
Beau travail, car nous allons le voir, il ne s'est pas contenté de supprimer une voix de l'ensemble et puis basta (ne faites jamais ça). Bien au contraire, il a tout réarrangé, car la logique d'écriture musicale sur console dépasse totalement nos méthodes « traditionnelles ».
Jetons un œil à l'organisation des voix. On a l'habitude de considérer qu'un instrument ou une voix va faire office de lead. Sur FDS, il en va tout autrement à cause du fameux WSG. Je le rappelle : le but est de briller. Et quoi de mieux pour briller que de...
... faire entendre plein de timbres ? C'est ce qu'il se passe ici : vous entendez la belle flûte et les cloches ? Bien qu'elles aient des rôles différents (lead pour la flûte, contrechant pour les cloches), elles sont en réalité jouées par le même canal. soundcloud.com/ptit-cactus/zf…
Le WSG est le seul à pouvoir changer de forme d'onde de cette manière. Alors pour montrer toute l'étendue des capacités sonores de la FDS, Kondô laisse le Square 2 introduire la mélodie pour la faire noblement résonner les cloches, avant de faire entrer une nouvelle flûte.
Nouvelle car sa forme d'onde est différente de la première flûte entendue. Pourquoi ? Je dirais que c'est parce que son vibrato (une table est dédiée aux modulations de fréquences dans le canal WSG) sonne mieux dans les aigus que la première. Mais c'est juste une théorie.
[Notons ici que Kôji Kondô dessinait ses formes d'ondes de façon particulière : vous constaterez qu'elles suivent toutes une symétrie axiale. Les flûtes semblent particulièrement l'intéresser, car en plus des deux formes d'ondes différentes utilisées dans l'intro, il en existe...
... une troisième, exclusive à ce jeu, qui est celle du Sifflet. Si ces symétries peuvent représenter un gain de place minime, ce n'est sans doute pas la raison de leur existence : peut-être qu'il a fait des essais et simplement apprécié les résultats.]
L'organisation est donc assez différente du traditionnel quatuor à cordes : un canal brille techniquement pendant que les autres font du contrechant ou colmatent les trous en prenant momentanément le relai. (Seul le canal Triangle reste constant en tant que basse / rythmique.)
C'est sans doute en partie à cause de ça que se contenter de supprimer une voix sur NES/Famicom était impossible : certaines voix étant complémentaires, en retirer une sans au moins répartir son contenu différemment ailleurs donnerait un résultat... surprenant.
[La suite arrive]
D'ailleurs, le canal WSG assurant le plus souvent la mélodie (hors intro), et ce canal disparaissant sur NES/Famicom, laisser le morceau tel quel après retrait du canal aurait résulté en une musique... sans mélodie. Jugez plutôt : soundcloud.com/ptit-cactus/fd…
En découle un morceau bien construit, où les voix se répondent et se complètent. L'accompagnement, sur des quintes et une formule rythmique de style marche militaire (il n'est pas sur les partitions, mais le canal de bruit blanc est bien là lui aussi), donne le ton de l'aventure.
Maintenant, que s’est-il passé sur NES ? Pas moyen de mettre en avant les mêmes sonorités que sur FDS. De 4, nos canaux produisant des hauteurs (j'exclus toujours le Noise, qui est identique de l'une à l'autre) passent à 3.
Moins de voix, moins de richesse, c'est clairement un défi de rendre le morceau aussi intéressant. Mais Kondô ne se laisse pas démonter ici, et il décide en fait de faire un choix esthétique logique, et assez différent : celui de la sobriété
Pour commencer, il laisse moins de place au silence : là où certaines voix (le Square 2) peuvent parfois passer deux mesures sans jouer de notes sur la version FDS, les trois canaux sont en permanence occupés sur NES/Famicom.
Preuve du changement : le Square 2 s’occupe de jouer la mélodie sur la majeure partie du morceau. MAIS, là où il restait silencieux en fin d'introduction, il va remplacer les "cloches" du WSG – avec une différence dans l’exécution qui en dit long. soundcloud.com/ptit-cactus/zn…
En effet, sur FDS, les cloches martèlent la tierce de l'accord à la blanche (deux temps), comme un glas ou un appel (choisissez votre interprétation). Une valeur ni trop courte ni trop longue, qui permet de faire entendre leur résonnance percussive et ronde, sans trop la tenir.
(Parce que les percussions, de base, ne sont pas vraiment faites pour être tenues.) Mais sur NES, ces notes blanches deviennent des notes noires, plus courtes (un temps) ! Ce détail peut sembler dérisoire, mais il montre parfaitement le travail d'adaptation.
