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Chose promise, chose due : je reviens vous parler de cet article de J. Sinigaglia, "Le bonheur comme rétribution du travail artistique".
⚠️, ça va être long!

Et peut-être pas passionnant... déso d'avance.
(Oui, je sais bien me vendre ! Pourquoi croyez-vous que je suis en socio)
L’article part d’une énigme :
Constat : Les artistes, ils ont choisi leur métier. Métier qui, en plus, a la réputation d'être épanouissant.
DONC, les artistes devraient être heureux-ses au travail ! =D
OR, il se trouve que plein d'artistes se retrouvent face à des échecs, à des galères. Plus encore, Ils savent qu’ils ont peu de chance d’atteindre des situations stables financièrement.
Du coup énigme : pourquoi est-ce qu’ils s’impliquent ainsi dans ces professions ?
Il y a une explication souvent avancée, par ex. par un autre sociologue P.-M. Menger : les artistes s’engagent dans ces professions "à risques" parce qu’ils/elles estiment qu’ils/elles ont des chances de "gagner le gros lot" en rencontrant le succès.

(Vieux croquis de PMM 🔽)
Sinigaglia montre que cette explication ne tient pas pour tout les cas : il y a plein d’artistes qui, rationnellement, savent qu’ils/elles ne vont pas rencontrer le succès (voir qui ne le cherche même pas) et qui veulent juste vivre tranquillement de leur boulot.
Ce papier vise donc à comprendre le rapport au bonheur de ces artistes "ordinaires" = qui ont bien un statut pro, mais qui ne sont pas régulièrement mis en avant/consacrés par des institutions/des prix/etc.
(l’expression "artiste ordinaire" est ©M.Perrenoud, un autre sociologue)
Bref, pour résumer la démarche: Jérémy Sinigaglia est allé à la rencontre de 57 artistes du spectacle vivant, en leur demandant « Alors, heureux ? »

(bon, j’imagine qu’il a posé d’autres questions, mais vous avez l’idée).
Quid des résultats ?
Jérémy Sinigaglia se donne comme premier objectif de comprendre comment les artistes peuvent faire pour être heureux-ses au travail. Grâce aux entretiens, il repère 2 niveaux sur lesquels agissent les artistes...
1/ Pour être heureux-ses, les artistes doivent ajuster leurs ambitions à leur parcours. Les moments de consécration (récompenses, participation à des projets « cotés », etc.) constituent des épreuves au cours desquels ils/elles mesurent leur place dans le champ.
D’après ses entretiens, le bonheur serait de réussir à mettre en cohérence sa place et ses ambitions. Ce qui nécessite une bonne connaissance du milieu (= connaitre l’état du marché du travail, mais aussi les instances de consécration toussa).
2/ Pour être heureux-ses, les artistes doivent ensuite gérer les problèmes matériels en adaptant leur statut : intermitence, RSA, auto-entrepreneur, coopérative,… ils/elles doivent trouver un statut adaptée à leur manière de bosser.
L’auteur réussit donc à comprendre comment les artistes font pour être heureux-ses -> En adaptant le contenu de leur travail (point 1), et le statut de leur emploi (point2).

