[Thread promis hier]
Que nous disent ces annonces du @MinistereCC concernant les artistes-auteurs ?

On va parler d’autonomisation professionnelle, de corporatisme, de rôle de l’État ou encore de naturalisation.
#Fun
Déjà, un rapide élément de contexte : il y a 2 ans, sous pression de plusieurs collectifs d'artistes-auteurs (AA) qui soulignaient l’existence de nombreux problèmes dans leurs professions, une mission était confiée par le Ministère à Bruno Racine, pour faire le point.
Le rapport a mis longtemps à sortir. Ce n’est qu’au prix d’une forte mobilisation des AA (notamment des auteurs/autrices BD avant Angoulême), que le ministère a finalement sorti le rapport.
Et quand on lit le rapport, on comprend un peu la réticence !
En gros, le rapport enjoint l’État à reconnaître et considérer :
1/ les problèmes professionnels des différents métiers qui constituent les AA ;
et 2/ leur capacité à donner leur avis sur la manière de gérer ces problèmes professionnels.
Le rapport Racine le dit explicitement : l’État "est mis au défi d’agir ». À savoir, il doit mettre en place différentes réformes afin de reconnaitre le(s) groupe(s) professionnel(s) d’AA, en renforçant leur "expertise » = leur capacité à intervenir sur leurs problèmes pro.
Le sociologue Andrew Abbott parle ainsi de « revendication de juridiction » par les groupes pro = revendication de pouvoir juger soi-même de ses problèmes professionnels et de la manière de les gérer.

(perso je parle plutôt d’autonomisation professionnelle d’un groupe social)
Enfin voilà, l’État était invité à appuyer cette revendication de juridiction en donnant aux AA des outils. Notamment des élections professionnelles, afin d’avoir des représentant-e-s capable d’intervenir sur les problèmes qu’ils/elles ont eux-mêmes pu mettre en valeur.
Un rapport Racine très favorable à la consolidation du groupe social des AA, donc… mais qui est joyeusement passé à la trappe !
Bon, il y a eu le Covid aussi, c’est vrai. Mais même avant, l’État ne semblait guère réjouit à l’idée de créer des élections professionnelles.
Voilà pour l’historique à la hache. Hier donc, après plus d’un an, @R_Bachelot annonce via @lemondefr une série de mesure inspirée du rapport Racine !
Joie et bonheur !
Est-ce que l’État va relever le défi soulevé dans le rapport ?
Suspens, suspens !!

Et bien pas vraiment.
Alors c’est vrai, des propositions sont retenus. Il s’agit essentiellement de renforcer les aides existantes, à l’image des bourses proposées par le CNL. De même, l’idée est de favoriser encore la rémunération des activités accessoires des AA.
D’un point de vue administratif, le ministère annonce une enquête sur la reprise de la gestion des cotisations par l’URSSAF, reprenant aussi le constat du rapport Racine sur le fait qu’administrativement, c’était le bazar. OK.
Tout cela est très bien. Mais à vrai dire, ce n’est pas nouveau. C’est juste reprendre les anciennes politiques culturelles, en les augmentant un peu parce que, quand même, c’est dur d’être AA en 2021.
En revanche, quid de la question de la reconnaissance professionnelle dans ces nouvelles propositions ?
Et bien ce sera pour plus tard. Pourquoi ? Car "tout le monde n’est pas d’accord".
Comme le dit la ministre : "Dans le contexte actuel, la ministre ne souhaite pas aggraver ces tensions ou créer des ruptures au sein des organisations, mais plutôt se concentrer sur les revendications communes, qui rassemblent toutes les organisations" (cf. article du Monde).
Autrement dit, "si la quesiton de la représentation est un problème professionnel pour certains des métiers qui composent l’ensemble des AA, tous les AA n’ont pas considéré qu’il s’agit d’un problème, donc on ne fait rien".
C’est effectivement quelque chose que je constatais dans ma thèse: pour réussir à faire reconnaitre un groupe social par l’État et en faire une catégorie administrative, ça demande un gros travail de « désingularisation » (ou « totalisation »).
L’objectif c’est de montrer que le groupe est un minimum homogène, dans ses pratiques, dans ses enjeux, dans ses problèmes et dans ses revendications. D’où la désingularisation (on sort des cas individuels)/totalisation (on crée une totalité).
C’est ce qu’il s’est passé en 1975, lors de la création de la catégorie d’AA. Un groupe a été constitué autour d'un problème commun des différents pros à l’époque, à savoir « on ne rentre dans aucune case administrative »