Le canal Square étant moins intéressant ici que les cloches, Kôji Kondô choisi de réduire la durée de la note pour garder son côté percutant. Mais il ne la répète pas (Elle est jouée 1 fois par mesure sur NES/Famicom contre 2 pour la FDS).
[Notons ici que le canal Square change de rôle à la volée également : il passe de voix mélodique à voix plutôt harmonique, basse, avant de revenir au lead en un clin d'œil. Plus tard dans le morceau, il s'occupera de broder. Cette façon de faire ne change pas entre les versions.]
Mais l'élément qui montre le mieux l'état d'esprit de cet arrangement est dans les 4 premières mesures. Regardez plutôt comme l'intro est fournie sur FDS : la basse est affirmée et doublée par des mouvements rythmiques assez fourmillants. Et sur la NES/Famicom ?
Comme vous pouvez le voir entouré en vert, sur NES/Famicom, pas de fioritures, l'accent n'est pas mis sur la basse, mais sur la mélodie. Cette fameuse introduction qui deviendra l'un des jingles les plus reconnaissables de la série, est jouée non pas par une, mais deux voix.
Est-ce pour compenser l'absence du timbre de la flûte, ou un manque de puissance ? Toujours est-il que Kondô choisit de faire jouer strictement la même chose à 2 canaux sur 3. Les unissons sont assez rares pour être soulignés surtout à cette période, et l'effet est saisissant.
Cette introduction résonne avec force et ressort très bien (en même temps, elle occupe les 2/3 de l'espace sonore). Kondô crée un superbe effet de réverbe avec deux bouts de ficelles (enfin deux bouts de canaux). Dans sa simplicité, elle n'en devient que plus mémorable.
Autre précision d’ailleurs : l’effet de réverbe est créé via un petit truc très simple qu’on retrouvera ensuite sur Game Boy. Les deux Squares jouent la même chose avec un très léger décalage de 83 millisecondes, qui fait entrer le Square 1 après le 2, simulant la résonnance.
C'est l'occasion de glisser aussi que, plutôt que 2 versions de la musique, il en existe en fait 3 : entre la Famicom de base et la NES, il y a une légère différence de fréquences. La première tournant à 60 Hz, et la PAL à 50 Hz, cela change la vitesse de lecture des jeux...
Cela impacte autant le gameplay que la musique, et gâche parfois le plaisir du jeu et de l'écoute. Mais Zelda fait partie des rares jeux ayant eu l'honneur d'être optimisés pour 50 Hz. L'écran-titre est donc sensé sonner de façon identique. Mais il y a un décalage de 4 frames...
... au lieu de 5, ce qui fait passer le laps de temps écoulé entre les voix de 83 à 80ms. Deux versions extrêmement proches, donc, mais qui offrent quand même de petites différences à l'écoute pour des raisons techniques. :)
Dernier exemple de différence notable dans l'utilisation des canaux sur NES/Famicom par rapport à la FDS, d'ailleurs : si les canaux Square ne permettent qu'une seule forme d'onde (carrée / rectangulaire), il est en réalité possible de la faire varier (tant sur NES que FDS).
C'est une variation très simple qui permet de décider le temps que passe l'onde dans la partie haute du signal (et de déterminer la forme de notre carré / rectangle). Les canaux sont identiques entre FDS et NES, mais ils ne sont pas gérés de la même façon dans ce morceau.
Les canaux Squares sur NES emploient en effet surtout la forme 2 (50%, un carré) sur les 4 disponibles, et ajoutent un vibrato assez reconnaissable sur les notes tenues (c'est ce qui peut donner cette impression que l'instrument est une flûte : il produit des vibratos proches).
Mais dans l'introduction de la version FDS, les canaux Squares font autre chose : 1) ils n'emploient pas de vibrato (car ils incarnent une basse, ce serait un peu bizarre en définitive) et 2) ils utilisent brièvement la forme 0 (12%) en début de note.
La différence est audible : vous entendez sans doute des petits "pocs" sur FDS, c'est vraisemblablement le passage de la forme 0 à la forme 2 qui cause ça. A vrai dire, la différence est aussi très visible au spectre. Regardez plutôt ces deux canaux Squares qui n'ont rien à voir.
On voit bien l'impact (en rouge, puis répété) sur FDS en haut, suivi d'une ligne plate (le son est tenu de façon stable). Et sur NES, on a plein de belles collines qui montent et qui descendent très rapidement quand la note est tenue plus d'un certain temps, des vibratos quoi. :D
Tous ces petits détails mis bout à bout changent totalement la façon dont le morceau est entendu, même sur les parties sensées être "identiques" d'une console à l'autre (les Squares). Les "attaques" (pocs) de la FDS donnent plus de corps au son, le morceau est plus... explosif.