(NB ⚠️⚠️ : je me borne là à une présentation ultra-synthétique des résultats. J’y reviens plus tard).
Mais là, Jérémy Sinigaglia revient sur le paradoxe : comment se fait-il que les artistes continuent à mettre en avant le bonheur dans leur travail alors que non seulement leur situation est difficile, mais qu’en plus, elle tend souvent à se dégrader ?!!
Énigme, énigme !
L’auteur propose 2 explications : 1/ l’injonction au bonheur et 2/ l’impossible remise en cause de l’illusio.
(Attention ça va devenir technique...)
1/ Injonction au bonheur : les artistes expliquent au sociologue qu’ils/elles n’osent pas trop se plaindre parce que, quand même, ils/elles ont la chance de faire ce métier. Leur souffrance ne serait pas audible étant donné leurs « privilèges ».
2/ L’impossible remise en cause de l’illusio : l’illusio (Bourdieu©), c’est la croyance dans l’existence d’un don, d’un talent, d’un mérite individuel. Quand bien même les artistes mettent en avant l’importance du travail, ils/elles croient souvent dans « Le mérite »
illusio, c’est ce qui fait qu’un artiste va dire « Je suis responsable de mon succès, grâce au travail/au talent/etc ».
Le problème, c’est que pour croire à cette responsabilité du succès, il faut symétriquement que l’artiste croit aussi à sa responsabilité en cas d'échec (à cause d’un manque de travail, un manque de talent).
Eh oui.
Il y a une croyance dans la dimension individuelle du phénomène qui revient à nier sa dimension collective.
C’est la même logique que le syndrome de l’imposteur/syndrome du génie (oui, je fais de l'autopromo éhontée -> socio-bd.blogspot.com/2018/11/la-rec…)
Pour J. Sinigaglia, un échec professionnel chez un artiste le/la pousse soit à se remettre soi-même en cause, soit à remettre en cause cette croyance dans l'illusio = remettre en cause tout le système de hiérarchisation qui structure la profession artistique.
Ce qui l’incite à conclure en disant que le bonheur est une manière de gérer les tensions relatives à l’incertitude du métier.
En insistant sur le bonheur au travail, les artistes évitent de se remettre en cause/remettre en cause le système.
C’est pour cela que l'auteur peut dire que le bonheur est une forme de rétribution du travail artistique : ce bonheur permet de supporter une situation précaire, et les souffrances au travail associées.
Cela implique une critique : ce bonheur serait aussi une illusion, une manière de favoriser « une forme de statu quo social et de reproduction des inégalités. Si chacun peut être heureux en restant 'à sa place', la remise en cause des hiérarchies établies est inutile » (p. 40).
Voilà ! ça c’était l’article de Jérémy Sinigaglia ! C’est résumé à la hache de guerre, donc n’hésitez pas à lire l’article (qui est franchement bien écrit).
L’article est passionnant et il m’a apporté de nombreuses clés de lecture quand j’ai commencé ma thèse, à l’époque sur les formes de souffrances et plaisirs dans le travail chez les auteur-rices de BD.
Sauf que… j’ai aussi quelques points de désaccord.
(et non, ce n'est pas fini 😀)
(déso)
Alors c’est peut-être lié au fait que je travaille sur une autre population (les auteur-rices de BD plutôt que les artistes du spectacle vivant), mais j’ai pas mal de cas qui remettent en cause une partie de l’analyse... (Allez, on est reparti).
Par ex. sur le fait que la plainte est inaudible : c’est plus compliqué que ça… cf. justement le thread d’Obion qui a lancé ma réflexion
(désolé de vous instrumentaliser de la sorte 😬).
->
Alors évidemment, j’ai observé des scènes où cette injonction au bonheur était rappelée. Par des proches, des collaborateurs, des lecteurs… (du genre « tu ne devrais pas te plaindre parce que, quand même… »)
-> Grosse relativisation de la souffrance vécue.
… mais comme le souligne Obion dans son thread, l’inverse est également observable : il est des situations où les auteur-rices se plaignent ouvertement. Sans être sanctionné-es négativement pour autant.
Voire même en étant sanctionné-es positivement ("t'as bien raison")
Plus encore! Les auteur-rices sont capables de se sanctionner respectivement si l’un met trop en avant la dimension plaisir du travail : « Attention, ne vas pas faire croire que c’est un métier-passion ! On va encore nous le ressortir à tout bout de champ ! ».
Selon moi, il est donc nécessaire de faire un travail fin, explicitant dans quels contextes une forme de plainte est possible.
Et, à l’inverse, dans quel cadre elle ne serait pas possible. Sans partir du principe que cette plainte sera forcément sanctionnée/inaudible.
Cela permet de mesurer l’autonomie au travail des auteur-rices = leurs capacités (ou non) à définir, en tant que professionnels, quels sont leurs problèmes.
Sans laisser des tiers définir ces problèmes à leur place.
Ce qui me conduit au second reproche que je ferais à l’article : il peut encourager à ne pas prendre au sérieux les artistes.
En effet, en lisant vite, on pourrait dire "Ces artistes ne seraient pas vraiment heureux-ses : ils/elles croiraient en l’illusio".
Cet argument est super pratique, car il est impossible à contrer…
- Mais, je vous jure, dans mes observations ils/elles sont heureux-ses!
- Ils mentent.
- Bah non.
- Alors ils/elles SE mentent.
- Comment tu le prouves ?
- Bah sinon, ils ne feraient pas ce métier. SAYPARATIONNEL!
Cette démonstration se base sur une croyance dans une rationalité.
Et pas n’importe laquelle : une rationalité économique, de rentabiilité.
Outre le fait que l’on retombe sur un argument que l’auteur avait lui-même remis en cause, c’est problématique du point de vue logique.
En effet, avec cette logique, les auteur-rices « successfull » devraient être heureux-ses. Vu que pour elleux, ça a marché.

Bon euh… Comment dire.
Je ne sais même pas par quel contre-exemple commencer…
Le mieux est encore que je vous redirige vers la BD « Désoeuvré » de Lewis Trondheim. Il évoque plusieurs cas de dépressions, alcoolismes, suicides chez des auteurs, notamment chez des « grands ».
-> lassociation.fr/fr_FR/#!catalo…
C'est passionnant !
Vous pourriez me répondre « Ouais, mais bon, il y a des gens fragiles partout. D’ailleurs les grands artistes sont des hyper sensibles c’est bien connu ».
Et bien figurez-vous que pleins d’acteurs du milieu de la BD font la même remarque...
... et que c’est justement ça que je trouve intéressant !
Les problèmes des artistes/auteur-rices sont régulièrement rabattus sur un plan psychique. Et plus souvent encore sur un plan Individuel.
La notion d’illusio permet en partie de sortir de ce "psychologisme" en disant que les manières de gérer les difficultés sont liées à un système = social. Pour être plus exact, c'est la croyance en une forme de "justice" qui permettrait aux artistes de supporter ce système.
Mais attention ! Gardons à l'esprit qu’il existe en réalité une pluralité de type de « justices ». Une pluralité de « rationalités », si vous voulez.