[insérer ici un jeu de mot en rapport avec la BD].
La case AA ayant été créé, l’État attend désormais de ce groupe social qu’il agisse comme tel, de manière homogène.
Et c’est là que le bât blesse : comme le dit le ministère, les AA n’arrivent pas à former un groupe homogène.
Et notamment, une grosse partie des AA disent, en gros, « l’art c’est la loi du marché, mais dans le fond ça nous va, laissez nous gérer nos affaires chacun dans notre coin ». Cette revendication collective de gestion individuelle peut sembler paradoxale, mais elle s’explique.
Je ne peux faire toute la démonstration ici mais en gros, l’idée, c’est qu’il y a, dans les professions artistiques une tendance à la responsabilisation de soi.
Concrètement, ça incite les pros à se rendre seul-e-s responsables de leur situation.
Genre « si j’ai réussi, c’est grâce à mon talent/mon travail acharné ». Et c’est vrai, une grande partie des succès et échec s’explique par des facteurs individuels. Mais cette tendance conduit à évincer joyeusement toute la dimension collective de l’activité (et des problèmes).
Mais concrètement, comment elle se met en place, cette tendance à la resp. de soi?
Selon moi, c’est lié à l’organisation du travail. Je synthétise à mort ma thèse là, mais l’idée c’est que le travail artistique se passe 1/ essentiellement dans des espaces peu publics;
et 2/ qu’il y a par ailleurs beaucoup de moments de relâche/détente.