[Merci à @upsilandre d'avoir éclairé mon analyse avec ce détail : je pensais que les « pocs » étaient des bugs. Au passage, l'émulateur utilisé pour réaliser les relevés et extraits sonores est Mesen v. 0.9.9.]
[La fin arrive...]
J'ai toujours trouvé la version NES plus mélancolique, même si elle reprend en définitive beaucoup d'éléments du morceau original. Vous pouvez voir ci-dessous une comparaison des 16 premières mesures. En bleu : les parties identiques, en vert, celles qui changent de canal...
... en rouge, les parties qu'on ne trouve que sur une console (NES / Famicom ou FDS) et en violet la partie qui change de voix avec quelques adaptations. :)
Et ce n'est que de l'introduction du thème ! La suite nous réserve encore plein de surprises et j'ai hâte de vous partager un article plus complet sur la question. Mais ce sera pour une autre fois, ce jour est un jour de fête, alors sortons notre épisode favori de la série...
... et jouons ! Merci, Zelda, pour ces 35 ans de bonheur et de belles aventures. Merc à Kôji Kondô et tous les autres compositeurs pour leur travail.
De mon côté elles sont loin d'être finies : pour rappel, mon livre écrit pour @ThirdEditions et consacré à la musique de la série arrive bientôt !
Je suis d'ailleurs très contente d'annoncer qu'il a enfin une date de sortie officielle : le 25 mars 2021 ! Je vous donne donc rendez-vous dans un peu plus d'un mois pour le découvrir ! (Soyons honnêtes : on en reparlera avant, plusieurs choses sont prévues d’ici-là. :D )
Oh, et tant qu'à faire, puisque c'est le jour où on peut éhontément rabâcher du Zelda à toutes les sauces : si vous n'en avez pas encore eu assez, j'ai fait plein d'autres threads sur la musique de la série, qui ne parlent pas que de Kôji Kondô, voici un peu de lecture bonus...
Vous avez celui-ci sur le thème caché de Cocorico dans Breath of the Wild :
[THREAD] C'est la fin d'année, l'heure des bilans et des regards émus en arrière. Aujourd'hui, je vais vous conter une belle aventure de jeu vidéo, de son et d'archivage vécue avec @Percight. Voici comment nous avons résolu le mystère de l'audio dans Conker's Bad Fur Day !
Le sous-titre de cette aventure pourrait être "Comment j’ai failli diffuser une information fausse en pensant qu'elle était l'explication la plus plausible à un truc incompréhensible". On en tire des leçons, j'espère donc que ce petit post-mortem servira à d'autres ! \o/
Tout a commencé il y a plus d'un an à vrai dire. Lorsque j'ai fait mon thread sur le son de la Nintendo 64. À l'époque, je suis restée vague sur certaines choses, mais j'ai alors remarqué que Conker's était un jeu au son... particulier.
Il est venu le temps des ca-thread-rââââââleuh ! 🎶
Non, je ne dis pas ça à la légère, parce qu'aujourd'hui, on s'attaque à un monument de l'histoire du JV. La musique sur la première PlayStation, ça vous dit quelque chose ?
L'autre jour, j'ai discuté avec le compositeur Philippe Vachey de son travail sur l’emblématique Little Big Adventure. Comme le Kickstarter du projet de Suite Symphonique ferme dans quelques jours, j'ai eu envie de vous faire un petit thread sur le sujet en guise de soutien !
Pour ceux qui ne connaissent pas, LBA1 est un jeu d'aventure sorti sous MS-DOS en 1994, puis porté sur PlayStation en 1997, juste avant l'arrivée de LBA2. L'occasion rêvée de parler d'un sujet qu'on a effleuré de très loin jusqu'à présent : le support CD.
Après plusieurs recherches et discussions passionnantes (cc @Zetsuboushitta ), je ne peux résister à l'envie de vous parler du son sur une console dont on n’entend pas beaucoup (et pour cause, on va le voir) parler : la Nintendo 64.
En effet, une question m'a récemment frappée : on parle souvent du son sur NES, SNES, des prouesses de leurs compositeurs, de la fracture avec le support CD et l'arrivée révolutionnaire de la PlayStation. Pourtant, on aborde peu cette première console 3D de la firme de Kyoto.
Une enquête s'est donc imposée, et voici mes résultats actuels. Dans ce petit thread, nous allons parler non seulement de ce qu'était la composition pour ce support, mais aussi des difficultés d'interprétation qu'il présente aujourd'hui.