Il est donc possible d’apprécier réellement un métier et de s’y investir de manière pleine !
(coucou les collègues de l’ESR 😘)
Et cela ne signifie pas pour autant que cet accomplissement de soi dans le travail sert de seule rémunération.
(C’est d’ailleurs ce qu'Obion a immédiatement souligné : )
Les auteur-rices de BD agissent sur des plans différents, qui répondent à des logiques/rationalités différentes.
Donc plutôt qu’en écraser une au détriment des autres, il me semble plus pertinent de chercher à les repérer et de comprendre comment ces personnes les articulent.
Surtout que cela permet de beaucoup mieux comprendre pourquoi ces auteur-rices parviennent à être heureux-ses au travail, tout en dénonçant par ailleurs des pratiques comme mauvaises/sources de souffrances (pour eux/elles-mêmes ou pour autrui).
Ce n’est pas si contradictoire !
Il convient en revanche de comprendre sous quelles conditions ces expressions de bonheur/souffrance sont possibles. Et comment elles facilitent ou, au contraire, limitent le changement social.
DONC Pour ma part, je dirais que le problème n’est pas tant que les personnes croiraient en l’illusio, mais dans le fait que le travail est organisé de façon à rabattre la responsabilité des échecs/succès sur un plan individuel.
La nuance est subtil mais importante : si croyance il y a dans la responsabilité individuel, ce n’est pas tant le fait d'une « intériorisation d’un destin social » (comme dit par Sinigaglia p. 39) que le résultat d’une organisation spécifique du travail.
Attention, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas intériorisation hein ! C'est pas incompatible !
Mais il faut rappeler que l’intériorisation du destin social résulte d’une confrontation à une organisation spécifique du travail.

Donc en soi, l’analyse proposée me convient.
Sauf que je trouve problématique d’insister autant sur la trajectoire des individus et leurs rationalités supposées, parce que ça occulte en partie l’organisation sociale de l’activité...
...Et que, ironiquement, cela peut encourager à transférer encore la responsabilité sur l’individu en le critiquant lui ("Bouh les vilains artistes qui croient en l’illusio!"), plutôt que les dispositifs sociaux/organisationnels qui encourage cette responsabilisation de soi.
Bon, c’était sans doute assez obscur et pas forcément utile.
Les auteur-rices comme les chercheur-ses se diront sans doute que j’enfonce des portes-ouvertes...

Un petit gif d'une chauve-souris grignotant une banane pour me faire pardonner.
*Entre dans l'imprimerie avec un air dramatique*
Arrêtez les rotatives, j'ai dit des bêtises!!!
Grâce au twitter peer-reviewing de @socio_reflexe, il y a des précisions à apporter sur la notion d'illusio. Je vous prie donc de lire ses remarques en complément.
Sachant qu'il est dimanche et que j'ai la capacité neuronale d'une coquille St-Jacques (mon côté Callonien), je ne suis pas sûr de pouvoir apporter beaucoup plus que "Mea Culpa".
Si je capte bien, l’illusio, ce n'est pas tant la croyance dans le talent des artistes, mais c’est l’adhésion collective à des explications naturalisantes du mode de fonctionnement du champ.
(c’est ça, @socio_reflexe ?)
Ce qui effectivement permet d'affiner la critique au texte original : le talent est bien une manière de naturaliser le fonctionnement du champ. MAIS ce n'est pas la seule manière de le faire.
Et du coup, la description pour les processus critiques permettrait de repérer la diversité des manières de rendre naturel le fonctionnement du champ. Et ses inégalités. Afin de les rendre acceptables/justes.
Malgré tout j'avoue que je reste assez mal à l'aise avec le terme même d'illusio et l'idée d'un fétichisme tellement naturalisé qu'il est caché.
(cf. ici --> )
(bon, Bourdieu précise "aujourd'hui au moins". But still...)
Après, c'est sans doute à cause de ma méconnaissance profonde de l'ouvrage concerné... Qu'il va donc me falloir lire au plus vite avant de prétendre à nouveau raconter des bobards mal informés !
(il n'est d'ailleurs pas impossible que je n'ai toujours pas bien saisi la notion..)
Fun fact: il se trouve que j'ai acheté Les Règles de l'Art chez un bouquiniste pas plus tard qu'hier !
Hasard du calendrier ou signe divin... peu importe : désormais je n'aurais plus d'excuse !
(vous noterez la tentative désespérée de faire croire qu'avant j'en avais une?)
Bref... Merci @socio_reflexe et toutes les autres personnes ayant fait des retours bienveillants sur ces thread (@pierre_bat, @EstebanGrine, @Fervellasverzas et tout-e celleux que j'oublie). Ça est très précieux 🙂
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