Ces 2 dimensions entrainent ce que j’ai appelé une forte « informalité » au travail = un manque d’appui, dans l’interaction, pour développer un recul critique.
Concrètement, parce qu’on est pris dans son boulot, on va avoir tendance à se concentrer sur ses tâches.
Et parce qu’on est dans un moment de relâche, on va se concentrer sur les relations intimes qui se jouent.
Et du coup, point de recul critique.
Mais qu’est-ce que ça à voir avec la choucroute, les corporations et Roselyne Bachelot ?
J’y viens, j’y viens !
Un peu de patience (je suis bavard, désolé).
Cette informalité, parce qu’elle réduit les appuis au recul critique, va avoir une influence sur les modes de politisation. = Une influence sur la manière de considérer les problèmes rencontrés au quotidien et d’identifier des responsables.
Ma thèse, c’est que l’informalité conduit à des formes de politisation individualiste.
En gros, on va quand même se politiser = dire qu’il y a un problème commun, qui doit être pris en compte par l’État.
Mais la revendication, ça va être une autonomisation des individus = leur donner les moyens, individuellement de gérer leurs problèmes, quand bien même ces problèmes sont collectifs.
Surtout, cette autonomisation des individus est perçu comme une fin en soi. Et pas comme un moyen pour autonomiser la profession dans son ensemble de la profession (par ex. via une plus grande régulation de l’activité).
(ce qui, au passage, participe à renforcer encore la tendance à la responsabilisation de soi, vu que ça consiste à revendiquer le fait que l’on est seul responsable de son autonomisation professionnelle).
Donc, parce qu’il y a une forte informalité dans les professions artistiques, les AA ont des chances de se politiser de façon « individualistes ». Et, de ce fait, vont avoir du mal à revendiquer une régulation pour plutôt continuer à se responsabiliser.
Autant dire que dans ces conditions, réussir à réunir des métiers différents dans une catégorie unique pour revendiquer une régulation collective, c’est un peu mission impossible.
Dans ma thèse, je montre que certaines professions semblent plus propices à des formes de politisation non pas individualistes, mais « corporatistes ». Parce que le travail est organisé différemment, et que l’emprise de l’informel y est moindre.
ça explique par exemple qu’il y ait eu beaucoup de mobilisation chez les auteurs et autrices BD : l’organisation du travail est telle qu’il y a pas mal d’échanges entre pro -> ça nourrit le recul critique -> ça augmente les chances de politisation corporatiste.
Reste que le milieu de la BD reste très frappé par l’informalité. Et du coup, si revendication corporatiste il y a, elles échouent souvent car nombre d’auteurs et autrices politisent les problèmes de façon individualiste.
(attention, ça ne veut pas dire qu’ils/elles sont individualistes en soi, que c’est de leur faute, ou que c’est naturel. C’est la manière dont leur travail est organisé qui veut ça. Être individualiste, c’est le résultat d’un processus SOCIAL).
Bref, ça m’a conduit à parler d’un corporatisme de moyenne portée. Soit des tentatives d’ébauche de corporatisme mais qui se prennent un peu les pieds dans le tapis.
Vous allez peut-être me dire « bah, c’est bien fait pour eux : l’État leur demande de faire corporation, ils n’y arrivent pas, c’est comme ça ».
Ouais, mais non.
Parce que justement, bcp de collectifs d’AA appellent l’État à les aider.
Ils l’appellent à créer des dispositifs destinés à nourrir le recul critique pour donner des appuis aux professionnels pour s’engager dans une politisation corporatiste, convaincu que cela favorisera l’autonomisation des différents professionnels.
Et comme je le disais, que fait l’État ?
Il fournit des aides aux individus. Il crée donc des dispositifs pour favoriser l’autonomisation individuelle, mais pas l’autonomisation collective.
Et ça, c’est un choix politique. Qui s’appuient sur des visions du monde particulières. Des idéologies en somme.
J’en veux pour preuve les échanges entre AA et agents de l’État. Durant ma thèse, mais aussi plus récemment (genre avant-hier). Ce qui est frappant dans ces échanges, c’est que ces agents de l'État « naturalisent » la manière dont le travail s’organise.
En gros, dès que les AA évoquent leurs problèmes pro, ces agents de l’État tendent à répondre « oui mais c’est comme ça, on n’y peut rien ».
Les AA, de leur côté, essaient de dénaturaliser ces problèmes : non, ce n’est pas « naturel », mais le résultat d’un rapport de force.
Il y a donc deux idéologies sous-jacentes dans ces discussions :
Côtés AA mobilisé-e-s, la situation s’explique par des mécanismes sociaux.
Pour les agents de l’État, c’est la loi (naturelle) du marché, qu’on ne peut que se contenter de corriger à la marge.
Bon, là, je caricature. En vrai, les agents de l’État ne sont pas tous pro naturalisation (cf. Bruno Racine et son rapport).
Et les AA se reposent régulièrement sur des explications naturalisantes (par ex. « la crise c’est la faute au manga »).
Reste qu’il semble vraiment y avoir une forme de résistance, chez les agents de l’État, à des raisonnements de type « sociologiques » (= explication par le social/dénaturalisation des processus sociaux).
Autant dire que dans ces conditions, ils et elles tendent logiquement à se satisfaire de politiques publiques répondant à des revendications liées à des formes de politisation individualistes.
En effet, les politisations individualistes se reposent essentiellement sur une vision du monde où le problème se règle au niveau des individus. Et vont donc se satisfaire d’aides individuelles.
D’où les propositions du ministère, évoquées précédemment.
Et inversement, on comprend les réticences à mettre en place des élections professionnelles : de leur point de vue, ce n’est guère pertinent. La preuve, selon eux: les AA ne sont pas tous convaincu que c’est une chose à faire.
Ce qu’il se passe, c’est que ces agents de l’État ignorent le fait que si des AA ne sont pas convaincus par cette régulation collective, ce n’est pas naturel. C’est social.
Une autre solution consisterait à intervenir sur ces processus sociaux, en admettant qu’ils limitent les chances de politisation (notamment sous sa forme corporatiste). En effet, on peut considérer que c’est le rôle de l’État, que de favoriser l’autonomisation des groupes pros.
Ça pourrait se faire au nom de valeurs comme la démocratie. Si vraiment tous les AA ne sont pas d’accord, est-ce que ça ne vadurait pas le coup de leur demander leur avis ? Genre… En faisant des éléctions professionnelles ? (au hasard)
Mais le choix qui est fait est celui de l’autonomisation des individus, en les mettant « sous perfusion » pour corriger les problèmes liés aux rapports sociaux, sans agir sur ces derniers.
Sans s’interroger d’ailleurs sur les inégalités potentielles liés à ces dispositifs. En effet, qui touchera quelles aides? Sous quelles conditions ? Est-ce que ça ne va pas accroitre les inégalités actuelles ?
Et, plus grave peut-être, cela revient à ignorer que ça va probablement renforcer la tendance à la responsabilisation de soi déjà évoquée. Parce que les AA qui galèrent se verront dire : « Bah quand même vous avez des aides, prenez-vos responsabilités et bougez vous le c** ».
Bon après, c’est pas une surprise. Mais c’est décevant de voir que l’État ne reconnait finalement pas aux AA leurs propres capacités à définir et juger de leurs problèmes professionnels.
Alors même que ces AA font preuve d’une forte réflexivité et d’une grande capacité à interroger (dénaturaliser) les rapports sociaux (cf. toutes les études faites par des collectifs d’AA pour faire la démonstration de leurs difficultés et sa dimension sociale).
Bon et par ailleurs, l’État ignore joyeusement les travaux en sciences sociales qui participent de cette dénaturalisation et interrogent les politiques publiques. Mais là encore, ce n’est pas vraiment une surprise.
#SadSociologistIsSad
Voilà.
Ce fut long.
J’espère que c’était pas trop obscur…

En tout cas, je souhaite beaucoup de courage aux membres des collectifs d’artistes-auteurs, qui doivent désespérer de ne pas être réellement considéré-e-s par leurs interlocuteurs étatiques…
PS: la liste précise des 15 mesures est sortie. Définitivement pas de surprise (individualisation des aides, responsabilisation des AA, etc.)
🔽

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